Cette étrange locution, zizanie aquatique, ne désigne pas quelque bataille navale ni quelque différend sur l’extension des zones de pêche ou la délimitation des eaux territoriales de tel ou tel pays. Certes l’eau peut être source de bien des querelles et l’on se souviendra que le latin rivalis, à l’origine de rival, a désigné des riverains du même cours d’eau en litige quant à son utilisation avant de désigner des rivaux en amour. Zizanie vient du latin zizania, qui est à la fois un neutre pluriel désignant l’ivraie et un féminin singulier désignant la discorde, la jalousie. Ces deux formes sont empruntées du grec zizanion, « ivraie », lui-même venu du sumérien zizân, « blé ». On se réjouira que zizanie trouve son origine en Mésopotamie, proprement « entre les deux fleuves », ce qui nous rappellera l’importance de l’eau pour la culture des céréales, quand bien même elles ne seraient pas appelées aquatiques. Mais on ne sait par quel détour on est passé du blé, céréale emblématique de la naissance de l’agriculture, à l’ivraie, plante devenue un symbole du mal.
Ivraie partage avec d’autres mots la particularité d’être issu d’un adjectif. Ce nom, en effet, vient du latin médiéval planta, herba ebriaca, « plante, herbe qui enivre », parce qu’il en existe une espèce aux effets hallucinogènes qui plonge celui qui en consomme dans une forme d’ivresse. Est-ce cette ivresse originelle qui explique le manque d’assurance, les vacillements et les hésitations orthographiques de ce mot dans le Dictionnaire de l’Académie française ? En 1694 et 1718, on le rencontre sous la forme yvroye, en 1740, on lit ivroye, en 1762, ivroie et, à partir de 1798, ivraie. L’ivresse engendrée par cette plante en est un élément caractéristique puisque quand Linné la fera entrer dans sa taxinomie, il lui donnera son nom usuel en latin, lolium, auquel il ajoutera l’adjectif temulentum, signifiant, comme ebriacus, « qui enivre ». On constatera avec intérêt que les Latins n’ont pas traduit le nom grec zizanion par lolium, qui se lit pourtant chez les auteurs les plus anciens, comme Plaute ou Ennius, et aussi chez l’agronome Varron ou encore chez Virgile, mais qu’ils ont choisi de le transcrire en créant la forme zizania, sans doute pour rester plus près du texte des Évangiles. Les noms ivraie et zizanie doivent en effet leur fortune au texte de saint Matthieu. C’est grâce à lui que le nom de cette graminée est aussi universellement connu, qu’il est répandu aussi largement, linguistiquement s’entend, en dehors du champ de la botanique. Voici le début de la parabole du bon grain et de l’ivraie (XIII, 24) : « Le royaume des cieux est semblable à un homme qui avait semé de bon grain dans son champ. Mais pendant que les hommes dormaient, son ennemi vint, et sema de l’ivraie au milieu du blé (et superseminavit zizania in medio tritici) et s’en alla. »
Le nom zizanie connut, une vingtaine de siècles plus tard, un regain de vigueur quand un autre auteur, René Goscinny, dont les ouvrages, eux aussi traduits dans plus de cent langues et vendus à plusieurs centaines de millions d’exemplaires, publia un livre mettant en scène un intrigant nommé Tullius Detritus et intitulé La Zizanie.
Que ces ouvrages ne nous fassent pas oublier ce qu’est la véritable zizanie aquatique : c’est une graminée poussant dans les eaux douces peu profondes d’Amérique du Nord, nommée encore zizanie du Canada, zizanie des marais ou riz des Indiens, parce que ceux-ci connaissaient et récoltaient depuis très longtemps cette céréale aux longs grains rouge foncé.