Dire, ne pas dire

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Du pain complet, du lait entier, une jument pleine…

Le 23 janvier 2025

Nuancier des mots

Les adjectifs complet et entier sont assez proches, mais ils n’ont pas exactement le même sens. Complet qualifie ordinairement une chose à laquelle il ne manque aucune partie, qui réunit en elle tout ce qui est nécessaire à sa réalisation, son fonctionnement. Cet adjectif suppose donc un assemblage, une fabrication. On dira donc, par exemple, un jeu de cartes, un puzzle complet. Entier qualifie une chose et, par extension, un animal, dont aucune des parties n’a été enlevée, c’est pourquoi on dit lait entier pour parler d’un lait qui n’a pas été écrémé, ou cheval entier pour parler d’un cheval non castré. (Il existe cependant quelques exceptions, puisque l’on dit pain complet pour parler d’un pain fait avec une farine complète, c’est-à-dire une farine dont on n’a pas retiré le son ; sans doute est-ce parce que la locution pain entier s’employait déjà pour désigner un pain qui n’a pas été entamé.) Littré signalait cette différence dans son Dictionnaire : « Une chose est entière lorsqu’elle n’est ni mutilée, ni brisée, ni partagée, et que toutes ses parties sont jointes et assemblées de la façon dont elles doivent l’être : elle est complète lorsqu’il ne manque rien, et qu’elle a tout ce qui lui convient. »

Entier a pour doublet savant intègre. Ces deux adjectifs viennent du latin integer, qui est lui-même dérivé de tangere, « toucher » ; ils sont ainsi parents d’intact, emprunté du latin intactus, proprement « non touché ». Intègre ne s’emploie que pour qualifier une personne d’une grande honnêteté morale (un juge intègre) et, par métonymie, une qualité attachée à cette personne (une vertu intègre). En cela il n’est pas le parallèle exact du nom intégrité, qui, s’il désigne l’absolue probité d’une personne intègre, peut aussi désigner l’état d’une chose qui est dans son entier, qui n’est pas entamée ni altérée, et l’on dira ainsi Il a remis dans son intégrité le dépôt qui lui avait été confié ou encore Il a su conserver l’intégrité du territoire. Ce nom, intégrité, s’est d’abord rencontré au début du xive siècle avec le sens de « chasteté, virginité » et a pris, au xve siècle, celui d’« état d’une chose qui est dans son entier ». Quand il a cette dernière signification, il est aujourd’hui concurrencé par entièreté et intégralité, qui désignent l’état de ce qui est intégral, entier, complet. On dit ainsi Lire une œuvre dans son intégralité ou Il a recouvré l’intégralité de ses moyens. Ce nom est également proche de totalité, auquel on le substitue souvent. Totalité est un dérivé savant de total et désigne la réunion de tous les éléments d’un ensemble, de toutes les parties constitutives d’une chose ; il a pour synonymes les formes substantivées des adjectifs total et tout, comme dans Je vais vous prendre le tout, le total, la totalité. Il y a cependant, de total à totalité, une légère différence. La totalité est une forme d’état, tandis que l’on obtient en général le total au terme d’une opération mathématique ; c’est pour cela que ce nom s’emploie fréquemment comme synonyme de résultat, même quand il est employé adverbialement au sens de « finalement, au bout du compte ». On trouve en effet Il n’a suivi aucun conseil, au total, il a commis beaucoup d’erreurs aussi bien que Il n’a suivi aucun conseil, résultat, il a commis beaucoup d’erreurs.

Complet est tiré d’une racine indo-européenne pel-/ple- qui a servi à former des mots en rapport avec la multitude, comme le grec polus, « nombreux », à l’origine de notre préfixe poly-, ou avec la plénitude, comme le latin plenus, « plein ». De cette racine sont issus, entre autres, nos adjectifs complet, plein et replet, et nos noms complément et complétude. Elle est aussi à l’origine du grec plêthôrê, « plénitude, surabondance, pléthore ».

