Il fut un temps, pas si lointain, où le monde se partageait entre partisans de tel ou tel maître à penser, de telle ou telle vedette, de telle ou telle idole. On était pour Sartre ou pour Camus ou, non moins sérieusement, pour les Beatles ou pour les Rolling Stones, pour Anquetil ou pour Poulidor. On oubliait généralement Corneille et Racine. La Bruyère les oppose pourtant dans une sentence célèbre : Corneille peint les hommes tels qu’ils devraient être. Racine les peint tels qu’ils sont. Il s’agit d’un topos de la littérature et de la critique, cité d’ailleurs dans le film, devenu si célèbre, Les Tontons flingueurs, et qu’Aristote avait déjà appliqué aux œuvres de Sophocle (qui peignait les hommes tels qu’ils auraient dû être) et d’Euripide (qui les peignait tels qu’ils étaient).
Ce dilemme, peindre ce qui est ou peindre ce qui devrait être, le lexicographe et le grammairien y sont aussi confrontés, qui penchent tantôt pour une grammaire descriptive et tantôt pour une grammaire normative, tantôt pour des dictionnaires très accueillants et tantôt pour des dictionnaires plus resserrés. Décrire la langue telle qu’elle est ou dire ce qu’elle devrait être : entre les deux depuis près de quatre siècles, le cœur de l’Académie française semble balancer. Qui la connaît mal l’imagine promouvant une langue éthérée, une langue qui s’entend peu ; après tout, son rôle n’est-il pas, statutairement, de « donner à notre langue des règles certaines, de la rendre pure et éloquente et capable de traiter les arts et les sciences » ? Son Dictionnaire n’est-il pas, ici ou là, agrémenté de remarques normatives ? N’est-elle pas requise, jour après jour, pour dire, non le droit, mais la bonne langue ? La rubrique qui contient ces lignes n’est-elle pas intitulée Dire, Ne pas dire ? Assurément, dira-t-on, c’est Corneille qui est vainqueur. D’ailleurs ne fut-il pas académicien pendant trente-sept ans ? Si la langue qu’il souhaite vaut les hommes qu’il peint, n’est-ce pas, à l’Académie, le triomphe de la langue telle qu’elle doit être ?
Mais qui la connaît un peu mieux sait qu’elle s’est toujours suprêmement référée à l’usage et que, d’édition en édition, elle a tenu compte de ce qui se disait et de ce qui s’écrivait pour réformer l’orthographe. Ce serait alors Racine qui l’emporterait. Après tout, si Corneille a été académicien pendant trente-sept ans, Racine ne le fut-il pas pendant vingt-cinq ans ?
Mais les choses n’étaient, ne sont pas si simples. Plutôt que de trancher abruptement et de n’opter que pour un point de vue, depuis quatre siècles l’Académie française a choisi, non sans querelles, non sans tiraillements, cette mediocritas aurea, ce « juste milieu qui vaut de l’or » cher aux Anciens, en se refusant le confort d’une option réductrice et en se condamnant à marcher entre deux précipices sur une étroite ligne de crête.
Car qui la connaît mieux encore sait que cet usage, elle s’efforce de le guider quand il est incertain et de le redresser quand il est fautif. Elle semble s’être appliquée à mettre en œuvre, s’agissant de la langue, les préceptes de Lucrèce au sujet de la nature, qui recommande à qui veut la connaître species naturae ratioque, c’est-à-dire l’observation et l’étude raisonnée de celle-ci.
Substituons linguae à naturae et Lucrèce réconciliera nos deux dramaturges, lui qui nous enjoint de mettre en ordre ce qui a été constaté par des règles raisonnées.