Dire, ne pas dire

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Proverbe, adage, sentence, etc.

Le 3 avril 2025

Nuancier des mots

Dans la préface de son captivant Dictionnaire des sentences latines et grecques, l’helléniste et philologue italien Renzo Tosi, s’est penché sur la question des similitudes et des différences existant entre ces termes et d’autres de sens voisin. Tout en mesurant la difficulté de cette tâche, il écrit : « Il serait sans doute facile de répondre qu’un proverbe est une brève et lapidaire expression traditionnelle, qui délivre, le plus souvent à l’aide d’images et de métaphores, un enseignement moral et prend ses racines dans la sagesse populaire ; qu’un adage est une expression voisine du proverbe, mais dont les origines sont moins populaires ; qu’un apophtegme est au contraire une phrase célèbre attribuée à un grand personnage ; qu’une sentence, en quelques mots, exprime un enseignement moral, dont l’origine n’est plus populaire, mais érudite et littéraire ; qu’une maxime possède les mêmes caractéristiques qu’une sentence, mais qu’elle est plus développée, plus élaborée philosophiquement parlant, et qu’enfin un aphorisme est une pensée d’un auteur. »

Il existe en effet entre ces différents mots une forme de continuum, partant de ce qui nous est donné par une culture populaire, anonyme et orale, pour aller vers l’expression d’une sagesse plus érudite et écrite. Le proverbe n’a ordinairement pas d’auteur authentifié, même s’il existe cependant une exception de taille, puisque nombre des proverbes recensés dans un des livres de la Bible, intitulé précisément le livre des Proverbes, sont attribués au roi Salomon. Mais, le plus souvent, ces derniers semblent résulter d’une forme de génération spontanée et, si on les classe, c’est en fonction de leur origine géographique, de l’époque où ils apparaissent ou des sujets qu’ils traitent. Ils sont ainsi tout proches du dicton, dont notre Dictionnaire donne la définition suivante : « sentence, généralement d’origine populaire, devenue proverbiale », accompagnée de ces exemples, « Un dicton auvergnat, picard. Noël au balcon, Pâques aux tisons est un vieux dicton ». Ajoutons au passage que dicton est un parent étymologique de dit, mais ce dernier a un caractère plus élaboré, plus savant. Il désigne en effet soit les propos d’un personnage de l’Antiquité, soit un poème médiéval de caractère narratif, portant en général sur des sujets familiers, comme Le Dit de l’Herberie, de Rutebeuf.