Les sens de plein sont très étendus, et ils varient légèrement selon que cet adjectif est placé avant ou après le nom qu’il qualifie. Quand il signifie « qui est complètement rempli », on le place avant le terme désignant le contenant si celui-ci est suivi d’un complément de nom, et l’on opposera ainsi un plein boisseau de noix à un boisseau plein de noix, plein s’emploie par exagération pour signifier « qui est en grande partie rempli ; qui contient une grande quantité de ». Dans la quatrième édition de son Dictionnaire, l’Académie française expliquait ainsi ce point : « Il faut remarquer que lorsque Plein est mis devant le substantif, il sert à donner quelque sorte d’énergie à ce qu’on veut dire. »

Plein s’emploie aussi pour désigner un animal qui porte des petits (une jument pleine). Sur cet emploi de plein, Féraud précisait dans son Dictionnaire critique de la langue française (1787) : « Pleine, se dit des fémelles des animaux et grôsse des femmes. Le peuple dit : je suis plein, pour dire j’ai beaucoup mangé. Les femmes et encore plus les filles, qui le disent, outre qu’elles se servent d’une expression vicieûse, prêtent à une mauvaise équivoque. » Il concluait par ce sage conseil « Elles ne doivent dire ni, je suis chaûde, ni je suis pleine. »

Plein peut aussi être substantivé et il désigne alors ce qui a atteint son développement maximal, son niveau le plus élevé, comme dans la lune est dans son plein ou le plein de la marée, c’est-à-dire la marée haute. Rappelons pour conclure que l’expression battre son plein a d’abord été employée en parlant de la mer, avec pour sens « atteindre son niveau le plus élevé ». Dans cette expression son est un adjectif possessif et plein un nom. S’il est arrivé que l’on pense que son y est un nom et plein un adjectif, c’est parce que, figurément, on a employé cette expression pour parler d’une activité qui atteignait sa plus forte intensité, en particulier dans l’expression la fête bat son plein, dont on a parfois cru faussement qu’elle était utilisée pour désigner le moment où le volume sonore de la fête était le plus élevé. Le fait que son soit en réalité un adjectif possessif implique donc que, avec un sujet au pluriel, il devienne leur et que l’on dise Les célébrations battent leur plein.

« Avant-hier » ou « Avant hier » ?

Le 23 janvier 2025

Emplois fautifs

Les formes avant-hier et avant hier n’ont pas le même sens ni la même nature grammaticale ; le premier est un adverbe qui indique une date précise, le second un groupe prépositionnel qui indique une date qu’on ne peut déterminer. Si une personne arrivée dans une maison la veille du jour pris comme repère y a trouvé une souris morte, elle dira : la souris est morte avant hier, car elle ne peut pas préciser quel jour est mort cet animal ; mais, si, deux jours avant le jour pris comme repère, cette personne a vu un chat tuer une souris, elle dira : la souris est morte avant-hier. Ces deux formes se distinguent par l’orthographe, mais aussi par la prononciation : dans avant-hier, le t se fait entendre et hier se prononce yère, ce qui n’est pas le cas dans avant hier, où le t ne se fait pas entendre et où hier se prononce i-yère. Le même phénomène s’observe dans après-demain, qui indique un jour précis, et après demain, qui renvoie à une date indéterminée. Et là encore, la prononciation diffère légèrement : dans après demain, on fait une légère pause avant demain et on prononce le e, qui est ordinairement amuï à l’oral dans après-demain.

« Le mille » ou « Le mile » ?

Le 23 janvier 2025

Emplois fautifs

Les noms communs mile et mille désignent des unités de mesure qui n’appartiennent pas au système métrique. Ils remontent tous deux au latin mille, qui a le même sens que notre adjectif numéral « mille », mais qui pouvait aussi s’employer avec le sens du nom millier : on pouvait dire mille passus, « mille pas » ou, avec un génétif, mille passuum, « un millier de pas ». Dans ces deux expressions, passus (ou passuum) a été rapidement omis et mille est devenu le nom d’une unité de mesure valant environ 1 480 mètres, le pas chez les Latins valant 1,4 mètre et étant en réalité l’équivalent de deux enjambées. De ce mille latin proviennent donc nos deux unités de mesure, dont les noms respectifs ne diffèrent que par une lettre, le mille et le mile. Le premier s’emploie surtout dans la langue de la marine (on l’appelle d’ailleurs aussi parfois le mille marin ou le mille nautique), mais aussi dans celle de l’aviation, et il équivaut à 1 852 mètres. On le prononce comme l’adjectif numéral cardinal mille. Le second est une unité de mesure terrestre, qui équivaut à 1 609 mètres et qui fut longtemps une distance très courue en athlétisme. Dans ce nom, le i se prononce comme le nom ail. On prendra donc garde à ne pas confondre ces deux termes et l’on se souviendra que, dans Le Petit Prince, le narrateur écrit : « Le premier soir je me suis donc endormi sur le sable à mille milles [on notera que le nom, contrairement à l’adjectif numéral, varie en nombre] de toute terre habitée », mais aussi que, le 6 mai 1954, Roger Bannister fut le premier homme à courir le mile en moins de quatre minutes.

