L’expression se prendre un râteau s’emploie lorsqu’une personne qui s’est lancée dans une entreprise de séduction échoue lamentablement et se voit repoussée. Elle est parfois modalisée par l’adjonction de l’adjectif gros au nom râteau. On explique en général cette expression par le fait que la douleur de l’échec rappelle celle que l’on ressentirait si, en marchant sur les dents d’un râteau abandonné sur le sol, on recevait le manche de cet outil au visage. Comme ce manche peut frapper violemment les dents, on dit parfois aussi se manger un râteau.
Cependant cette explication, si séduisante soit-elle, n’est sans doute pas la bonne. Il s’agit probablement de la reformulation d’une expression plus ancienne (comme Jeter sa langue aux chiens a été remplacée et adoucie en Donner sa langue au chat). En effet, on lisait à l’article rat de la première édition du Dictionnaire de l’Académie française : « On dit figurément qu’Une arme à feu a pris un rat, Quand l’amorce n’a point pris, ou que l’arme ne tire pas. Vostre pistolet, vostre fusil a pris un rat. Et on dit d’un homme qui a manqué son dessein, qui a manqué son coup, qu’Il a pris un rat. » Au sujet de cet emploi, la deuxième édition ajoutait : « Il est familier & ironique. » Cette expression, qui s’est rencontrée jusqu’à la septième édition de notre Dictionnaire, est à l’origine du verbe « rater », qui apparaît, lui, dans la deuxième édition avec une définition presque identique à celle de prendre un rat : « Verbe qui se dit d’une arme à feu qui manque à tirer. La compagnie de perdrix partit à la portée de son fusil, mais son fusil rata. »
Mais d’où vient que le rat était considéré comme un symbole d’échec ? Probablement des farces innocentes de jeunes polissons, comme nous l’apprend la première édition de notre Dictionnaire : « Parmi le peuple on dit, Donner des rats, pour dire, Marquer les habits des passants avec de la craye ou de la farine dont on a frotté un petit morceau d’estoffe attaché au bout d’un baston, & ordinairement coupé en forme de rat. Pendant les jours gras les petits enfants s’amusent à donner des rats aux passants. » Littré ajoute : « Il a eu un rat, on lui a posé sur le dos la figure d’un rat pour se moquer ensuite de lui, sorte de plaisanterie qui se faisait les jours gras. Donner des rats aux passants. » Ainsi, avec le temps et par un phénomène que la phylogenèse n’explique pas, nos rats furent changés en poissons et leur période d’activité se réduisit des jours gras au 1er avril. Avec prendre un rat, on serait passé du sens d’ « être victime d’une innocente plaisanterie » à celui d’« être berné » et enfin d’« échouer ». On aurait pris un rat avant de prendre un râteau. Littré semble confirmer cette hypothèse quand il nous informe que rater signifie « dans le langage libre, ne pas venir à bout d’une femme ». Un passage rencontré chez Le Sage témoigne de ce sens : le héros éponyme de ce roman, Gil Blas, déclare, parlant d’une jeune femme qu’il convoite : « Nous verrons si un jeune seigneur tel que moi peut rater une conquête. » Mais, pour illustrer son propos, Littré citait cette cruelle épigramme de François-Joseph-Marie Fayolle contre le malheureux académicien Pierre Baour-Lormian, qui fut infortuné en ménage et piètre traducteur ou imitateur des grands classiques étrangers :
« Baour rata sa femme ; il a raté le Tasse ;
Il rata d’Ossian le génie exalté ;
Il rate encore Young ; il rate le Parnasse ;
Et le pauvret, pour dernière disgrâce,
Ratera la postérité. »