En raison de son origine populaire, le proverbe fut longtemps tenu en piètre estime car considéré comme l’émanation d’une sagesse quelque peu méprisée. Aussi Féraud lui préfère-t-il l’adage, comme il l’écrit dans son Dictionnaire critique de la langue française : « Le proverbe est une sentence populaire : l’adage est un proverbe piquant et plein de sel. Il n’y a que du sens et de la précision dans le proverbe ; il y a de l’esprit et de la finesse dans l’adage. Le proverbe, qui joint à l’instruction des motifs d’agir, est un adage. » Si Féraud écrit que l’adage donne « des motifs d’agir », c’est probablement parce qu’il rattachait ce nom au verbe agere, comme le fit plus tard Littré, qui en proposait cette étymologie : « du latin adagium, de ad, “vers”, et agere, “pousser” : sentence qui pousse vers, conseil ». Mais, aujourd’hui, on s’accorde à voir en adagium un dérivé du verbe défectif aio, « je dis » : l’adage est donc, au sens propre, plus une formule qu’un encouragement. Ce même adage était ainsi présenté dans l’édition de 1798 de notre Dictionnaire : « On appelle Les Adages d’Érasme, Un recueil qu’Érasme a fait des Proverbes de la Langue Grecque et de la Langue Latine. » Il fallait bien le grec et le latin, langues savantes, et l’ombre tutélaire d’Érasme pour permettre aux proverbes d’accéder au statut d’adages. C’est aussi grâce au prestige de son auteur que le proverbe peut être anobli en sentence, en témoigne la 1re édition du Dictionnaire de l’Académie française dans sa définition de ce mot : « Dit memorable, Apophtegme, maxime qui renferme un grand sens, une belle moralité. Les Proverbes de Salomon sont autant de Sentences admirables. » La sentence possède un caractère plus moral, plus tranché que le proverbe : sans doute cela est-il dû au fait que ce nom s’emploie aussi dans la langue du droit pour désigner le jugement rendu par une autorité compétente, comme c’était déjà le cas en latin avec sententia. La sentence se caractérise aussi par sa concision, comme le prouve le fait qu’on lui adjoigne souvent l’adjectif lapidaire, que l’on peut entendre de deux manières, qui se complètent plus qu’elles ne s’excluent : parce qu’elle mériterait d’être gravée dans la pierre, pour que sa pérennité soit assurée, mais aussi parce que, grâce à son style concis et ferme, elle se grave aisément dans la mémoire. D’ailleurs, si, en rhétorique, le latin sententia désigne une phrase, il désigne aussi et surtout le trait marquant venant en conclusion de cette dernière. La forme la plus proche de la sentence est la maxime ; elles sont en effet voisines par le sens, mais aussi par l’étymologie. La maxime tire en effet son nom du latin médiéval maxima (sententia), littéralement : « (sentence) très grande ». La maxime appartient donc au genre de la sentence qui fait ici office d’hyperonyme, comme l’écrit Littré : « Sentence est plus général que maxime ; il peut se dire là où maxime se dit, mais maxime ne peut pas se dire partout où l’on dit sentence. » Et d’ajouter plus loin, pour préciser les nuances existant entre ces deux termes : « La maxime est une proposition importante qui sert de règle dans la conduite ; ce qui domine dans la signification de ce mot, c’est la grandeur, la force. La sentence est une proposition courte qui instruit et enseigne ; ce qui domine dans la signification de ce mot, c’est l’idée d’opinion, de manière de voir. »

Examinons, pour conclure, deux noms dont le caractère érudit et savant se manifeste, entre autres, par le fait qu’ils sont, de manière visible, d’origine grecque : aphorisme et apophtegme. Le premier est emprunté du grec aphorismos, « délimitation », puis « aphorisme », dérivé de horos, « limite, fin, frontière ». L’aphorisme est donc par essence concis. Littré le définit d’ailleurs comme une « sentence renfermant un grand sens en peu de mots ». Féraud signalait qu’« Il se dit sur-tout en Médecine » et évoquait « Les aphorismes d’Hippocrate ». Le second est emprunté du grec apophthegma, « sentence, précepte », dérivé de phtheggesthai, « émettre un son ». Comme l’aphorisme, l’apophtegme se caractérise par sa concision, mais, plus encore, par le fait qu’il est attribué à un personnage connu, ordinairement de l’Antiquité ; les apophtegmes les plus fréquemment cités étant d’ailleurs ceux des sept sages de la Grèce, de Scipion ou de Caton. La renommée de leur auteur fait que, même s’ils appartiennent au même champ sémantique que les proverbes, ils en sont en quelque sorte à l’opposé.

Péril en la demeure

Le 3 avril 2025

Emplois fautifs

Demeure désigne essentiellement aujourd’hui le lieu où l’on vit habituellement, un domicile, une résidence, mais ce n’est pas son sens premier. Ce nom a en effet d’abord signifié « retard ». Le verbe dont il est tiré, demeurer, a connu une évolution semblable, le sens de « tarder » apparaissant en effet au milieu du xie siècle, et celui de « résider en un lieu » seulement un siècle et demi plus tard. Ces formes sont liées au latin mora, « retard », dont on a tiré morari, « rester, tarder, être en retard », et elles sont donc parentes du nom moratoire, qui désigne à la fois la suspension momentanée et exceptionnelle de certains paiements ou de certaines actions en justice, et l’acte par lequel un créancier accepte de reporter la date d’échéance d’une dette ou d’en échelonner les paiements.