« Par intermittence » ou « Par intermittences » ?

Le 23 janvier 2025

Emplois fautifs

Par est suivi d’un singulier quand il indique vraiment une répartition, c’est-à-dire quand on insiste sur la valeur distributive de la préposition. On écrira ainsi : prendre un médicament trois fois par jour, c’est-à-dire « chaque jour » ; une production de x tonnes par hectare, c’est-à-dire « pour chaque hectare ». Le pluriel sera préférable et plus courant, en revanche, si l’on considère plutôt l’idée de répétition, de pluralité, principalement dans les compléments de temps ou de lieu, et l’on écrira donc : par places, la neige avait fondu, c’est-à-dire « à certains endroits » ; par moments, on ne comprend plus, c’est-à-dire « à certains moments ». On écrira aussi : un championnat par équipes, puisque plusieurs équipes participent à ce championnat. Avec des noms comme intermittence ou intervalle, l’usage accepte les deux formes, mais préfère le singulier avec le premier et le pluriel avec le second. On notera pour conclure qu’intermittence était jadis fort rare ; on lisait ainsi à son sujet dans la troisième édition du Dictionnaire de l’Académie française, en 1740 : « Discontinuation, interruption. Il ne se dit que dans cette phrase, L’intermittence du poulx. » Les éditions de 1835 et 1878 ajoutaient : « Il signifie quelquefois la même chose qu’intermission. » Mais l’usage a changé et, aujourd’hui, c’est intermission qui est présenté comme un synonyme vieilli d’intermittence.

« Back-to-back » pour « De suite, à la suite »

Le 23 janvier 2025

Anglicismes, Néologismes & Mots voyageurs

La locution anglaise back-to-back signifie proprement « dos à dos », mais elle a aussi le sens des locutions adverbiales « de suite » et « à la suite ». Enfin, elle peut désigner, surtout dans le monde du sport, le total cumulé des performances de deux compétitions consécutives. Un journal parlait ainsi, il y a peu, d’un basketteur qui avait réussi un « impressionnant back-to-back » puisqu’en deux matchs il avait marqué 104 points, pris 30 rebonds et réussi 16 passes décisives. On saluera la performance, en rappelant qu’on aurait aussi pu employer les formes série ou suite de deux matchs.

Sont-elles vraiment bêtes ces pauvres bêtes ? Le plus âne des trois...

Le 23 janvier 2025

Expressions, Bonheurs & surprises

L’homme est la mesure de toutes choses et c’est à l’aide de son corps qu’il a d’abord mesuré le monde, mais quand il s’est agi d’évoquer ses défauts, c’est une tout autre mesure qu’il a choisie. On constate en effet que, dans notre langue comme dans beaucoup d’autres, ce sont les animaux qui servent d’étalon en la matière. En témoigne un petit livre récent de Thierry Oden, au titre évocateur, T’es bête comme une oie qui couve debout, dans lequel sont recensées nombre d’expressions ayant trait à ce sujet. À l’origine, il n’était pourtant pas évident que les bêtes seraient bêtes. Ce nom est en effet issu du latin bestia, qui, s’il peut désigner tout type d’animal, était plutôt réservé aux animaux féroces. On livrait d’ailleurs certains condamnés ad bestias et il existait des gladiateurs plus spécialement chargés de les combattre, les bestiaires. Au nom bestia était donc ordinairement associée une idée de férocité, et non de sottise, alors que c’était souvent le cas de l’autre terme dont usaient les Latins pour désigner les animaux, bellua. C’est aussi de bestia qu’est issu le français biche, qui désigne un cervidé remarquable non par sa stupidité, mais par sa finesse et sa beauté, nom qui fut employé, particulièrement sous le Second Empire, pour désigner une demi-mondaine, et dont on fait aujourd’hui volontiers un hypocoristique.

