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« Back-to-back » pour « De suite, à la suite »

Le 23 janvier 2025

Anglicismes, Néologismes & Mots voyageurs

La locution anglaise back-to-back signifie proprement « dos à dos », mais elle a aussi le sens des locutions adverbiales « de suite » et « à la suite ». Enfin, elle peut désigner, surtout dans le monde du sport, le total cumulé des performances de deux compétitions consécutives. Un journal parlait ainsi, il y a peu, d’un basketteur qui avait réussi un « impressionnant back-to-back » puisqu’en deux matchs il avait marqué 104 points, pris 30 rebonds et réussi 16 passes décisives. On saluera la performance, en rappelant qu’on aurait aussi pu employer les formes série ou suite de deux matchs.

Sont-elles vraiment bêtes ces pauvres bêtes ? Le plus âne des trois...

Le 23 janvier 2025

Expressions, Bonheurs & surprises

L’homme est la mesure de toutes choses et c’est à l’aide de son corps qu’il a d’abord mesuré le monde, mais quand il s’est agi d’évoquer ses défauts, c’est une tout autre mesure qu’il a choisie. On constate en effet que, dans notre langue comme dans beaucoup d’autres, ce sont les animaux qui servent d’étalon en la matière. En témoigne un petit livre récent de Thierry Oden, au titre évocateur, T’es bête comme une oie qui couve debout, dans lequel sont recensées nombre d’expressions ayant trait à ce sujet. À l’origine, il n’était pourtant pas évident que les bêtes seraient bêtes. Ce nom est en effet issu du latin bestia, qui, s’il peut désigner tout type d’animal, était plutôt réservé aux animaux féroces. On livrait d’ailleurs certains condamnés ad bestias et il existait des gladiateurs plus spécialement chargés de les combattre, les bestiaires. Au nom bestia était donc ordinairement associée une idée de férocité, et non de sottise, alors que c’était souvent le cas de l’autre terme dont usaient les Latins pour désigner les animaux, bellua. C’est aussi de bestia qu’est issu le français biche, qui désigne un cervidé remarquable non par sa stupidité, mais par sa finesse et sa beauté, nom qui fut employé, particulièrement sous le Second Empire, pour désigner une demi-mondaine, et dont on fait aujourd’hui volontiers un hypocoristique.

Pourtant, en français, les deux sens du mot bête apparaissent presque simultanément, et Mme Leprince de Beaumont les réunit dans La Belle et la Bête : « Dites-moi, n’est-ce pas que vous me trouvez bien laid ? Cela est vrai, dit la Belle, car je ne saurais mentir ; mais je crois que vous êtes fort bon. Vous avez raison, dit le monstre ; mais outre que je suis laid, je n’ai point d’esprit : je sais bien que je ne suis qu’une bête. On n’est pas bête, reprit la Belle, quand on croit n’avoir point d’esprit : un sot n’a jamais su cela. »

Si c’est incontestablement à l’âne que l’on associe le plus souvent l’idée de bêtise, comme nous le verrons plus loin, il est d’autres animaux qui furent mis à contribution.

Voyons d’abord du côté des bovins qui, comme les ânes, se nourrissent de foin et à qui l’on doit sans doute l’expression bête à manger du foin. L’italien dit è un bue (c’est un bœuf), tandis que le slovène emploie neumen je ko tele (il est bête comme un veau). Le veau se distingue de l’âne en ce qu’il évoque une bêtise candide et naïve, quand l’âne est plutôt vilipendé pour son entêtement stupide. On le voit d’ailleurs dans La Table-aux-crevés, de Marcel Aymé, avec le personnage de Capucet (nom qui semble être un diminutif du latin caput, qu’on pourrait traduire par « petite tête »), le garde-champêtre réputé pour son innocente naïveté et dont on dit qu’il est « rusé comme un veau de trois jours ». À ces animaux dont la naïveté confine parfois à la bêtise viennent parfois se joindre les ovins, à preuve l’expression être sot comme une brebis qui se confesse au loup. Regardons maintenant du côté des oiseaux. Il en est quelques-uns qui ont bonne réputation, comme en témoignent les tours négatifs ce n’est pas un aigle ou, plus étonnamment, ce n’est pas le pingouin qui glisse le plus loin. Mais ce n’est pas la majorité de l’espèce et, le plus souvent, nos volatiles n’ont pas bonne presse. On le voit avec des expressions comme être un oison bridé, être bête comme une oie, voire comme une oie qui couve debout. Les oiseaux ne sont pas mieux considérés hors de nos frontières : l’italien dit è un’oca (c’est une oie) ou ha un cervello di gallina (il a une cervelle de poule), le roumain avea minte de gaina (avoir le bon sens d’une poule). Les batraciens sont aussi mis à contribution, et l’on entend parfois il a du bon sens comme un crapaud de la queue, quand le languedocien dit a pas mai d’intelligéncia qu’un grapaud de coa.