C’est cette idée d’attente, de retard que l’on trouve dans l’expression péril en la demeure, qui signale qu’il y aurait danger à différer davantage, à ne pas prendre au plus tôt les décisions qui s’imposent, et non que l’on ne serait pas en sécurité en demeurant dans telle ou telle habitation. On veillera donc à ne pas substituer, dans cette expression, la préposition dans à en comme cela se fait parfois.

« Au terme de » ou « Aux termes de » ?

Le 3 avril 2025

Emplois fautifs

En français, le pluriel des noms, en dehors de quelques formes en -al (cheval/chevaux) ou en -ail (vitrail/vitraux) ne se perçoit pas à l’oreille, et que l’on écrive maison ou maisons, chien ou chiens, la prononciation ne varie pas. Sans doute est-ce pour cela qu’on oublie parfois qu’il est des tours dont le sens change selon que le nom qu’il contient est au singulier ou au pluriel. C’est le cas pour le couple au terme de et aux termes de. Rappelons donc que la locution au terme de signifie « à la fin, à l’achèvement de », tandis qu’aux termes de signifie « selon le texte de ». On écrira donc Au terme de son mandat, il ne s’est pas représenté, mais Aux termes de la Constitution de la Ve République, l’initiative des lois appartient concurremment au Premier ministre et aux membres du Parlement.

On ne confondra pas ces termes, bien sûr, avec le nom pluriel thermes, qui désignait des établissements de bains dans la Rome antique, et on rappellera aussi que Stazione Termini, à Rome, doit son nom aux thermes de Dioclétien tout proches et non au fait que cette gare est un terminus…

Des cœlacanthes dans la grammaire ?

Le 3 avril 2025

Expressions, Bonheurs & surprises

En 1938 fut pêché dans l’estuaire de la Chalumna, en Afrique du Sud, un poisson dont on pensait qu’il avait disparu depuis soixante-cinq millions d’années, le cœlacanthe. Il avait conservé nombre des caractéristiques morphologiques de ses très lointains ancêtres et, pour cette raison, on le considéra comme un fossile vivant. Le français mais aussi, à divers degrés, d’autres langues européennes, comme l’anglais, l’italien ou l’espagnol, ont également leurs cœlacanthes : les pronoms. Ceux-ci sont issus de langues à flexion, comme les noms et les adjectifs, mais, contrairement à ces derniers, ils ont conservé de leur vie antérieure la possibilité de changer de forme quand ils changent de fonction. Cela vaut bien sûr pour la plupart des pronoms personnels, qui prennent les formes je, tu, il, elle, ils et elles quand ils sont sujets, me, te, le, la et les quand ils sont compléments d’objet directs et moi, toi, lui, elle, leur, eux et elles quand ils sont compléments d’objet indirects, compléments circonstanciels ou compléments d’agent. Ces jolies survivances, présentes au singulier, disparaissent en grande partie, comme on le voit, au pluriel : les 1re et 2e personnes, quelle que soit leur fonction, prennent en effet toujours les formes nous et vous. Le phénomène avait déjà commencé en latin puisque les formes de nominatif et d’accusatif (nos, vos), d’une part, et les formes de datif et d’ablatif (nobis, vobis), d’autre part, étaient semblables. En ce qui concerne les pronoms relatifs simples, ils n’ont plus, contrairement aux pronoms relatifs composés, lequel, laquelle, lesquels, lesquelles, de marques de genre ou de nombre, et, dans certains cas, seule leur fonction dans la phrase conditionne leur forme : qui pour un sujet, que pour un complément d’objet direct et dont pour un complément du nom, qu’il s’agisse d’un animé ou d’un non animé.

