Nous avons vu récemment que les noms épice et espèce appartenaient à la même famille indo-européenne et étaient tirés d’une racine *spek- signifiant « regarder, observer ». Il s’agit d’une famille très riche dans laquelle on trouve aussi, parmi de nombreux autres, des noms comme sceptique (qui observe mais ne tranche pas), spectateur, spectre, inspecteur, auspice (l’observation des oiseaux), suspicion (le fait de regarder par en dessous), aspect, perspicace, prospecteur ou encore spéculateur. Arrêtons-nous à ce dernier. Avant de désigner celui qui joue en bourse, il a d’abord eu le sens de « guetteur ». On lit ainsi dans L’Extraict ou recueil des isles nouvellement trouvées en la grand mer océane, de Pierre Martyr : « Les speculateurs estans a la plus haulte hune … »
Spéculateur nous vient directement du latin speculator, nom que l’on donnait aux éclaireurs et aux espions. Varron nous apprend que ce nom est tiré du verbe spectare, « observer, regarder » : Hinc, « speculator », quem mittimus ante, ut respiciat quae volumus… « De là, le “speculator”, c’est-à-dire celui que nous envoyons en avant pour qu’il tourne son attention vers ce que nous voulons connaître ». Ces speculatores, ces espions, furent de précieux auxiliaires pour les armées, et il n’est pas étonnant qu’on les rencontre essentiellement sous la plume d’historiens comme Tite-live, Salluste, César ou Tacite, et ils semblent aussi anciens que la guerre elle-même. Homère, qui les appelle tantôt, episkeptês, tantôt episkopos et tantôt skopos, les évoque déjà dans L’Iliade, en particulier au chant X, quand un Troyen, Dolon, propose à Hector d’aller espionner les Grecs. L’aventure se terminera tragiquement pour ledit espion puisqu’il sera découvert et mis à mort par Ulysse et Diomède.
Quant à notre substantif espion, c’est un dérivé de l’ancien français espier, ancêtre de notre verbe épier et tiré du bas francique *spehôn, « observer attentivement », que l’on rattache parfois aux formes anglaise et allemande to speak et sprechen, puisque, de l’idée d’observation, on serait passé à celle de prédiction et enfin à celle de simple parole. Espion fut longtemps prononcé, et écrit, épion : le s ne fut rétabli qu’au xvie siècle, pendant les campagnes d’Italie, sous l’influence de l’ancien italien spione (aujourd’hui spia). Le nom espion a alors remplacé les formes d’ancien français espie, apie et epie, formes très fréquentes au Moyen Âge et un peu au-delà. Notons cependant que le terme épie s’est longtemps maintenu en Suisse, et Rousseau l’emploie encore dans La Nouvelle Héloïse (VI, 3, Lettre de milord Edouard à M. de Wolmar) : « La marquise n’ignorait rien de ce qui se passait entre nous. Elle avait des épies dans le couvent de Laure… »
Les Grecs, on l’a vu plus haut, appelaient leurs espions episkopos. Mais ce nom pouvait aussi signifier « gardien, protecteur ». Ensuite, il a désigné un chef ecclésiastique et enfin un évêque. Quand les latins empruntèrent ce mot sous la forme episcopus, ils s’en servirent dans un premier temps pour désigner un inspecteur des marchés. Le sens évolua en latin chrétien : après avoir été l’équivalent d’apôtre (Apostoli episcopi sunt, « les apôtres sont des évêques », écrit un commentateur de saint Paul), puis de prêtre (eumdem esse episcopum et presbyterum, « C’est la même personne que le prêtre et l’évêque »), il prit le sens d’évêque et même parfois de pape (episcopum sanctissimae catholicae ecclesiae, « l’évêque de la Sainte Église catholique »). Le sens premier du nom évêque se retrouve chez les luthériens chez qui il est remplacé par un « inspecteur ecclésiastique ». On notera pour conclure que l’évêque fut un surnom donné à des personnes affichant des airs de gravité ou, par antiphrase, à ceux qui menaient une vie dissolue. Et comme cela arrive souvent, ces surnoms devinrent noms de famille. Un phénomène qui va bien au-delà de nos frontières puisque si nous avons de nombreux Lévêque, mais aussi des Leprêtre ou des Lepape, l’Allemagne et l’Angleterre ne manquent ni de Bischoff, ni de Bishop.