Quelle famille que celle du verbe penser ! Que de variété chez ses ascendants, collatéraux et descendants ! On y trouve, comme dans un inventaire à la Prévert, des impondérables, un penseur et un panseur, un stipendié et un compendium, un pensum et un pendu, des pendules, un poids et une perpendiculaire, du dispendieux et une suspension, un appendice, des compensations, des dépenses, une dispense, des pensionnaires et, comble de surprise, un poêle.
À la source de cette nombreuse famille, une racine *pen- sur laquelle est formé le verbe intransitif latin pendere, qui signifie « être suspendu ». De ce verbe on a tiré, à l’aide de funis, « câble », que l’on retrouve dans funambule, le nom funependulum, proprement « pendu à un fil ». Le français en fera funependule, vite abrégé par aphérèse en pendule, dont on tirera un féminin par le biais de l’expression horloge à pendule. La langue des maçons a donné naissance au perpendiculum, « fil à plomb » (proprement « qui pend le long de »), source de nos perpendiculaires. Appendice appartient à cette même famille puisque, en latin, l’appendix désigne ce qui pend à côté d’autre chose puis le supplément, l’appendice.
Comme les balances romaines fonctionnaient avec des plateaux suspendus, pendere a pris le sens de « peser ». Notre poids est issu du participe passé pensum, qui désigna d’abord en latin le poids de laine que devait filer quotidiennement une servante, puis, dans l’argot scolaire, toute tâche supplémentaire donnée comme punition. Au Moyen Âge on le trouve écrit, conformément à l’étymologie, peis et pois, et une tapisserie du musée de Cluny nous apprend qu’un certain Ghonargianus « trouva l’art de paisser aus pois ». Mais bientôt on s’avise qu’en latin poids se disait pondus, et c’est l’imprimeur et éditeur Estienne qui décida alors de rajouter un d qu’il croit étymologique. Comme pendant très longtemps la valeur des monnaies était liée à leur poids et qu’il fallait donc les peser, un même mot pouvait désigner à la fois une unité de poids et une unité monétaire, ainsi la livre, le talent ou la pound utilisée en Angleterre, d’ailleurs issu de pondus. De l’idée de poids, on en vint ensuite à celle de règlement en espèces, et donc à celle de dépense. Pendere va alors se voir adjoindre deux nouveaux sens. Le premier est concret, c’est celui de payer en espèces sonnantes et trébuchantes : le français a conservé nombre de mots liés à ces notions, comme dispendieux, tiré de dispendium, « dépense, frais », lui-même dérivé de dispendere, « peser en distribuant », qui est à l’origine de nos verbes dépenser et dispenser. Le second est plus abstrait : peser, c’est aussi mettre en balance les avantages et les inconvénients d’une situation, c’est évaluer, juger et estimer les différents aspects d’un problème. En un mot, c’est penser. Si le verbe latin pendere avait déjà ce sens, c’est de son fréquentatif pensare, qui signifie tout à la fois « peser », « payer » et « penser », qu’est issue la forme française. De penser viendront naturellement le dérivé penseur, mais aussi les formes moins attendues panser et panseur, ces dernières étant issues par un changement orthographique de la tournure médiévale penser de, « s’occuper de, prendre soin de, soigner ».
Intéressons-nous pour conclure à un dernier mot lié de manière moins évidente à cette série, le poêle. Il nous ramène à pendere, pris dans son sens originel de « pendre » puisqu’il est issu de l’adjectif pensilis, « pendant », qui dans le domaine de l’architecture qualifiait un ouvrage édifié sur voûte, sur piliers. Ainsi la locution balnea pensilia s’employait-elle pour désigner des bains chauds, des thermes bâtis sur des caves voûtées où l’on faisait du feu afin d’amener ces pièces à bonne température. L’adjectif pluriel neutre pensilia va être ensuite substantivé et il désignera, chez Grégoire de Tours, une chambre chauffée par le sol. En passant du latin au français, pensilia évoluera en poêle pour désigner toute pièce chauffée. On constatera avec amusement que ce terme sera particulièrement mis en valeur par Descartes, le même qui, avec son cogito, porta un coup fatal au verbe pensare, pourtant lié à ce poêle, qui lui servit de bureau, de pièce à penser.