Notons pour conclure que le chien, si on lui prête de nombreux défauts, n’est que rarement considéré comme un parangon de bêtise, même si l’on peut lire dans l’avant-propos des Grands Cimetières sous la lune, de Georges Bernanos, au sujet des personnages de Paul Bourget : « Ses ducs sentencieux ressemblent à des notaires, et, quand il les veut naturels, il les fait bêtes comme des lévriers. »

Le plus âne des trois n’est pas celui qu’on pense

Dans notre langue et dans de nombreuses autres, l’animal qui est le parangon de la bêtise, c’est l’âne. Le grec et le latin en témoignent. On se souvient ainsi que le roi phrygien Midas avait subi la colère d’Apollon parce qu’il avait affirmé naïvement que Marsyas était meilleur musicien que lui : comme châtiment de cet affront, il avait été affublé d’oreilles d’âne...

C’est aussi le nom latin de cet animal, asinus, qui permet de comprendre l’expression, aujourd’hui vieillie, porter, prendre les armes de Bourges, armes qui montraient autrefois un âne assis dans un fauteuil. Durant la guerre des Gaules, cette ville fut assiégée par les troupes de César. Au nombre des chefs gaulois commis à sa défense se trouvait un certain Asinius Pollio, qu’une attaque de goutte cloua sur sa chaise un jour où fut tentée une sortie. Il ne put y participer et en laissa la direction à ses lieutenants. Quand il apprit que ses troupes, en partie défaites, commençaient à se débander, il se fit porter dans sa chaise au milieu des combattants, dont il ranima si bien le courage par la force de conviction de ses harangues que ceux-ci chassèrent les Romains. Plus tard, on confondit les noms Asinius et asinus et, quand la ville de Bourges se dota d’armes, celles-ci représentèrent, dans un premier temps, un âne assis dans un fauteuil.

C’était une manière de tordre l’histoire. Il en était une autre, de tordre la géographie cette fois puisque, pour désigner un sot, on disait qu’il était né en Béthanie, en faisant du nom de cette ville de Judée le croisement des mots bête et âne. Le Moyen Âge n’arrangea pas la réputation de notre âne : dans un poème satirique critiquant la corruption des pouvoirs spirituel et temporel, L’Âne Fauvel, on fit de notre animal le réceptacle d’un grand nombre de péchés. Son nom, Fauvel était en effet un acronyme bâti à l’aide des initiales de six grands vices : F pour Flatterie, A pour Avarice, U (à l’époque, cette lettre pouvait avoir la valeur d’un v ou d’un u) pour Vilenie, V pour Variété (c’est-à-dire inconstance), E pour Envie, et L pour Lâcheté. La bêtise n’avait pas pour autant abandonné notre animal et, quelques siècles plus tard, l’abbé Girard montra dans son Traité de la Justesse de la langue françoise, ou les différentes significations des mots qui passent pour synonymes (1718) que, si âne et ignorant étaient synonymes, celui que désignait le premier était stupide par essence tandis que l’autre l’était par accident : « On est âne par disposition d’esprit; et ignorant par défaut d’instruction. Le premier ne sait pas, parce qu’il ne peut aprendre; le second, parce qu’il n’a pas apris. Les ânes, pour l’ordinaire, ne conaissent, ni ne sentent pas même le mérite de la science: les ignorans se le figûrent quelquefois tout autre qu’il n’est. » Cette disposition d’esprit que l’on prêtait à l’âne explique l’expression mentionnée dès la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie française : « On dit proverbialement & figurément, À laver la tête d’un âne, on y perd sa lessive, pour dire, que C’est perdre ses soins & ses peines, que de vouloir instruire & corriger une personne stupide & incorrigible. » Elle justifie aussi le fait que, comme le notait Littré, « pour punir [les enfants] d’une faute d’ignorance, on leur faisait porter un “Bonnet d’âne, bonnet en papier et garni de deux cornes” ou des “Oreilles d’âne”, cornets de papier imitant la forme d’une oreille d’âne ».

