Dire, ne pas dire

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Juger sur la mine : de Jean à Jean

Le 3 février 2022

Expressions, Bonheurs & surprises

Dans Les Vaches, Marcel Aymé nous conte l’histoire d’un cochon qui s’efforce de retrouver un troupeau mystérieusement disparu et probablement volé. Il échoue parce que son raisonnement, fondé sur le postulat selon lequel « les voleurs sont les gens les plus mal habillés », le conduit à soupçonner, à tort, des romanichels. C’est le canard qui confond les véritables coupables, bien qu’ayant un postulat de départ assez semblable à celui du cochon : il leur trouvait en effet « des têtes de voleurs ». Son exploit lui permet de clore solennellement l’enquête sur cette sentence sibylline : « Il faut toujours juger les gens sur la mine. Le tout est de ne pas se tromper. »

Pourtant, de saint Jean l’évangéliste à Jean de La Fontaine, c’est bien le contraire qui nous est enseigné. Nolite judicare secundum faciem (« Ne jugez pas sur l’apparence »), prône le premier (7-24), tandis que le second, dans Le Cochet, le Chat et le Souriceau, nous livre cette morale : « Garde-toi, tant que tu vivras, de juger les gens sur la mine. »

Faut-il dès lors condamner nos animaux détectives ? Peut-être pas si l’on en croit les avis, moins tranchés, de quelques dictionnaires. Les éditions précédentes de celui de l’Académie française nous disent qu’« on se trompe souvent à la mine » mais on trouve quelques lignes plus loin « il a la mine, toute la mine d’un pendard, d’un vaurien » ou « il porte bien la mine d’un fripon » (dans la 5e édition) ou encore « on connaît, on voit à sa mine que c’est un méchant sujet » (dans la 6e édition). Plus près de nous, au début du xxe siècle, l’héroïne de La Maternelle, de Léon Frapié, nous apprend qu’en son temps l’école n’allait pas contre ces préceptes : « Ce matin la normalienne a commenté une petite fable, La Renoncule et l’Œillet, d’où cette objurgation : “Il faut rechercher la bonne société, rejeter les promiscuités disgracieuses, juger les gens sur l’extérieur.” » Et juger autrui sur « l’extérieur », c’est aussi le juger sur son apparence vestimentaire, que l’on sait pouvoir être tout aussi trompeuse que la mine. Un autre évangéliste, saint Luc, nous invite ainsi à nous méfier des faux prophètes qui veniunt ad vos in vestimentis ovium, intrisecus sunt autem lupi rapaces (« qui viennent à vous avec des vêtements de brebis, mais sont au-dedans des loups ravisseurs ») (7,15). Rappelons aussi le proverbe qui nous apprend que « l’habit ne fait pas le moine », proverbe repris en latin par Shakespeare dans La Nuit des rois (acte I, scène v) : Lady, cucullus non facit monachum (« Madame, l’habit [ou, mieux, « la coule »] ne fait pas le moine »).

À l’habit, saint Anselme de Cantorbéry ajoute un autre élément dans son Carmen de contemptu mundi (« Poème sur le mépris du monde ») : Non tonsura facit monachum, non horrida vestis (« Ce n’est ni la tonsure ni le mauvais vêtement qui fait le moine »). Cette leçon ne s’applique pas qu’aux moines puisqu’un célèbre proverbe latin nous enseigne que barba non facit philosophum (« La barbe ne fait pas le philosophe ») et que le grammairien Aulu-Gelle écrit, lui, video barbam et pallium, philosophum nondum video (« Je vois la barbe et le manteau, mais je ne vois pas encore le philosophe »). Mais, comme cela arrive souvent avec les proverbes, l’enseignement qu’ils nous donnent est contredit, dans des termes aussi forts, par d’autres proverbes. Ceux que l’on vient de voir n’échappent pas à la règle : une sentence grecque nous apprend que heimat’anêr, « le vêtement fait l’homme », idée reprise par un adage latin de même sens, vestis virum reddit, mais aussi par Rabelais, en latin encore, qui écrit dans Le Tiers Livre : Qualis vestis erit, talia corda gerit (« Tel est le vêtement, tel est le cœur de celui qui le porte »). Le cochon n’avait peut-être pas entièrement tort…