Voici pour notre premier fossile vivant ; en est-il d’autres ? Dans Le Phénomène humain, le paléontologue et théologien Pierre Teilhard de Chardin mentionne notre cœlacanthe, mais également les dipneustes, ces poissons qui possèdent deux appareils respiratoires et qui, en fonction de leur environnement, utilisent l’un ou l’autre. Il est loisible alors de se demander si la grammaire ne recèlerait pas encore quelques dipneustes. La chance fait que l’un de nos plus grands romanciers nous présente justement deux personnages qui, non seulement s’intéressèrent aux fossiles mais qui, par la suite, se mirent à étudier la grammaire. C’est en se consacrant à cette dernière que Bouvard et Pécuchet découvrirent que « Le sujet s’accorde toujours avec le verbe, sauf les occasions où le sujet ne s’accorde pas ». Et de fait, grâce à la syllepse, l’accord se fait parfois en fonction de l’environnement, que l’on appellera plutôt ici le contexte. Flaubert note alors que cette assertion jette le trouble chez nos deux héros, désormais touchés par une manière d’insécurité linguistique, redoublée par cette angoissante question : « Doit-on dire “Une troupe de voleurs survint” ou “survinrent” ? » Comme, en fonction de l’effet voulu, on pourra choisir « survint » ou « survinrent », on admirera la plasticité de notre langue plutôt que de suivre nos deux héros, qui en tirèrent la conclusion « que la syntaxe est une fantaisie et la grammaire une illusion ».

Aline D. (Suisse)

Le 3 avril 2025

Courrier des internautes

Je trouve souvent, dans mon activité professionnelle, l’expression je suis confiant que dont je crois savoir, « à l’oreille », qu’elle est incorrecte. Pourriez-vous me le confirmer ?

Aline D. (Suisse)

L’Académie répond :

Le tour être confiant que est effectivement incorrect. On le rencontre sans doute parce que, étymologiquement, cet adjectif vient du verbe confier, qui admet, lui, comme complément d’objet une subordonnée complétive introduite par que. Il est peut-être aussi lié à avoir confiance que, qui est rare, mais que l’on trouve parfois chez de bons auteurs. Clemenceau écrit ainsi dans Vers la réparation (1899) : « J’ai bonne confiance que, lorsque les pièces auront été produites, il sera difficile aux plus menteurs de continuer leurs mensonges. »

« Abasourdir » : prononce-t-on « abazourdir » ou » abassourdir » ?

Le 6 mars 2025

Emplois fautifs

Dans abasourdir, le s intervocalique se sonorise en [z], mais on entend parfois abassourdir, parce qu’on rattache faussement ce verbe, dérivé de l’argot basourdir, « tuer », à l’adjectif sourd. Il est vrai que la règle phonétique qui veut qu’un s intervocalique (c’est-à-dire placé entre deux voyelles) se sonorise en [z] souffre de nombreuses exceptions. On constate en effet qu’elle ne s’applique pas quand on perçoit nettement le fait que l’on a affaire à un composé. On dit ainsi, sans sonoriser le s, asocial, parce que l’on y reconnaît social. C’est aussi la raison pour laquelle le s intervocalique reste sourd dans antiseptique, cosignataire, préséance, présupposer, prosimiens, etc. La prononciation variera donc selon que ce s est la première lettre d’un radical ou la dernière d’un préfixe. C’est ce qui explique la différence de prononciation de ce s dans désacraliser (où s appartient au radical) et désavantager (où s appartient au préfixe), ou dans trisecteur et trisaïeul. On constate aussi que ce s est parfois redoublé, comme dans ressauter, et que dans d’autres cas il ne l’est pas, comme dans resituer. Notons enfin que la prononciation canonique de désuet est déssuet, mais que l’on entend de plus en plus dézuet parce que l’on oublie ou l’on ignore que, dans ce mot, dé- est un préfixe.

« Nœud » pour « Mille marin » ou « nautique »

Le 6 mars 2025

Emplois fautifs

Les unités de mesure de la vitesse sont ordinairement composées d’une unité de distance et d’une unité de temps. On dira ainsi que les meilleurs sprinteurs courent à plus de dix mètres par seconde, soit à plus de trente-six kilomètres par heure.

