Force est de le constater : on hésite, on diffère, on balance, on flotte, on louvoie, on oscille, on tâtonne, on temporise et on tergiverse ; on atermoie encore un peu, mais on ne barguigne plus guère. En général, ce sont des verbes du troisième groupe qui peu à peu ont perdu certaines formes, parce que leur conjugaison était par trop irrégulière. Barguigner, verbe du premier groupe, n’aurait dû rien avoir à craindre, mais aujourd’hui, on ne le rencontre qu’à l’infinitif et presque toujours dans la locution adverbiale sans barguigner. Pourtant, il était encore conjugué au présent (sans toutefois noter le g de la dernière syllabe) dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française : « Les Marchands n’aiment point ceux qui barguinent. » Au Moyen Âge, quand l’orthographe flottante faisait qu’on pouvait l’écrire d’une quinzaine de manières, on usait de ce verbe à tous les temps. Dans le Roman du chatelain de Couci, il est à l’imparfait : « Iluec trouverent… lor dame qui remuoit les joiaus et les bargignoit » (« Là… ils trouvèrent leur maîtresse qui déplaçait des bijoux et les marchandait »), et au passé simple : « Et quant plus rien ne bargigna, Sa marchandise appareilla » (« Et quand il ne vendit plus rien il rangea sa marchandise »). Dans son Histoire de Saint Louis, Joinville l’emploie au passé composé : « Avez-vous barguigné [combattu] nulz chevaliers ? » Dans une Ordonnance sur le commerce du poisson de mer, publiée dans le Nord de la France (ce qui explique que l’initiale de ces formes soit en v et non en b), on le rencontre aussi au futur : « vargaigneur qui vargaignera le poisson » (« un commerçant qui vendra du poisson »). Cette multitude de formes s’accompagnait d’une grande variété de sens. Barguigner signifiait au Moyen Âge à la fois « commercer », « marchander », « mettre à mal », « défendre, batailler », mais aussi « amuser, tromper ». De ce verbe étaient tirés différents noms : bargaigne, « commerce, marché », « gain, profit », « affaire », « délai », « sollicitation », « tromperie » ; bargaigneur, « marchand », « trafiquant » ; et bargaing, « propos, parole », « contestation ».
La quinzaine de variantes de l’ancien français est un héritage de la dizaine de variantes du latin médiéval, parmi lesquelles figurent principalement barcaniare et barganniare. On considère aujourd’hui que ces diverses formes latines sont empruntées du francique *borganjan, « commercer », un croisement de *borgen, « prêter, emprunter », et de *waidanjan, « gagner », même si Diez pensait que ce mot était à relier à barca, « barque », cette dernière servant, d’après Isidore de Séville, à porter les marchandises deçà delà, de sorte que barcaniare signifierait « porter en barque », puis, simplement, « transporter ses marchandises ». Ensuite, comme l’écrit Littré : « De marchander, barguigner a passé, par une dérivation que l’on conçoit, au sens d’“hésiter, tergiverser”. »
De cette grande richesse de formes, il ne reste aujourd’hui presque plus rien, mais on se consolera en se disant que ce verbe survit outre-Manche avec le verbe to bargain, que nos amis anglais nous ont emprunté au Moyen Âge.