L’Omnibus du langage

Le 3 février 2022

Expressions, Bonheurs & surprises

Redresser l’usage en matière de langue est une tâche infinie commencée il y a bien longtemps. On peut citer, parmi ceux qui s’en chargèrent, Probus, au iiie siècle de notre ère ; un certain Ménudier, au xviie siècle ; MM. Noël et Chapsal, au xixe siècle ; Étienne Le Gal, au xxe siècle, et bien d’autres encore qui, tous, s’efforcèrent de combattre les mauvais usages et d’indiquer quels étaient les bons. Nous devons aujourd’hui ajouter à cette liste Prosper Barthélemy, auteur de L’Omnibus du langage, qui donna à son ouvrage, paru en 1830, un second titre évoquant les figures exterminatrices de films des années 1980 : Le Régulateur des locutions vicieuses, des mots détournés de leurs sens, des termes impropres, de toutes les fautes qui échappent à l’ignorance ou à l’inattention. Cet ouvrage est une mine. On y découvre, entre mille autres merveilles, la nuance existant entre entendre la raillerie, « railler avec esprit », et entendre raillerie, « ne pas s’offenser des moqueries dont on est l’objet », nuance encore présente dans la sixième édition de notre Dictionnaire et chez Littré, mais qui semble s’être perdue depuis. On y lit que de suite peut s’employer correctement au sens d’« avec ordre et méthode », mais qu’il est incorrect de lui donner celui de « tout de suite ». Si l’on sait qu’en anglais les noms de navires sont féminins, on ignorait, avant de lire ce livre, qu’il existait un cas semblable en français, puisque l’on devait dire la navire Argo. Ce point était noté dans les quatre premières éditions de notre Dictionnaire : « Il faut remarquer qu’encore que ce mot soit tousjours masculin, cependant il devient feminin, quand on parle du vaisseau des Argonautes, qu’on appelle La navire Argo. » Littré, lui, écrit à ce sujet : « Ce mot a été longtemps d’un genre incertain, tantôt masculin, tantôt féminin. » Malherbe l’a fait féminin dans Les Larmes de saint Pierre : « Car aux flots de la peur sa navire qui tremble, / Ne trouve point de port… » et Ménage pensait qu’en haute poésie la navire valait mieux que le navire. L’usage dominant a fini par tuer l’exception. C’est aussi ce qui est arrivé avec les formes concurrentes en perfection et à la perfection. Barthélemy condamne la seconde et ne veut que la première. Dans les sept premières éditions de son Dictionnaire, l’Académie française ne mentionnait qu’« en perfection » ; la huitième édition mettait ces deux locutions sur le même pied et l’actuelle édition note « on a dit aussi en perfection ». Certaines fautes semblent plus tenaces que d’autres : elles ont été signalées par Barthélemy et le furent encore presque deux siècles plus tard dans Dire, ne pas dire. C’est le cas, par exemple, de la confusion entre les locutions participer à et participer de (on doit dire : « La nature de l’homme participe de celle de la brute et de celle de Dieu » et « C’est participer au crime que de ne pas l’empêcher lorsqu’on le peut »).

Cet ouvrage donne cependant des raisons d’espérer. Il présente en effet comme courantes des fautes qui, sans doute grâce à l’école, ne se rencontrent plus aujourd’hui. Il écrit « sentir à bon ; à revoir, il faut dire sentir bon, au revoir ». Il condamne aussi venir meilleur pour « devenir meilleur », Je m’avais fié pour « Je m’étais fié », Je vous ai observé que pour « Je vous ai fait observer que », Je m’avais mis dans la tête pour « Je m’étais mis dans la tête », décesser pour « ne pas cesser », voix de centaure pour « voix de Stentor ».

Restons cependant vigilants puisqu’on lit que l’on doit dire Je vous salue tous et non Je vous salue à tous, tournure fautive qui, hélas, fait son retour depuis peu…

Abus de complétives

Le 6 janvier 2022

Emplois fautifs

Les propositions subordonnées complétives, en particulier celles qui sont compléments d’objet, sont fort utiles et fort en usage dans notre langue. Il faut néanmoins veiller à ne pas en abuser de peur d’alourdir le propos et de négliger des tours où ces complétives seraient avantageusement remplacées par un nom. Ainsi, à une phrase comme Cette situation a abouti à ce que la pauvreté s’accroisse, qui est certes correcte, on pourra préférer la forme plus légère Cette situation a abouti à un accroissement de la pauvreté.

« Au point de vue » construit sans préposition

Le 6 janvier 2022

Emplois fautifs

La locution au point de vue (de), qui signifie « sous le rapport (de) », peut s’employer avec un adjectif ou un nom. Dans le premier cas, elle est directement suivie de cet adjectif mais, dans le second, le nom doit être précédé de la préposition de. On peut donc dire « au point de vue salarial » ou « au point de vue des salaires », mais « au point de vue salaires » est incorrect.