Notre animal n’a pas meilleure réputation chez nos voisins ; en Espagne, on dit de quelque personne sotte es un borrico (c’est un âne), voire es un cacho de burro (c’est un morceau d’âne). Notons d’ailleurs que c’est de l’espagnol borrico qu’est emprunté notre bourrique, et sa variante bourrin. Lui-même le tenait du latin populaire burricus, forme altérée, sous l’influence de burrus, « roux », de buricus, qui désignait un petit cheval roux.

Nos amis portugais disent, eux, é um asno perfeito (c’est un âne parfait), les Italiens è un asino calzato e vestito (c’est un âne chaussé et vêtu) et les Allemands er ist ein Quadratesel (c’est un âne au carré). On entend aux Pays-Bas zo dom zijn alse en ezel (être bête comme un âne), mais aussi la forme plus élaborée zo dom zijn als het paard van Christus (être bête comme le cheval du Christ), puisque c’est en effet monté sur un âne, et non sur un cheval, que le Christ entra dans Jérusalem le jour des Rameaux.

Notons pour conclure que notre âne est parfois aussi associé à des images plus flatteuses. Dans les crèches, il est, avec le bœuf, celui qui réchauffe de son souffle l’enfant Jésus. Apulée en fit le héros de ses Métamorphoses (aussi nommées L’Âne d’or), tout comme Henri Bosco et la comtesse de Ségur avec L’Âne Culotte et Les Mémoires d’un âne, sans oublier le poème de Francis Jammes, Prière pour aller au paradis avec les ânes :


« […] Je prendrai mon bâton et sur la grande route

J’irai, et je dirai aux ânes, mes amis :

Je suis Francis Jammes et je vais au Paradis,

car il n’y a pas d’enfer au pays du Bon Dieu.

Je leur dirai : “Venez, doux amis du ciel bleu,

pauvres bêtes chéries qui, d’un brusque mouvement d’oreille,

chassez les mouches plates, les coups et les abeilles.”

Que je Vous apparaisse au milieu de ces bêtes

que j’aime tant parce qu’elles baissent la tête

doucement, et s’arrêtent en joignant leurs petits pieds

d’une façon bien douce et qui vous fait pitié.

[…] Mon Dieu, faites qu’avec ces ânes je Vous vienne.

Faites que, dans la paix, des anges nous conduisent

vers des ruisseaux touffus où tremblent des cerises

lisses comme la chair qui rit des jeunes filles,

et faites que, penché dans ce séjour des âmes,

sur vos divines eaux, je sois pareil aux ânes

qui mireront leur humble et douce pauvreté

à la limpidité de l’amour éternel. »

Abdou C. (Canada)

Le 23 janvier 2025

Courrier des internautes

Quelle est l’explication de l’accord du verbe pronominal se répéter ? En me basant sur le modèle de se succéder (succéder à), il me semble que le passé composé de se répéter devrait être invariable.

Abdou C. (Canada)

L’Académie répond :

L’accord, aux temps composés, du verbe pronominal se répéter dépend de la fonction du pronom réfléchi. Si le verbe répéter introduit un complément d’objet direct, le pronom réfléchi est alors complément d’objet indirect. C’est avec le complément d’objet direct qu’on accordera le participe passé, s’il est placé avant le verbe, comme dans La leçon qu’elle s’est répétée sur le chemin était difficile (mais Elle s’est répété une leçon difficile sur le chemin de l’école). Si le verbe répéter n’introduit pas de complément d’objet direct comme dans Cette situation s’est déjà répétée plusieurs fois ou Elle s’est trop répétée durant son exposé, on considère qu’il s’agit d’un emploi pronominal où le pronom réfléchi n’est guère analysable comme complément d’objet direct ou indirect. Dans ce cas, on accorde le participe passé avec le sujet. Avec le verbe succéder, le pronom réfléchi s’analyse comme un complément d’objet indirect : c’est pour cette raison que le participe passé restera invariable et on écrira ils se sont succédé.

