En 1984, l’université de Stockholm fit paraître un Vocabulaire du roman français qui établissait, à l’aide de vingt-cinq romans contemporains, une liste des mots les plus fréquents de notre langue. La conjonction car y occupait la deux cent vingt-troisième place. Ce monosyllabe, issu du latin qua re, proprement « par cette chose », revenait de loin puisque, trois siècles et demi plus tôt, Le Roy de Gomberville, qui accueillit plusieurs fois ses confrères académiciens chez lui, souleva une vive discussion en demandant à l’Académie de le proscrire. Gomberville se faisait d’ailleurs gloire de ne jamais l’avoir utilisé dans les cinq volumes de son roman Polexandre – Pellisson, qui, lui, défendait cette conjonction de coordination, signalait en avoir trouvé trois occurrences (en fait, Gomberville l’a employée quinze fois dans la première partie de son roman, et l’a même placée en tête de phrase : « Mais ici je trouve une nouveauté qui sans mentir est digne d’étonnement. Car qui pourra voir sans admiration… »). La majorité des académiciens combattirent Gomberville ou se désintéressèrent de cette question, mais l’idée se répandit dans l’opinion que cette volonté de chasser car de notre langue, au prétexte que ce mot était, selon Gomberville, trop vieux et trop « gotique » (au sens péjoratif de « moyenâgeux »), était celle de l’Académie dans son entier. Saint-Évremond en fit la matière d’une pièce, parue en 1650, La Comédie des académiciens. Elle nous intéresse à plus d’un titre. D’abord parce qu’on y voit que la plupart des académiciens n’étaient pas de l’avis de Gomberville, mais aussi parce que l’auteur signale d’autres termes qui furent menacés de proscription comme or, vindicte, dispute, angoisse, blandices, pour ce que (aussi écrit, sur le modèle de parce que, pource que), d’autant, détracter, los, etc. Ceux qui s’opposaient à l’effacement de car se prévalaient du royal Car tel est notre bon plaisir, formule par laquelle, depuis Charles VII, qui régna de 1422 à 1461, se concluaient les lettres patentes des souverains de France. En témoignent ces six vers, mis dans la bouche de trois académiciens :
« Je suis fort bon sujet, et le serai toujours ;
Prêt de mourir pour car, après un tel discours » (Gombaud).
« Du car viennent des lois : sans car, point d’Ordonnance ;
Et ce ne serait plus que désordre et licence » (Desmarets).
« Il faudra modérer cet indiscret pourquoi,
Et révérer le car, pour l’intérêt du Roi » (Serisay).
Le mal était pourtant fait et l’Académie acquit la réputation d’avoir voulu abolir cette conjonction. En témoigne la charade suivante, extraite de l’ouvrage, paru en 1786, de l’abbé Sémillard des Ovillers et intitulé Manuel des oisifs, contenant sept cents folies et plus… :
« Les Quarante jurerent,
Le premier condamnèrent,
Non sans appel heureusement.
Ou d’ivoire ou d’Ebène
L’autre, que doigts légers mettent en mouvement,
Est l’ame du son, plaît, flatte agréablement.
Enfans de Mars avec gloire, avec peine,
Vous portez le tout lestement. »
Parmi les plus ardents défenseurs de cette pauvre conjonction, il y eut un autre académicien, Vincent Voiture, qui nous permet de conclure avec ce plaidoyer qu’il mit en tête d’une lettre adressée, en 1637, à mademoiselle de Rambouillet :
« Car étant d’une si grande considération dans notre langue, j’approuve extrêmement le ressentiment que vous avez du tort qu’on lui veut faire ; et je ne puis bien espérer de l’Académie dont vous me parlez, voyant qu’elle se veut établir par une grande violence ; en un temps où la fortune joue des tragédies par tous les endroits de l’Europe, je ne vois rien si digne de pitié que quand je vois que l’on est prêt de chasser et faire le procès à un mot qui a si utilement servi cette monarchie et qui, dans toutes les brouilleries du royaume, s’est toujours montré bon français ; pour moi, je ne puis comprendre quelles raisons ils pourront alléguer contre une diction qui marche toujours à la tête de la raison et qui n’a point d’autre charge que de l’introduire ; je ne sais pour quel intérêt ils tâchent d’ôter à car ce qui lui appartient, pour le donner à pour ce que, ni pourquoi ils veulent dire avec trois mots ce qu’ils peuvent dire avec trois lettres. »