« Anxieux de » au lieu de « Désireux de »

Le 6 janvier 2022

Anglicismes, Néologismes & Mots voyageurs

L’adjectif anglais anxious peut signifier, comme le français anxieux, « inquiet, soucieux, angoissé », mais il peut aussi désigner « désireux, impatient », voire « avide (de) », tous sens que n’a pas anxieux et que l’on se gardera bien de lui donner. On dira donc Il est anxieux de partir pour Rome si ce voyage l’inquiète, on ne le dira pas s’il l’attend avec impatience.

on dit

on ne dit pas

Les enfants avaient hâte de revoir leurs parents

Il était très désireux de voir son projet se réaliser

Les enfants étaient anxieux de revoir leurs parents

Il était très anxieux de voir son projet se réaliser

«Native» pour «Autochtone», «aborigène», «indigène»

Le 6 janvier 2022

Anglicismes, Néologismes & Mots voyageurs

Pour désigner une personne originaire du pays où elle vit, et où ses ascendants ont vécu depuis des temps immémoriaux, le français peut employer, en fonction du contexte, des noms (qui peuvent aussi être adjectifs) comme autochtone, aborigène ou indigène. Ceux-ci sont assez nombreux pour qu’il ne soit pas nécessaire d’ajouter l’anglais native, que l’on commence pourtant à lire dans des textes d’anthropologues ou dans des articles de journaux qui en rendent compte. (Signalons que le français dispose de l’adjectif natif, que l’on emploie avec la préposition de et un complément de lieu pour indiquer qu’une personne est originaire de tel ou tel endroit.)

« Confier » au sens d’« Annoncer »

Le 6 janvier 2022

Extensions de sens abusives

Le verbe confier signifie « remettre (quelque chose) ou quelqu’un à une personne de confiance », mais aussi « charger quelqu’un (d’une mission) » et enfin « dire en confidence, communiquer sous le sceau du secret ». Il convient de ne pas donner à ce verbe le sens d’annoncer, comme cela se fait hélas beaucoup, en particulier dans le monde de l’information. On rappellera donc que la morale et le sens des mots interdisent théoriquement à celui à qui on a confié une information de la divulguer.

on dit

on ne dit pas

Le ministre a annoncé aux journalistes qu’il quitterait bientôt la vie politique.

Le chanteur a fait part à son public que cette tournée était la dernière

Le ministre a confié aux journalistes qu’il quitterait bientôt la vie politique.

Le chanteur a confié à son public que cette tournée était la dernière.

« En région, dans les territoires » pour « En province »

Le 6 janvier 2022

Extensions de sens abusives

Le nom province a, entre autres sens, celui de circonscription administrative d’un État. Il désigne aussi toute l’étendue d’un pays à l’exception de sa capitale et, en particulier, l’ensemble du territoire français à l’exclusion de Paris et de la région parisienne. Longtemps, d’aucuns ont cru que ce qui se faisait à Paris était supérieur à ce qui se faisait en province. Notre langue en porte encore la trace avec des expressions, aujourd’hui vieillies, comme Cela sent sa province ou Cette robe fait un peu province. Mais il convient de rappeler que ce nom n’a rien de honteux et qu’il est préférable de l’employer plutôt que de le laisser inutilisé comme s’il était particulièrement dévalorisant. C’est pourtant ce qui se fait aujourd’hui quand on remplace en province par l’expression en région(s), voire par une autre, plus récente encore, dans les territoires.

Étonnants numéraux ordinaux

Le 6 janvier 2022

Expressions, Bonheurs & surprises

Les adjectifs numéraux ordinaux occupent une place à part dans notre langue car jusqu’à dix, ils existent tous sous une double, voire une triple forme : la plus courante, en -ième (à l’exception notable de premier), formée à partir des numéraux cardinaux, est utilisée pour les classements et, à partir de cinq, pour les fractions. Une autre forme, plus ancienne, est issue du latin et on la rencontre essentiellement dans les langues de l’escrime, de la musique et de la liturgie. C’est ainsi que le français distingue premier de prime, son synonyme plus littéraire qui se rencontre, comme adjectif, dans les locutions « prime enfance » ou « prime abord », mais qui existe aussi comme nom pour désigner la première position de la main en escrime et la première des heures canoniales. Unième, sans existence autonome, ne se rencontre qu’en composition : vingt et unième, cent unième, etc.

