Il existe en français un très grand nombre de mots, ordinairement qualifiés de savants, qui sont formés à l’aide d’éléments grecs ou latins. Parmi ceux-ci on trouve de nombreux couples de synonymes, comme florilège et anthologie − dans lesquels l’un est composé à l’aide de mots latins (florilège), et l’autre à l’aide de mots grecs (anthologie) −, qui ont le même sens. C’est aussi le cas avec les couples piscivore et ichtyophage, quadrupède et tétrapode, polymorphe et multiforme, etc.
Il en est quelques-uns, beaucoup plus rares, où les mots français actuels ainsi composés, quoique partant de termes synonymes, ont des sens de peu de rapport. Prenons ainsi Lucifer, formé à partir du latin lux, « lumière », et ferre, « porter » : les équivalents grecs de ces deux mots, phôs et pherein, ont servi à composer le substantif phosphore qui n’est en rien le synonyme de Lucifer. Mais il faut signaler qu’avant d’être un nom propre désignant un ange déchu, le latin lucifer fut à la fois un adjectif, signifiant « qui porte la lumière, qui porte un flambeau », puis, en latin chrétien, « qui donne la vérité », et un nom qui désignait Vénus, l’étoile du matin, tous sens qu’avait le grec phôsphoros. Il en va de même avec carnivore et sarcophage. L’animal mangeur de viande et le coffre funéraire sont aujourd’hui sans lien sémantique, mais on comprend mieux leur rapport si l’on se souvient que le sarcophage était à l’origine en pierre de chaux et que celle-ci rongeait, disait-on, la chair des corps qu’on y déposait. Au xixe siècle est apparu un deuxième sarcophage, plus proche de carnivore, puisqu’il désigne cette fois une mouche qui pond ses œufs sur les cadavres ou la viande en voie de putréfaction dont se nourriront ses larves.
C’est aussi au xixe siècle que les chirurgiens ont forgé le nom ostéoclaste, désignant un instrument utilisé pour briser un os lors d’une intervention chirurgicale. Ce mot est composé à l’aide du grec osteon, « os », et klân, « briser ». Son équivalent venant du latin est moins facilement identifiable, puisqu’il s’agit d’orfraie, issu de ossifraga, composé à l’aide de os, ossis, « os », et frangere, « briser », qui désigne une variété de chouette au bec suffisamment fort pour briser les os de ses proies.
Nous avons parlé de chirurgie, rappelons donc que ce mot, emprunté du grec kheirourgia, est formé à l’aide de kheir, « main », et ergon, « travail, œuvre », dont les équivalents latins manus et opus entrent, eux, dans la composition du nom manœuvre. C’est encore à l’aide de ces formes désignant la main, et à l’aide de graphein et scribere, « écrire », qu’ont été formés les noms chirographie, « étude des lignes de la main », et manuscrit. Les noms français euphémisme et bénédiction ont cette même particularité, composés qu’ils sont, l’un à l’aide de l’adverbe eu, « bien », et du verbe phanai, « dire, parler », et l’autre à l’aide des formes latines de mêmes sens bene et dicere. Même phénomène pour le nom et adjectif infini, tiré du latin infinitus, lui-même construit avec le préfixe négatif in- et le participe passé du verbe finire, « limiter, borner », qui a comme équivalent le nom aoriste, temps de la conjugaison grecque, emprunté du grec aoristos, construit à l’aide du préfixe négatif a- et du participe passé du verbe horizein, « limiter, borner ». Citons pour conclure le mot concours, qui est emprunté du latin concursus, formé à l’aide de cum, « avec », et cursus, « course », et son équivalent grec, sundromos, formé à l’aide de sun, « avec », et dromos, « course », auquel nous devons notre syndrome.
Ces quelques exemples nous montrent que le sens d’un mot français n’est pas toujours réductible à celui de la somme des éléments grecs ou latins qui le composent, mais aussi que la connaissance de ces éléments nous permet de mieux percevoir l’histoire de notre langue, dans sa linéarité et dans ses pas de côté.