Dioclétien a laissé son nom dans l’histoire pour plusieurs raisons : il consolida les frontières, fit paraître en 303 et 304 quatre édits contre les chrétiens, mais surtout il partagea son pouvoir avec Maximien, qu’il nomma auguste, c’est-à-dire empereur. Ensuite, ces deux augustes se firent assister chacun d’un césar ; on passait ainsi d’une monarchie à une tétrarchie. Cette réforme constitutionnelle fut à l’origine d’un grand bouleversement dans la manière de s’adresser les uns aux autres. Auparavant, l’emploi des pronoms latin tu, « tu », et vos, « vous », ne dépendait que du nombre de personnes à qui l’on s’adressait. On tutoyait tout le monde, y compris l’empereur, comme en témoigne le fameux « morituri te salutant » des gladiateurs. Mais après ce partage, il pouvait arriver que l’un de ces souverains parle en son nom propre et au nom des trois autres. Dans ce cas, il n’employait pas le ego de 1re personne du singulier, mais le nos de 1re personne du pluriel. On ne lui répondait pas en employant un te de 2e personne du singulier, mais un vos de 2e personne du pluriel. Le vouvoiement était né et avait de beaux jours devant lui. Au temps de Louis XIII et de Louis XIV, le tutoiement était rare et, même si, étonnamment, on l’employait dans les vers et en prose poétique pour s’adresser à Dieu et aux rois, on ne tutoyait alors ordinairement que les valets et les gens très inférieurs. Entre amis, le vous était conservé et le tutoiement, considéré comme fort grossier. Le duc de Saint-Simon en témoigne indirectement au chapitre LXX de ses Mémoires : « Une personne de quelque distinction, même fort éloignée des maisons souveraines, en parlant en allemand de ses parents, ne dit jamais autrement que monsieur mon père, madame ma mère, madame ma sœur, monsieur mon frère, monsieur mon oncle, madame ma tante, monsieur mon cousin, et supprimer le monsieur et le madame serait une grossièreté pareille à tutoyer parmi nous. » Dans la famille, le tutoiement n’était guère admis et Mme de Sévigné n’emploie que le vous dans sa correspondance avec sa fille. Les choses changent au xviiie siècle. Larousse nous dit que le tutoiement est la forme de langage préférée des amants ; le vous, plus cérémonieux et plus respectueux, semble beaucoup moins tendre. Voltaire le montre joliment dans un poème intitulé Les Vous et les Tu, dans lequel on peut lire :
« Non, Madame, tous ces tapis / […] Et toute votre orfèvrerie […] / Ne valent pas un des baisers / Que tu donnais dans ta jeunesse. »
Mais la langue ne s’est pas arrêtée au vouvoiement, peut-être parce qu’on ne le distinguait de formes du pluriel que dans des tours comme « vous êtes très amical », et qu’il pouvait donc sembler manquer de grandeur. Il est un autre moyen de manifester plus encore de respect, c’est l’emploi de la troisième personne. Dans ses Problèmes de linguistique générale, Émile Benveniste appelle le pronom de 3e personne « le pronom de la non-personne ». Ce peut donc être le pronom qui permet de faire sortir celui par lequel on le désigne du commun des mortels ; il y a dans l’utilisation de cette 3e personne une manière de signaler la distinction, au sens premier du terme, de celui que l’on apostrophe ainsi. Si l’on trouve parfois cette 3e personne avec Monsieur et Madame (et on se souviendra que sieur est une variante de seigneur et que dame est issu du latin domina, « maîtresse »), on la trouve surtout avec des noms, tous féminins et à valeur superlative, liés le plus souvent à une notion de hauteur, et écrits avec une capitale comme Grandeur, Éminence, Majesté, Seigneurerie, Sérénité, Sainteté, Altesse, Excellence.
Ajoutons pour conclure que cet emploi de la 3e personne comme marque de distance respectueuse n’est pas l’apanage du français. L’allemand emploie ainsi le pronom personnel de 3e personne du pluriel, sie, qu’il transforme en pronom singulier Sie grâce à la majuscule, tandis que l’espagnol emploie les formes usted et ustedes, contraction de vuestra merced, « votre grâce », et de vuestras mercedes, « vos grâces », ce qui lui permet de distinguer un vouvoiement singulier d’un vouvoiement pluriel.