S’agissant de la vitesse des navires, l’unité en usage est le nœud, qui correspond à un mille marin (c’est-à-dire 1852 mètres) par heure. Le nœud a la particularité d’être, à lui seul, une unité de mesure de vitesse. On dira donc Filer dix, vingt nœuds (c’est-à-dire parcourir dix, vingt milles en une heure), mais on évitera bien sûr l’expression Filer dix, vingt nœuds à l’heure.

Les highlights de l’année

Le 6 mars 2025

Anglicismes, Néologismes & Mots voyageurs

Le nom anglais highlight, composé de high, « haut, élevé, important », et de light, « lumière », pourrait être traduit, en fonction des contextes, par « summum », « point d’orgue », « moment phare », « grand moment », « apothéose »… Il peut aussi désigner l’évènement le plus marquant, le point culminant d’une cérémonie, d’une manifestation ou d’un spectacle. Notre langue dispose, on le voit, de mots ou locutions pour rendre cette idée. Aussi n’est-il pas nécessaire, en français, de parler des highlights de l’année. On évitera également d’employer l’étrange verbe highlighter en lieu et place de « souligner, mettre en valeur, mettre en lumière ».

« Temps d’arrivée estimé » pour « Heure d’arrivée prévue »

Le 6 mars 2025

Anglicismes, Néologismes & Mots voyageurs

E.T.A. peut être, entre autres, le sigle abrégeant la locution anglaise estimated time of arrival, qui s’emploie dans le monde du transport aérien pour indiquer à quelle heure est prévu l’atterrissage d’un avion. On l’utilise aussi pendant certaines courses nautiques pour donner l’heure à laquelle est supposé arriver tel ou tel concurrent. Il est possible de traduire cette expression par « heure d’arrivée prévue », mais on se gardera bien de transcrire cette locution anglaise par temps d’arrivée estimé, puisque, en français, le nom temps, désigne une étendue et non un point. D’autre part, le verbe estimer ne peut s’employer qu’avec, comme complément de temps, une durée et non une date ou une heure précise : J’estime à dix heures la durée du trajet.

Du pain complet, du lait entier, une jument pleine…

Le 23 janvier 2025

Nuancier des mots

Les adjectifs complet et entier sont assez proches, mais ils n’ont pas exactement le même sens. Complet qualifie ordinairement une chose à laquelle il ne manque aucune partie, qui réunit en elle tout ce qui est nécessaire à sa réalisation, son fonctionnement. Cet adjectif suppose donc un assemblage, une fabrication. On dira donc, par exemple, un jeu de cartes, un puzzle complet. Entier qualifie une chose et, par extension, un animal, dont aucune des parties n’a été enlevée, c’est pourquoi on dit lait entier pour parler d’un lait qui n’a pas été écrémé, ou cheval entier pour parler d’un cheval non castré. (Il existe cependant quelques exceptions, puisque l’on dit pain complet pour parler d’un pain fait avec une farine complète, c’est-à-dire une farine dont on n’a pas retiré le son ; sans doute est-ce parce que la locution pain entier s’employait déjà pour désigner un pain qui n’a pas été entamé.) Littré signalait cette différence dans son Dictionnaire : « Une chose est entière lorsqu’elle n’est ni mutilée, ni brisée, ni partagée, et que toutes ses parties sont jointes et assemblées de la façon dont elles doivent l’être : elle est complète lorsqu’il ne manque rien, et qu’elle a tout ce qui lui convient. »

