Il s’est trouvé en latin deux verbes de sens différents mais ayant la même forme, purare : l’un était dérivé de l’adjectif purus, « pur », et signifiait « nettoyer, purifier ; épurer » ; l’autre, dérivé du nom pus, puris, « pus », signifiait « suinter, suppurer ». L’ancien français a confondu ces deux verbes en un seul, purer, qui réunissait toutes ces significations. La fusion de ces différents sens s’est faite parce que l’eau employée pour laver des aliments dégouttait quand on mettait ces derniers à sécher. Par extension, purer s’est ensuite employé avec le sens d’« écraser pour obtenir du jus ». Le participe passé féminin substantivé de ce verbe, purée, a donc d’abord désigné un liquide, et particulièrement du vin, la fameuse purée septembrale chère à Rabelais. Mais il n’est pas le seul à appeler ainsi cette boisson. On lit ainsi chez Eustache Deschamps, un auteur du xive siècle : « Alons humer de la purée en chantant », et quelques vers plus loin : « Tres chier (cher) et tres amé cousin / Tant avez pincé (pris) le raisin / Et la purée de Bourgoingne / Que […] souffert en avez maladie. »
En avançant dans le temps, la purée a cessé d’être le nom du jus pour devenir celui du résidu solide obtenu après pression, puis celui de tout fruit ou légume écrasé. Dans la langue populaire, c’est aussi une interjection marquant l’étonnement ou l’irritation.
Mais de purer, au sens de « dégoutter, suinter », vient également le nom purin. Si l’on connaît le sens ordinaire de ce mot, un exsudat liquide des tas de fumier, on connaît moins le sens de ce terme quand il est adjectif, employé en particulier dans l’expression langage purin qui a longtemps désigné le patois urbain de Rouen aux xviie et xviiie siècles. À cette époque en effet le textile y était la principale industrie. Les teinturiers étaient régulièrement amenés à retirer des pièces de tissu des bacs de teinture dans lesquels ils les avaient fait tremper pour les mettre à dégoutter ; on disait alors que ce tissu purait. C’est pour cette raison que l’on donna le nom de purin aux teinturiers, puis à tous les ouvriers du textile et enfin à tous les ouvriers de Rouen, mais aussi à la langue qu’ils utilisaient. Dans son Dictionnaire, Littré présente encore ce purin comme « le patois du peuple dans les bas quartiers de la ville de Rouen », dans lequel, précise-t-il, « on fait des vers burlesques ».
Ces vers burlesques, les vers purins (que l’on appelle aussi parfois vers puriniques) doivent leur fortune à deux écrivains rouennais du xviie siècle, aujourd’hui peu connus, David Ferrand et Louis Petit, auteurs l’un et l’autre, à quelques dizaines d’années d’écart, d’un recueil de poèmes portant le même titre : La Muse normande. Si les vers qu’on y trouve nous intéressent encore, ce n’est pas tant pour leur valeur littéraire, mais bien plutôt parce que c’est dans ces recueils que l’on rencontre, écrits pour la première fois, un certain nombre de termes normands qui firent ensuite leur entrée officielle dans notre langue (semblable aventure arriva, deux siècles plus tard, au nom pieuvre, d’abord anglo-normand, puis français grâce aux Travailleurs de la mer, de Victor Hugo). Parmi donc ces noms nés du purin, ou, mieux, du langage purin, et bientôt devenus français, on trouve bardage, brandebourg, calumet, gob(b)e, guibole, étriquer ou flâner, mais également la forme ancienne grisette, qui désignait une pièce de monnaie de couleur grise et de peu de valeur, et d’où l’argot a tiré le nom grisbi. C’est de cette langue que nous viennent aussi revenez-y, et seringue, au sens d’« arme à feu », tirelire, au sens de « tête », ou encore se toquer, au sens de « s’éprendre, s’engouer », sans oublier déclencher, lubie, minauder, ni potin, au sens de « commérage », ou roquet, au sens de « chien de petite taille et hargneux ». Il y en eut aussi quelques autres, dont la langue commune ne voulut pas et qui ne sortirent guère de la région où ils étaient nés, comme caleux, « paresseux » ; craqueux, « menteur, hâbleur » ; éluger, « troubler » ; fripe, « mangeaille » ; ou gravouiller, « faire du tapage ».
Ajoutons pour conclure que purin n’était pas le seul nom que l’on donnait à ces teinturiers. Ils partageaient aussi avec les tanneurs celui de sueur. Non pas le nom féminin, issu du latin sudor, et que nous avons conservé, mais une forme masculine, issue du latin sudator, qui, en latin classique, signifiait « qui transpire facilement », et qui, en latin médiéval, désignait celui qui dans sa profession était amené à laisser égoutter quelque matière, laine ou peau. Notons par ailleurs que la phonétique a fait qu’en passant à l’ancien français, le latin sutor, « celui qui coud », puis « cordonnier », a lui aussi donné une forme sueur. Si le nom féminin sueur a éliminé de la langue tous ces noms communs masculins, sueur a cependant été conservé dans les patronymes Sueur, Lesueur ou Le Sueur ; la toponymie nous en a aussi gardé quelques traces, quelque peu cachées, puisque sueur, dont on avait fini par oublier le sens, a souvent été transformé en sieur : dans les rues ou autres voies de circulation appelées aux Sieurs, ce nom ne désigne pas des seigneurs ou d’autres personnages importants, mais, surtout si ces voies bordent un cours d’eau, indique que teinturiers, tanneurs ou cordonniers y avaient leurs ateliers ou leurs échoppes.