Pauvre imbécile, ce groupe nominal est aujourd’hui une injure, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Jadis, dans ce groupe, pauvre avait une vraie valeur de commisération et non cette connotation méprisante et dédaigneuse qu’il peut avoir aujourd’hui, et ce, parce que l’imbécile était alors une personne caractérisée par sa faiblesse physique et plus encore intellectuelle, et non pas une personne sotte et stupide. C’est ce sens de personne faible physiquement qu’il a encore dans ces vers de La Henriade, de Voltaire : « Prêtres audacieux, imbéciles soldats / Du sabre et de l’épée, ils ont chargé leurs bras. » Quant à la faiblesse intellectuelle, on en a un exemple dans Bajazet, de Racine : « L’imbécile Ibrahim […] / traîne exempt de péril une éternelle enfance : / Indigne également de vivre et de mourir / On l’abandonne aux mains qui daignent le nourrir. »
L’atonie intellectuelle provoquée par l’imbécilité était même devenue un lieu commun de l’iconographie et on la représentait selon un code bien défini. Cette dernière était figurée par une jeune fille assise, les cheveux épars, la poitrine négligemment découverte, l’œil fixe et stupide. L’allégorie était rendue plus manifeste encore par la présence, aux pieds de cette jeune fille, d’huîtres et de coquillages, animaux auxquels on prêtait ordinairement peu d’intelligence et peu d’expressivité. Quant à ces noms, imbécile et imbécilité, (qui fut longtemps écrit imbécillité) ils nous viennent du latin et sont composés à l’aide du préfixe négatif im- et du nom baculus, « bâton ». L’imbécile est donc proprement celui qui n’a pas de bâton pour soutenir ses forces défaillantes. De baculus, le latin avait aussi tiré un diminutif, bacillum, « bâtonnet, baguette ». C’est de lui que nous avons emprunté notre bacille, cette bactérie en forme de bâtonnet. La biologie semble d’ailleurs aimer cette famille linguistique puisque le nom bactérie nous vient du grec baktêrion, « bâtonnet », diminutif de baktêria, « bâton », un nom qui a la même origine indo-européenne que baculus. Baktêria désignait en particulier un bâton, ou une canne, qui symbolisait le pouvoir des juges. Car si la privation d’un bâton pour soutenir ses pauvres forces est un signe de faiblesse, sa possession est, elle, un signe de pouvoir ; notre langue le dit encore avec des expressions comme « bâton de commandement » ou « bâton de maréchal ». On se souviendra également que du verbe grec skêptesthai, « s’aider d’un bâton », a été tiré skêptron, le bâton sur lequel on s’appuie, mais aussi le bâton sur lequel repose le pouvoir royal et qui le symbolise, le sceptre, et pour se rendre compte de la puissance symbolique de cet emblème royal, il n’est que de lire ou relire ce chef-d’œuvre d’Hergé, Le Sceptre d’Ottokar. La langue grecque connaissait un autre type de bâton, ou plutôt une baguette, le rhabdos. C’était, une fois encore, un insigne de pouvoir, mais celui des mages, qui l’utilisaient pour pratiquer une forme de divination appelée rhabdomancie, proprement « la divination par la baguette ». Ce nom, baguette, est un emprunt de l’italien bacchetta, un diminutif de bacchio, « bâton », qui est, lui, issu du latin baculus, que nous avons déjà rencontré plus haut. À cette série étymologique, on aimerait ajouter, parce qu’ils s’en rapprochent, par la forme et par le sens, les noms bâton et béquille, mais nous ne le pouvons pas. Le premier vient en effet du latin populaire bastare, « porter », à l’origine de nos formes bât et bâter, le bâton ayant sans doute été d’abord une perche que l’on portait horizontalement sur l’épaule et à laquelle pendaient des fardeaux. Quant au nom béquille, ce n’est pas à l’appui qu’il offre qu’il doit son nom, mais au fait que les plus anciens exemples de cet appareil étaient en forme de bec d’oiseau. Béquille est en effet tiré d’une forme ancienne béquillon, qui signifiait proprement « petit bec ».