« Dévisager » pour « Défigurer »

Le 12 décembre 2024

Emplois fautifs

Les verbes dévisager et défigurer sont assez proches : ils sont formés à l’aide du préfixe dé- et des noms visage et figure qui, dans certains emplois, peuvent être synonymes. Ils n’ont cependant pas le même sens. Dévisager signifie « regarder quelqu’un en plein visage avec attention, avec insistance », tandis que défigurer a pour sens « altérer les traits d’une personne, les rendre méconnaissables ». On ne dira donc pas cet accident l’a dévisagé, ou d’autres phrases de ce type, que l’on on peut entendre parfois.

Mais qui emploierait dévisager pour défigurer pourrait se rassurer en songeant que jadis ce n’était pas une faute. On lit en effet à l’article dévisager de la première édition de notre Dictionnaire : « Defigurer, gaster le visage. Ce chat est enragé, il vous devisagera. Quand elle est en furie, elle devisageroit un homme. ». Et on lit encore, dans le Dictionnaire de la langue française de Littré, en 1873 : « déchirer le visage avec les ongles ou les griffes ». Mais avec le temps, le sens de ce verbe s’est adouci. La septième édition de notre Dictionnaire signale que, dans la langue populaire, dévisager quelqu’un signifie aussi « le regarder d’une façon inconvenante ou hostile ». L’hostilité disparaît avec la huitième édition, où l’on peut lire : « Se dévisager signifie quelquefois Chercher à se reconnaître mutuellement. »

Offload

Le 12 décembre 2024

Anglicismes, Néologismes & Mots voyageurs

La légende veut qu’en novembre 1823 un jeune Anglais, William Webb Ellis, qui participait à un match de football, ait pris le ballon à la main et traversé ainsi le terrain avant d’aller marquer dans le but adverse. Cela se passait au collège de Rugby, et cette petite ville allait donner son nom à un des sports les plus populaires de notre temps. Une grande partie du vocabulaire y afférent a été traduite en français depuis fort longtemps, comme en témoignent les termes pilier, talonneur, plaquage, en-avant, demi de mêlée, demi d’ouverture, essai, arrêt de volée, en-but. Quelques-uns sont entrés dans l’usage sous leur forme d’origine, ainsi drop ou maul. Mais d’autres mots, apparus bien plus récemment, peuvent sembler obscurs, tel offload, proprement « décharge », qui désigne une passe que réussit à faire un joueur après qu’il a été arrêté par un adversaire. Sans doute pourrait-on remplacer cette forme par la locution passe après contact, plus parlante pour les profanes, et qu’on employait encore il y a peu.

Extirper les radis

Le 12 décembre 2024

Expressions, Bonheurs & surprises

Le Thresor de la langue francoyse tant ancienne que moderne, de Nicot, parut en 1606. Même s’il donne la traduction latine des mots qu’il présente, il est ordinairement considéré comme le premier dictionnaire de langue française. Il fournit aussi d’intéressantes explications de phonétique historique. On lit ainsi, à l’article Arracher : « De cest infinitif, Eradicare, syncopez la syllabe moyenne [-di], restera Eracare. De la vient arracher, pour Eracer. » On remplacerait aujourd’hui syllabe moyenne par syllabe prétonique, mais l’explication reste juste et elle nous permet de voir que de eradicare nous avons tiré deux verbes, l’un datant du xxe siècle, et d’origine savante, « éradiquer », l’autre, de huit siècles antérieur et d’origine populaire, « arracher ». Cela explique qu’arracher ait des emplois concrets : arracher des poireaux, arracher une dent, s’arracher les cheveux, ou, de manière figurée, arracher un sourire, une larme, un mot à quelqu’un, toutes expressions où « éradiquer » ne conviendrait pas. Ce dernier s’emploie essentiellement dans la langue de la science, éradiquer une maladie, une tumeur, ou de la morale, éradiquer le mal. Eradicare est dérivé de radix, « racine », à l’origine de radical mais aussi de notre raifort et, par l’intermédiaire de l’italien radice, de notre « radis ». Cette forme latine radix est parente du grec rhiza, de l’anglais root et de l’allemand Wurzel, toutes formes signifiant « racine », mais aussi de l’ancien anglais wort et de l’allemand Würze, « herbe ». Mais à côté de radix existe en latin une autre forme signifiant « racine » ainsi que « souche », stirps, que l’on retrouve dans notre verbe « extirper ». Ce verbe ancien, qui date du xiiie siècle, s’emploie essentiellement aujourd’hui avec des noms abstraits (extirper des superstitions, des vices) mais il n’est pas impossible de le rencontrer dans des emplois concrets (extirper des ronces). Extirper a par ailleurs un doublet populaire, beaucoup moins connu, étraper, ainsi défini dans notre Dictionnaire : « Couper avec l’étrape (petite faucille servant à couper le chaume). »