Deuxième et second ont fait couler beaucoup d’encre. Longtemps, second a été la forme la plus courante, et certains grammairiens souhaitaient réserver l’usage de deuxième aux cas où la série comprenait plus de deux éléments. Mais Littré contestait déjà cette distinction qui ne s’est jamais imposée dans l’usage, même chez les meilleurs auteurs. L’unique différence d’emploi effective entre deuxième et second est que second appartient aujourd’hui à la langue soignée, et que seul deuxième entre dans la formation des ordinaux complexes (vingt-deuxième, trente-deuxième, etc.). Notons aussi qu’en mathématiques, lorsqu’on parle de fractions, ces deux termes sont supplantés par demi.

À côté de troisième, on trouve tierce, pour l’escrime, la musique, les heures canoniales et certains jeux de cartes, mais aussi tiers, employé comme nom en mathématiques et comme adjectif dans des locutions comme tiers-monde, tiers-état. On observe le même phénomène avec quatrième, concurrencé par quarte, en escrime, en musique, pour les heures canoniales et les jeux de cartes où il désigne une suite (pour quatre cartes identiques, c’est « carré » qu’on emploie), et par quart, en mathématiques mais aussi en médecine où il est adjectif dans la fameuse fièvre quarte, « qui revient tous les quatre jours ».

Quinte, sixte et octave se rencontrent eux aussi en musique, en escrime et dans la liturgie. Ces ordinaux, c’est un héritage du latin, étaient également utilisés pour indiquer le rang de tel ou tel dans une dynastie, et pouvaient aussi devenir prénoms. Nous en avons des exemples avec Charles Quint, Septime Sévère et Octave (rappelons au passage que Pompée, « Pompeius » en latin, signifie proprement « né le cinquième », ce mot étant tiré de l’osque pompe, « cinq »). Dans cette série se rencontre une forme plus rare, sixte, qui eut la particularité d’être suivie d’un autre ordinal pour former le nom du pape qui régna de 1585 à 1590, Sixte Quint.

La répartition des emplois entre les diverses formes que peuvent prendre les ordinaux perd sa belle ordonnance à partir de sept : en effet, si l’on parle de septime en escrime, c’est septième que l’on emploie en musique, tandis que c’est la seule forme octave que l’on retrouve dans ces deux domaines. None est une heure canoniale, mais, au pluriel, on emploie aussi ce mot pour désigner le jour qui, dans le calendrier romain, était le neuvième avant les ides. Enfin, à côté de dixième, on trouve décime, qui désignait, sous l’Ancien Régime, la dixième partie du franc et un impôt royal équivalant à la dixième partie des revenus du clergé. Puisque l’on parle du clergé, on n’oubliera pas que la dîme, nom issu du latin decima (pars), « dixième (partie) », désignait, en droit féodal, un prélèvement, en principe d’un dixième, mais en réalité de taux variable, opéré sur les récoltes au profit de l’Église et des pauvres.

Au-delà du nombre dix, par un procédé d’analogie, toutes les formes dans tous les cas, sont en -ième. On ne note qu’une exception notable et durable, que l’on doit à un décret de la Convention, en date du 24 août 1793, énonçant que « le décime sera divisé en dix parties ; chacune de ces parties portera le nom de centime ».

Martine D. (France)

Le 6 janvier 2022

Courrier des internautes

Bonjour Monsieur,

Rédactrice-relectrice, je vous soumets une question concernant la coupure des mots en fin de ligne. Le mot imputrescible a été coupé comme suit : imputres- cible. Cette coupure est-elle correcte ? Plus généralement, quelle est la règle lorsqu’une coupure s’effectue entre deux consonnes non identiques ?

Martine D. (France)

L’Académie répond :

Madame,

Cette coupure est correcte. On coupe de même sus-ceptible, cons-cience, etc.

Quand les deux consonnes sont différentes, mais aussi d’ailleurs quand elles sont identiques, la première sera laissée avant la coupe et la seconde après : trac-teur, cal-caire, fus-tiger, hom-mage.

Il y a quelques exceptions avec les groupes comptant un h (mé-chant, élé-phant, poly-théisme) et les groupes formés d’une occlusive suivie de r ou l (ca-bri, ca-price, ca-drer, en-trée, na-cré, de-gré, ou-bli, accom-pli, dé-clin, dé-glingué).

On se gardera aussi de certaines coupes malheureuses à l’œil comme dans :

Voilà une belle bande de cons-
spirateurs.

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