Dire, ne pas dire

Le plus âne des trois n’est pas celui qu’on pense

Le 23 janvier 2025

Expressions, Bonheurs & surprises

Dans notre langue et dans de nombreuses autres, l’animal qui est le parangon de la bêtise, c’est l’âne. Le grec et le latin en témoignent. On se souvient ainsi que le roi phrygien Midas avait subi la colère d’Appolon parce qu’il avait affirmé naïvement que Marsyas était meilleur musicien que lui : comme châtiment de cet affront, il avait été affublé d’oreilles d’âne...

C’est aussi le nom latin de cet animal, asinus, qui permet de comprendre l’expression, aujourd’hui vieillie, porter, prendre les armes de Bourges, armes qui montraient autrefois un âne assis dans un fauteuil. Durant la guerre des Gaules, cette ville fut assiégée par les troupes de César. Au nombre des chefs gaulois commis à sa défense se trouvait un certain Asinius Pollio, qu’une attaque de goutte cloua sur sa chaise un jour où fut tentée une sortie. Il ne put y participer et en laissa la direction à ses lieutenants. Quand il apprit que ses troupes, en partie défaites, commençaient à se débander, il se fit porter dans sa chaise au milieu des combattants, dont il ranima si bien le courage par la force de conviction de ses harangues que ceux-ci chassèrent les Romains. Plus tard, on confondit les noms Asinius et asinus et, quand la ville de Bourges se dota d’armes, celles-ci représentèrent, dans un premier temps, un âne assis dans un fauteuil.

C’était une manière de tordre l’histoire. Il en était une autre, de tordre la géographie cette fois puisque, pour désigner un sot, on disait qu’il était né en Béthanie, en faisant du nom de cette ville de Judée le croisement des mots bête et âne. Le Moyen Âge n’arrangea pas la réputation de notre âne : dans un poème satirique critiquant la corruption des pouvoirs spirituel et temporel, L’Âne Fauvel, on fit de notre animal le réceptacle d’un grand nombre de péchés. Son nom, Fauvel était en effet un acronyme bâti à l’aide des initiales de six grands vices : F pour Flatterie, A pour Avarice, U (à l’époque, cette lettre pouvait avoir la valeur d’un v ou d’un u) pour Vilenie, V pour Variété (c’est-à-dire inconstance), E pour Envie, et L pour Lâcheté. La bêtise n’avait pas pour autant abandonné notre animal et, quelques siècles plus tard, l’abbé Girard montra dans son Traité de la Justesse de la langue françoise, ou les différentes significations des mots qui passent pour synonymes (1718) que, si âne et ignorant étaient synonymes, celui que désignait le premier était stupide par essence tandis que l’autre l’était par accident : « On est âne par disposition d’esprit; et ignorant par défaut d’instruction. Le premier ne sait pas, parce qu’il ne peut aprendre; le second, parce qu’il n’a pas apris. Les ânes, pour l’ordinaire, ne conaissent, ni ne sentent pas même le mérite de la science: les ignorans se le figûrent quelquefois tout autre qu’il n’est. » Cette disposition d’esprit que l’on prêtait à l’âne explique l’expression mentionnée dès la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie française : « On dit proverbialement & figurément, À laver la tête d’un âne, on y perd sa lessive, pour dire, que C’est perdre ses soins & ses peines, que de vouloir instruire & corriger une personne stupide & incorrigible. » Elle justifie aussi le fait que, comme le notait Littré, « pour punir [les enfants] d’une faute d’ignorance, on leur faisait porter un “Bonnet d’âne, bonnet en papier et garni de deux cornes” ou des “Oreilles d’âne”, cornets de papier imitant la forme d’une oreille d’âne ».

Notre animal n’a pas meilleure réputation chez nos voisins ; en Espagne, on dit de quelque personne sotte es un borrico (c’est un âne), voire es un cacho de burro (c’est un morceau d’âne). Notons d’ailleurs que c’est de l’espagnol borrico qu’est emprunté notre bourrique, et sa variante bourrin. Lui-même le tenait du latin populaire burricus, forme altérée, sous l’influence de burrus, « roux », de buricus, qui désignait un petit cheval roux.

Nos amis portugais disent, eux, é um asno perfeito (c’est un âne parfait), les Italiens è un asino calzato e vestito (c’est un âne chaussé et vêtu) et les Allemands er ist ein Quadratesel (c’est un âne au carré). On entend aux Pays-Bas zo dom zijn alse en ezel (être bête comme un âne), mais aussi la forme plus élaborée zo dom zijn als het paard van Christus (être bête comme le cheval du Christ), puisque c’est en effet monté sur un âne, et non sur un cheval, que le Christ entra dans Jérusalem le jour des Rameaux.

Notons pour conclure que notre âne est parfois aussi associé à des images plus flatteuses. Dans les crèches, il est, avec le bœuf, celui qui réchauffe de son souffle l’enfant Jésus. Apulée en fit le héros de ses Métamorphoses (aussi nommées L’Âne d’or), tout comme Henri Bosco et la comtesse de Ségur avec L’Âne Culotte et Les Mémoires d’un âne, sans oublier le poème de Francis Jammes, Prière pour aller au paradis avec les ânes :


« […] Je prendrai mon bâton et sur la grande route

J’irai, et je dirai aux ânes, mes amis :

Je suis Francis Jammes et je vais au Paradis,

car il n’y a pas d’enfer au pays du Bon Dieu.

Je leur dirai : “Venez, doux amis du ciel bleu,

pauvres bêtes chéries qui, d’un brusque mouvement d’oreille,

chassez les mouches plates, les coups et les abeilles.”

Que je Vous apparaisse au milieu de ces bêtes

que j’aime tant parce qu’elles baissent la tête

doucement, et s’arrêtent en joignant leurs petits pieds

d’une façon bien douce et qui vous fait pitié.

[…] Mon Dieu, faites qu’avec ces ânes je Vous vienne.

Faites que, dans la paix, des anges nous conduisent

vers des ruisseaux touffus où tremblent des cerises

lisses comme la chair qui rit des jeunes filles,

et faites que, penché dans ce séjour des âmes,

sur vos divines eaux, je sois pareil aux ânes

qui mireront leur humble et douce pauvreté

à la limpidité de l’amour éternel. »