Étrape, comme cela arrive souvent aux formes populaires, a eu un certain nombre de variantes régionales, désignant des outils tranchants. Littré cite l’esterpe, utilisée dans le Dauphiné, l’exterpe, dans la Drôme, et l’étrèpe, en Ille-et-Vilaine. Nicot nous en présente une autre, l’estrapoire, « un petit faucillon emmanché d’un baston d’environ deux pieds de long, servant à estraper le chaulme qui demeure en la terre du seiage des bleds (la coupe des blés) ». Qui ne connaîtrait pas ce terme pourrait se consoler en lisant que Nicot précisait à son sujet que c’est un mot « usité en peu de contrées de ce Royaume ».

Le doigt

Le 12 décembre 2024

Expressions, Bonheurs & surprises

Le doigt, comme d’autres parties du corps, a été utilisé comme unité de mesure dans l’Antiquité, mais le Moyen Âge et le monde anglo-saxon lui préférèrent le pouce. Aujourd’hui, doigt est une mesure approximative correspondant à l’épaisseur d’un doigt, et désignant une petite quantité, comme dans Boire un doigt de porto ou La balle est passée à deux doigts de sa tête. Mais si le doigt a servi d’unité de mesure, on l’a aussi employé pour compter. C’est ce système de numération que Rosny aîné prête à ses personnages dans La Guerre du feu : « Faouhm, dans la lumière neuve, dénombra sa tribu, à l’aide de ses doigts et de rameaux. Chaque rameau représentait les doigts des deux mains. » C’est aussi pour cette raison que les mots anglais digit et digital, tirés du latin digitus, signifient respectivement « chiffre » et « numérique ».

Les noms désignant le doigt en grec, daktulos, et en latin, digitus, ont donné de nombreux mots en français. Si l’on regarde la longueur des phalanges, en partant de la paume, on constate que la première est longue et les deux autres plus petites. Par analogie, on a donc appelé dactyle, en prosodie grecque et latine, un vers composé d’une syllabe longue suivie de deux brèves. Dactyle désigne aussi une graminée ayant la forme d’un doigt, qu’on ne confondra pas avec la digitale que nous verrons plus loin. On retrouve cette racine dans des termes savants comme ptérodactyle, qui désigne un dinosaure qui pouvait voler grâce à une membrane s’étendant de l’un de ses doigts aux membres inférieurs ; comme aussi syndactylie ou polydactylie, deux malformations congénitales caractérisées par la soudure, totale ou partielle, de doigts ou d’orteils pour la première, et par la présence de doigts ou d’orteils surnuméraires pour la seconde. Si daktulos est surtout à l’origine de formes savantes, c’est aussi à lui que l’on doit, par l’intermédiaire de latin dactylus, le nom « datte », ce fruit ayant peu ou prou la forme d’un doigt.

Passons maintenant au nom latin, digitus, dont est issu le français doigt, et dont ont été tirés l’adjectif digital, que l’on trouve par exemple dans la locution empreintes digitales, et le nom féminin digitale, une fleur en forme de doigt de gant dont on tire un médicament, la digitaline. Le latin digitus se retrouve aussi dans le nom prestidigitateur, qui désigne un artiste accomplissant des tours d’escamotage, de passe-passe grâce à l’agilité de ses mains. Si dans ces formes le latin digitus est aisément reconnaissable, il l’est moins dans (à coudre), pourtant issu lui aussi de ce même nom. Signalons au passage, puisque nous parlons du doigt, que c’est au breton biz, que nous devons, par l’intermédiaire de bizou, « anneau pour le doigt », notre français « bijou ».

