L’expression courir comme un dératé trouve son origine dans quelques textes de l’Antiquité qui ont pu laisser croire que les anciens voyaient dans la rate la cause des points de côté et que, pour remédier à ce mal, ils pratiquaient une ablation partielle ou totale de cet organe. On lit ainsi chez Pline : « La rate constitue parfois une gêne spéciale pour la course, aussi la réduit-on chez les coureurs qu’elle fait souffrir » (Histoire naturelle, XI, 80). Mais cette affirmation ne faisait pas l’unanimité. Dès le ve siècle après Jésus-Christ, un médecin, Caelius Aurelianus, écrit : « Quelques-uns sont allés jusqu’à prescrire de couper ou d’enlever la rate ; cela nous ne le prenons pas comme un fait réalisé mais comme des paroles car nous n’avons pas de sources officielles sur le sujet » (Des maladies chroniques, III, 4).
Si l’on a supposé que l’ablation de la rate redonnait une forme de vivacité physique, on a aussi cru, sans doute par analogie, que l’absence de cet organe favorisait la vivacité intellectuelle. Il n’est, pour s’en convaincre, que de se référer à la locution, malheureusement tombée en désuétude, un petit dératé ou une petite dératée, employée pour désigner un enfant enjoué, éveillé et qui, comme le dit la 4e édition de notre Dictionnaire, « en sait plus qu’on en sait à son âge ».
La rate avait aussi, croyait-on, un rôle important pour tout ce qui touchait au rire ; on pensait en effet que son absence ou son mauvais fonctionnement ôtait la faculté de rire. On lit ainsi chez Pline : « Certains pensent que, chez l’homme, son ablation entraîne la perte du rire et que le rire immodéré dépend de sa grosseur » (Histoire naturelle, XI, 80). Ces dires sont confirmés, un siècle et demi plus tard, par un médecin romain, Serenus Sammonicus, dans son Liber medicinalis (XXII, 29) : « On dit que son ablation supprime le penchant à l’hilarité et impose un front sévère pour le restant de la vie. » Au vie siècle, Isidore de Séville reprendra cette idée dans ses Étymologies. Après avoir expliqué l’origine du nom latin de la rate : Splen dictum a supplemento… (La rate [splen] tire son nom du fait qu’elle est un surplus [supplementum] ), il ajoute : « Certains pensent aussi qu’elle est là pour le rire », et poursuit ainsi : Nam splene ridemus, felle irascimur, corde sapimus, iecore amamus, ce qu’une dizaine de siècles plus tard le poète et historien Jean Bouchet, dans Les Triomphes de la noble amoureuse dame, traduira par ces mots : « On rit par la rate, on se courrouce par le fiel, on aime par le foie, on sent par le cœur. » Un point que la langue populaire confirme avec des expressions comme se dilater la rate, s’épanouir la rate, pour évoquer un rire sans retenue. On rappellera d’ailleurs que l’adjectif désopilant est tiré de l’expression désopiler la rate, c’est-à-dire la désobstruer afin qu’elle puisse fonctionner normalement, ce qui permet à ceux qui sont ainsi guéris de se remettre à rire.
Le nom latin de la rate, splen, a donné l’ancien français esplen ou esplein. Henri de Mondeville, qui fut chirurgien de plusieurs rois de France au début du xive siècle, en fait une description dans sa Chirurgie : « L’esplein […] est receptacle de la melancolie ; lequel a deux porres [ouvertures], l’un par lequel il trait [amène] la melancolie du foie, l’autre par lequel il envoie la melancolie a la bouche du stomach ».
C’est à partir de textes comme celui-ci et à partir de la théorie antique des humeurs que la rate, ou mieux l’esplein, et la mélancolie, proprement « la bile noire », vont être confondues. Les Anglais vont nous emprunter cet esplein, ils en feront leur spleen, un nom qui prendra, en plus du sens de « rate », celui de « mal-être, mélancolie, dépression ». Cet anglicisme va être popularisé par Baudelaire (même si spleen se lit déjà chez Voltaire), qui le fera entrer dans le titre de certains de ses ouvrages les plus fameux.
Notons pour conclure que si Dire, ne pas dire s’efforce de combattre, mois après mois, les anglicismes qui envahissent notre langue, il faut être beau joueur, et, osons le mot, faire preuve de fair play, en reconnaissant que certains de ces anglicismes sont bien venus et que les textes de Baudelaire intitulés Spleen et Idéal et Le Spleen de Paris n’auraient peut-être pas eu autant de succès s’ils avaient eu pour titre Rate et Idéal ou La Rate de Paris.