Entier a pour doublet savant intègre. Ces deux adjectifs viennent du latin integer, qui est lui-même dérivé de tangere, « toucher » ; ils sont ainsi parents d’intact, emprunté du latin intactus, proprement « non touché ». Intègre ne s’emploie que pour qualifier une personne d’une grande honnêteté morale (un juge intègre) et, par métonymie, une qualité attachée à cette personne (une vertu intègre). En cela il n’est pas le parallèle exact du nom intégrité, qui, s’il désigne l’absolue probité d’une personne intègre, peut aussi désigner l’état d’une chose qui est dans son entier, qui n’est pas entamée ni altérée, et l’on dira ainsi Il a remis dans son intégrité le dépôt qui lui avait été confié ou encore Il a su conserver l’intégrité du territoire. Ce nom, intégrité, s’est d’abord rencontré au début du xive siècle avec le sens de « chasteté, virginité » et a pris, au xve siècle, celui d’« état d’une chose qui est dans son entier ». Quand il a cette dernière signification, il est aujourd’hui concurrencé par entièreté et intégralité, qui désignent l’état de ce qui est intégral, entier, complet. On dit ainsi Lire une œuvre dans son intégralité ou Il a recouvré l’intégralité de ses moyens. Ce nom est également proche de totalité, auquel on le substitue souvent. Totalité est un dérivé savant de total et désigne la réunion de tous les éléments d’un ensemble, de toutes les parties constitutives d’une chose ; il a pour synonymes les formes substantivées des adjectifs total et tout, comme dans Je vais vous prendre le tout, le total, la totalité. Il y a cependant, de total à totalité, une légère différence. La totalité est une forme d’état, tandis que l’on obtient en général le total au terme d’une opération mathématique ; c’est pour cela que ce nom s’emploie fréquemment comme synonyme de résultat, même quand il est employé adverbialement au sens de « finalement, au bout du compte ». On trouve en effet Il n’a suivi aucun conseil, au total, il a commis beaucoup d’erreurs aussi bien que Il n’a suivi aucun conseil, résultat, il a commis beaucoup d’erreurs.

Complet est tiré d’une racine indo-européenne pel-/ple- qui a servi à former des mots en rapport avec la multitude, comme le grec polus, « nombreux », à l’origine de notre préfixe poly-, ou avec la plénitude, comme le latin plenus, « plein ». De cette racine sont issus, entre autres, nos adjectifs complet, plein et replet, et nos noms complément et complétude. Elle est aussi à l’origine du grec plêthôrê, « plénitude, surabondance, pléthore ».

Les sens de plein sont très étendus, et ils varient légèrement selon que cet adjectif est placé avant ou après le nom qu’il qualifie. Quand il signifie « qui est complètement rempli », on le place avant le terme désignant le contenant si celui-ci est suivi d’un complément de nom, et l’on opposera ainsi un plein boisseau de noix à un boisseau plein de noix, plein s’emploie par exagération pour signifier « qui est en grande partie rempli ; qui contient une grande quantité de ». Dans la quatrième édition de son Dictionnaire, l’Académie française expliquait ainsi ce point : « Il faut remarquer que lorsque Plein est mis devant le substantif, il sert à donner quelque sorte d’énergie à ce qu’on veut dire. »

Plein s’emploie aussi pour désigner un animal qui porte des petits (une jument pleine). Sur cet emploi de plein, Féraud précisait dans son Dictionnaire critique de la langue française (1787) : « Pleine, se dit des fémelles des animaux et grôsse des femmes. Le peuple dit : je suis plein, pour dire j’ai beaucoup mangé. Les femmes et encore plus les filles, qui le disent, outre qu’elles se servent d’une expression vicieûse, prêtent à une mauvaise équivoque. » Il concluait par ce sage conseil « Elles ne doivent dire ni, je suis chaûde, ni je suis pleine. »

Plein peut aussi être substantivé et il désigne alors ce qui a atteint son développement maximal, son niveau le plus élevé, comme dans la lune est dans son plein ou le plein de la marée, c’est-à-dire la marée haute. Rappelons pour conclure que l’expression battre son plein a d’abord été employée en parlant de la mer, avec pour sens « atteindre son niveau le plus élevé ». Dans cette expression son est un adjectif possessif et plein un nom. S’il est arrivé que l’on pense que son y est un nom et plein un adjectif, c’est parce que, figurément, on a employé cette expression pour parler d’une activité qui atteignait sa plus forte intensité, en particulier dans l’expression la fête bat son plein, dont on a parfois cru faussement qu’elle était utilisée pour désigner le moment où le volume sonore de la fête était le plus élevé. Le fait que son soit en réalité un adjectif possessif implique donc que, avec un sujet au pluriel, il devienne leur et que l’on dise Les célébrations battent leur plein.

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