Claude C. (Nice)

Le 12 décembre 2024

Courrier des internautes

Est-il exact que le c du mot broc ne se prononce pas sauf devant un mot commençant par une voyelle ?

Claude C. (Nice)

L’Académie répond :

Aujourd’hui le c du nom broc ‒ lorsqu’il désigne un récipient ‒ ne se fait pas entendre, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Littré nous apprend qu’au xvie siècle Théodore de Bèze disait que le c se prononçait. En 1787, dans son Dictionnaire critique de la langue française, Féraud écrit : « Quand ce mot est à la fin de la phrâse, on prononce le c : brok. » En 1835, la sixième édition de notre Dictionnaire apporte cette précision : « On ne prononce pas le c, excepté dans les vers, où on le fait rimer avec Froc, troc, etc. » Cela étant, le c se prononçait dans la locution adverbiale aujourd’hui inusitée, de broc en bouche, c’est-à-dire, « En sortant de la broche », comme dans Manger une perdrix de broc en bouche, mais il faut signaler que, dans ce cas, broc est une altération du nom féminin broche. On entend aussi le c dans l’expression d’origine onomatopéique de bric et de broc, mais là encore broc est un autre mot : il s’agit d’un nom homographe d’origine onomatopéique. Enfin ce c se prononce quand Broc est un toponyme ou un patronyme.

Nadine D. (France)

Le 12 décembre 2024

Courrier des internautes

Je rencontre une difficulté dans un récit où les adverbes hier et aujourd’hui sont utilisés comme des noms communs : Les hiers et les aujourd’huis. Or, si j'ai bien trouvé des exemples avec hier au pluriel, je n'en trouve aucun avec aujourd’hui.

Puis-je mettre un s de pluriel à ces deux mots ?

Nadine D. (France)

L’Académie répond :

Les adverbes de temps hier, aujourd’hui et demain sont parfois substantivés, et on peut alors les mettre au pluriel. La littérature en offre d’ailleurs des exemples, le plus souvent dans des textes poétiques. On lit ainsi dans Sagesse, de Paul Verlaine : « Si ces hiers allaient manger nos beaux demains ? » et dans L’Amoureuse Initiation, d’Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz : « Aujourd’hui n'est-il donc pas fait de tous les hiers, de tous les demains ? ». Notons cependant que dans En route Huysmans considère demain comme invariable : « Pour lui (Dieu), la distance ne se figure pas et l’espace est nul. Les jadis, les maintenant et les demain ne sont qu’un. » Enfin, on rencontre aujourd’hui au pluriel chez Jules Laforgue dans un poème intitulé Impossibilité de l’infini en hosties :

« Ô lait divin ! potion assurément cordiale
À vomir les gamelles de nos aujourd’huis !
Quel bon docteur saura décrocher ta timbale
Pour la poser sur ma simple table de nuit,
Un soir, sans bruit ? »

Bannissement, exil, expatriation, déportation, proscription, relégation

Le 7 novembre 2024

Nuancier des mots

Il est arrivé souvent que les personnes à la tête d’un État décident d’éloigner des opposants ou des individus qui leur déplaisent du territoire sur lequel ils exercent leur pouvoir. Il est arrivé aussi qu’un organe administratif décide de chasser, temporairement ou définitivement, des individus qui troublaient gravement l’ordre public. Ces mesures différaient par le caractère plus ou moins arbitraire qui s’attachait à elles et par leur sévérité. Au nombre de celles-ci on trouve le bannissement, une peine criminelle, ordinairement temporaire, entraînant l’expulsion du condamné hors de son pays et qui entache son honorabilité. Bannissement a pour synonyme le nom ban, qui désigne la même condamnation et qui entre dans la locution rupture de ban, c’est-à-dire le non-respect d’une interdiction de séjour.