Pourtant, en français, les deux sens du mot bête apparaissent presque simultanément, et Mme Leprince de Beaumont les réunit dans La Belle et la Bête : « Dites-moi, n’est-ce pas que vous me trouvez bien laid ? Cela est vrai, dit la Belle, car je ne saurais mentir ; mais je crois que vous êtes fort bon. Vous avez raison, dit le monstre ; mais outre que je suis laid, je n’ai point d’esprit : je sais bien que je ne suis qu’une bête. On n’est pas bête, reprit la Belle, quand on croit n’avoir point d’esprit : un sot n’a jamais su cela. »

Si c’est incontestablement à l’âne que l’on associe le plus souvent l’idée de bêtise, comme nous le verrons plus loin, il est d’autres animaux qui furent mis à contribution.

Voyons d’abord du côté des bovins qui, comme les ânes, se nourrissent de foin et à qui l’on doit sans doute l’expression bête à manger du foin. L’italien dit è un bue (c’est un bœuf), tandis que le slovène emploie neumen je ko tele (il est bête comme un veau). Le veau se distingue de l’âne en ce qu’il évoque une bêtise candide et naïve, quand l’âne est plutôt vilipendé pour son entêtement stupide. On le voit d’ailleurs dans La Table-aux-crevés, de Marcel Aymé, avec le personnage de Capucet (nom qui semble être un diminutif du latin caput, qu’on pourrait traduire par « petite tête »), le garde-champêtre réputé pour son innocente naïveté et dont on dit qu’il est « rusé comme un veau de trois jours ». À ces animaux dont la naïveté confine parfois à la bêtise viennent parfois se joindre les ovins, à preuve l’expression être sot comme une brebis qui se confesse au loup. Regardons maintenant du côté des oiseaux. Il en est quelques-uns qui ont bonne réputation, comme en témoignent les tours négatifs ce n’est pas un aigle ou, plus étonnamment, ce n’est pas le pingouin qui glisse le plus loin. Mais ce n’est pas la majorité de l’espèce et, le plus souvent, nos volatiles n’ont pas bonne presse. On le voit avec des expressions comme être un oison bridé, être bête comme une oie, voire comme une oie qui couve debout. Les oiseaux ne sont pas mieux considérés hors de nos frontières : l’italien dit è un’oca (c’est une oie) ou ha un cervello di gallina (il a une cervelle de poule), le roumain avea minte de gaina (avoir le bon sens d’une poule). Les batraciens sont aussi mis à contribution, et l’on entend parfois il a du bon sens comme un crapaud de la queue, quand le languedocien dit a pas mai d’intelligéncia qu’un grapaud de coa.

Notons pour conclure que le chien, si on lui prête de nombreux défauts, n’est que rarement considéré comme un parangon de bêtise, même si l’on peut lire dans l’avant-propos des Grands Cimetières sous la lune, de Georges Bernanos, au sujet des personnages de Paul Bourget : « Ses ducs sentencieux ressemblent à des notaires, et, quand il les veut naturels, il les fait bêtes comme des lévriers. »

Le plus âne des trois n’est pas celui qu’on pense

Dans notre langue et dans de nombreuses autres, l’animal qui est le parangon de la bêtise, c’est l’âne. Le grec et le latin en témoignent. On se souvient ainsi que le roi phrygien Midas avait subi la colère d’Appolon parce qu’il avait affirmé naïvement que Marsyas était meilleur musicien que lui : comme châtiment de cet affront, il avait été affublé d’oreilles d’âne...

C’est aussi le nom latin de cet animal, asinus, qui permet de comprendre l’expression, aujourd’hui vieillie, porter, prendre les armes de Bourges, armes qui montraient autrefois un âne assis dans un fauteuil. Durant la guerre des Gaules, cette ville fut assiégée par les troupes de César. Au nombre des chefs gaulois commis à sa défense se trouvait un certain Asinius Pollio, qu’une attaque de goutte cloua sur sa chaise un jour où fut tentée une sortie. Il ne put y participer et en laissa la direction à ses lieutenants. Quand il apprit que ses troupes, en partie défaites, commençaient à se débander, il se fit porter dans sa chaise au milieu des combattants, dont il ranima si bien le courage par la force de conviction de ses harangues que ceux-ci chassèrent les Romains. Plus tard, on confondit les noms Asinius et asinus et, quand la ville de Bourges se dota d’armes, celles-ci représentèrent, dans un premier temps, un âne assis dans un fauteuil.