Bannissement, le terme légal, est souvent remplacé par exil, qui désigne la situation d’une personne condamnée à vivre hors de sa patrie. Il y a ordinairement dans la condamnation à l’exil une part d’arbitraire qui n’est pas dans le bannissement. Féraud en rendit compte dans son Dictionnaire critique de la langue française : « Bannir et bannissement, se disent des condamnations faites en Justice, et d’après les formalités légales ; exiler et exil, d’un éloignement de quelque lieu ordoné (sic) par le Gouvernement. » Expatriation est un synonyme de ces termes, mais s’il peut, comme eux, désigner le fait de chasser quelqu’un de sa patrie, il peut aussi désigner la situation d’une personne qui, en dehors de toute sanction et avec son accord, est envoyée à l’étranger, par une entreprise ou un État, pour y exercer une activité durable, et c’est ce sens qui est le plus en usage aujourd’hui. Quant au verbe dont il est tiré, expatrier, il a, comme exiler, et contrairement à bannir, la particularité de pouvoir s’employer à la forme pronominale quand il se rapporte à une personne qui décide, de son libre choix ou par nécessité, de quitter son pays.

Si ces mesures pouvaient être temporaires, il n’en allait pas de même avec la déportation, une peine perpétuelle, afflictive et infamante, qui consistait, en France, à envoyer le condamné dans une résidence forcée, en dehors du territoire continental, le plus souvent en Guyane. Il y avait dans la déportation, qui entraînait la mort civile du condamné, deux niveaux de sévérité. Dans le cas le moins rude, le condamné était libre de ses mouvements dans les limites du territoire où on l’avait déporté ; dans les cas les plus graves, il restait prisonnier dans une forteresse. Cette peine a été remplacée en 1960 par la détention criminelle. Aujourd’hui ce nom désigne essentiellement le transfert et internement dans un camp de concentration ou d’extermination. En droit ancien, la déportation était proche de la transportation, c’est-à-dire le transfert outre-mer de détenus (essentiellement en Guyane) en exécution de certaines peines de privation de liberté de longue durée. La transportation concernait essentiellement les condamnés aux travaux forcés.

Le nom proscription désignait jadis une mesure coercitive prise contre certaines personnes en période de troubles civils graves et, en particulier, désignait le bannissement pour menace à la sûreté de l’État, qui interdisait au proscrit l’accès du territoire français. Mais ce nom doit pour l’essentiel sa triste renommée au sens qu’il avait dans l’Antiquité romaine, quand il désignait la condamnation à mort de citoyens par le pouvoir, et ce, sans décision de justice, pour la simple raison qu’ils déplaisaient aux hommes alors à la tête de l’État. Cette condamnation était rendue publique et exécutoire par le simple affichage du nom des proscrits dans le Forum. Les plus célèbres et les plus tragiques de ces proscriptions sont celles qui furent commandées par Marius et Sylla. Aujourd’hui le mot proscrit désigne plus ordinairement une personne qui se voit refuser l’entrée d’un cercle, d’un salon etc.

La relégation était en France une peine supplémentaire appliquée à certains récidivistes après l’accomplissement de leur peine principale, qui leur imposait de résider définitivement sous l’autorité de l’administration pénitentiaire dans une colonie puis, à partir de 1939, dans un département de la métropole. Dans l’Antiquité, c’était une forme d’exil durant lequel le condamné était assigné à résidence sans perdre ses droits politiques et civils. Un des relégués les plus célèbres de l’Antiquité, Ovide, en rend compte dans les Tristes (II, 8), quand il écrit à Auguste : « Tu n’as pas confisqué mon patrimoine ; […] tu n’as pas fait décréter ma condamnation par un sénatus-consulte ; un tribunal spécial n’a pas prononcé mon exil, l’arrêt […] est sorti de ta bouche […]. En outre, l’édit, tout terrible et tout menaçant qu’il fût, est énoncé dans des termes pleins de douceur. Il ne dit pas que je suis exilé, mais relégué (Quippe relegatus, non exsul dicor in illo). »

La relégation, liée à une décision de justice en France, dépendait dans l’Antiquité, on l’a vu, du pouvoir discrétionnaire du prince, mais elle conservait encore quelque apparence de légalité. Elle fut particulièrement utilisée dans l’Italie fasciste ; ainsi Carlo Levi fut relégué dans la région de Mezzogiorno, expérience dont il tira le sujet de son roman le Christ s’est arrêté à Eboli.

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