C’était une manière de tordre l’histoire. Il en était une autre, de tordre la géographie cette fois puisque, pour désigner un sot, on disait qu’il était né en Béthanie, en faisant du nom de cette ville de Judée le croisement des mots bête et âne. Le Moyen Âge n’arrangea pas la réputation de notre âne : dans un poème satirique critiquant la corruption des pouvoirs spirituel et temporel, L’Âne Fauvel, on fit de notre animal le réceptacle d’un grand nombre de péchés. Son nom, Fauvel était en effet un acronyme bâti à l’aide des initiales de six grands vices : F pour Flatterie, A pour Avarice, U (à l’époque, cette lettre pouvait avoir la valeur d’un v ou d’un u) pour Vilenie, V pour Variété (c’est-à-dire inconstance), E pour Envie, et L pour Lâcheté. La bêtise n’avait pas pour autant abandonné notre animal et, quelques siècles plus tard, l’abbé Girard montra dans son Traité de la Justesse de la langue françoise, ou les différentes significations des mots qui passent pour synonymes (1718) que, si âne et ignorant étaient synonymes, celui que désignait le premier était stupide par essence tandis que l’autre l’était par accident : « On est âne par disposition d’esprit; et ignorant par défaut d’instruction. Le premier ne sait pas, parce qu’il ne peut aprendre; le second, parce qu’il n’a pas apris. Les ânes, pour l’ordinaire, ne conaissent, ni ne sentent pas même le mérite de la science: les ignorans se le figûrent quelquefois tout autre qu’il n’est. » Cette disposition d’esprit que l’on prêtait à l’âne explique l’expression mentionnée dès la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie française : « On dit proverbialement & figurément, À laver la tête d’un âne, on y perd sa lessive, pour dire, que C’est perdre ses soins & ses peines, que de vouloir instruire & corriger une personne stupide & incorrigible. » Elle justifie aussi le fait que, comme le notait Littré, « pour punir [les enfants] d’une faute d’ignorance, on leur faisait porter un “Bonnet d’âne, bonnet en papier et garni de deux cornes” ou des “Oreilles d’âne”, cornets de papier imitant la forme d’une oreille d’âne ».

Notre animal n’a pas meilleure réputation chez nos voisins ; en Espagne, on dit de quelque personne sotte es un borrico (c’est un âne), voire es un cacho de burro (c’est un morceau d’âne). Notons d’ailleurs que c’est de l’espagnol borrico qu’est emprunté notre bourrique, et sa variante bourrin. Lui-même le tenait du latin populaire burricus, forme altérée, sous l’influence de burrus, « roux », de buricus, qui désignait un petit cheval roux.

Nos amis portugais disent, eux, é um asno perfeito (c’est un âne parfait), les Italiens è un asino calzato e vestito (c’est un âne chaussé et vêtu) et les Allemands er ist ein Quadratesel (c’est un âne au carré). On entend aux Pays-Bas zo dom zijn alse en ezel (être bête comme un âne), mais aussi la forme plus élaborée zo dom zijn als het paard van Christus (être bête comme le cheval du Christ), puisque c’est en effet monté sur un âne, et non sur un cheval, que le Christ entra dans Jérusalem le jour des Rameaux.

Notons pour conclure que notre âne est parfois aussi associé à des images plus flatteuses. Dans les crèches, il est, avec le bœuf, celui qui réchauffe de son souffle l’enfant Jésus. Apulée en fit le héros de ses Métamorphoses (aussi nommées L’Âne d’or), tout comme Henri Bosco et la comtesse de Ségur avec L’Âne Culotte et Les Mémoires d’un âne, sans oublier le poème de Francis Jammes, Prière pour aller au paradis avec les ânes :


« […] Je prendrai mon bâton et sur la grande route

J’irai, et je dirai aux ânes, mes amis :

Je suis Francis Jammes et je vais au Paradis,

car il n’y a pas d’enfer au pays du Bon Dieu.

Je leur dirai : “Venez, doux amis du ciel bleu,

pauvres bêtes chéries qui, d’un brusque mouvement d’oreille,

chassez les mouches plates, les coups et les abeilles.”

Que je Vous apparaisse au milieu de ces bêtes

que j’aime tant parce qu’elles baissent la tête

doucement, et s’arrêtent en joignant leurs petits pieds

d’une façon bien douce et qui vous fait pitié.

[…] Mon Dieu, faites qu’avec ces ânes je Vous vienne.

Faites que, dans la paix, des anges nous conduisent

vers des ruisseaux touffus où tremblent des cerises

lisses comme la chair qui rit des jeunes filles,

et faites que, penché dans ce séjour des âmes,

sur vos divines eaux, je sois pareil aux ânes

qui mireront leur humble et douce pauvreté

à la limpidité de l’amour éternel. »