Le pont et le Pont
En français le nom pont désigne le plus souvent un ouvrage d’art franchissant un cours d’eau. Le fait qu’il permette le passage entre deux endroits qui, sans lui, ne pourraient pas être en communication, lui a conféré un rôle symbolique important. Dans la mythologie scandinave l’arc-en-ciel est un pont entre la terre et le ciel. Dans la religion mazdéenne, le pont de Cinvat est le passage obligé pour les défunts se rendant au paradis : très large pour les justes, il n’est plus qu’une fine lame pour ceux qui se sont mal conduits. La religion musulmane mentionne un pont aux fonctions assez semblables, appelé as-sirat. Dans les légendes arthuriennes, les ponts sont la pierre de touche des épreuves destinées à montrer la valeur des chevaliers, par exemple dans Le Chevalier à la charrette, où Lancelot doit franchir un pont constitué d’une épée tranchante pour aller sauver Guenièvre. C’est également au Moyen Âge que naissent les légendes des ponts du diable dans lesquelles un maçon doit construire un pont dans des conditions particulièrement difficiles, le plus souvent pour obéir aux ordres d’un souverain cruel. Sentant que, seul, il ne pourra mener à bien sa tâche, il finit par conclure un pacte avec le diable. Celui-ci construira le pont, mais recevra en échange l’âme de qui le franchira en premier. Mais le rusé maçon s’arrange pour y faire passer le tyran qui l’a obligé à cet impossible travail ou bien quelque animal, renard ou loup, qui se lancera à la poursuite du diable.
Les ponts jouèrent aussi un rôle important dans la Rome antique. Il y avait, pour les élections, un pons suffragiorum, élevé sur le Champ de Mars pendant les comices et sur lequel il fallait passer pour aller voter. Ce pont est à l’origine du verbe depontare, « priver du droit de suffrage », et l’on appelait depontani senes les sexagénaires qui, en raison de leur âge, n’avaient plus à voter. C’est l’explication que donne Varron dans le De lingua latina : Cum habebant sexaginta annos, tum denique erant e publicis liberi et otiosi (« Quand ils avaient atteint soixante ans, ils avaient le loisir de ne plus s’occuper des affaires publiques »). Il existe une manière plus cruelle d’expliquer l’origine de cette locution. Il se serait agi de vieillards de soixante ans que les premiers habitants de Rome immolaient à Saturne et qu’ils précipitaient ensuite du haut d’un pont dans le Tibre. Selon la légende, Hercule supprima cette coutume et les malheureux suppliciés furent remplacés par des mannequins de jonc.
Au livre V des Fastes (vers 633 et 634), Ovide propose encore une autre explication :
Pars putat ut ferrent iuvenes suffragia soli / Pontibus infirmos praecipitasse senes
(« Quelques-uns pensent que les jeunes gens, pour être les seuls à voter, auraient précipité du haut des ponts de faibles vieillards »).
Passons maintenant à un autre pont. Ce dernier vient du grec pontos, « la mer », et se rencontre dans des noms propres comme Pont-Euxin ou Hellespont. Pourtant, les formes latine pons et grecque pontos remontent à la même racine indo-européenne *pent-, qui signifie « passage » ; en effet si le pons permet de franchir un cours d’eau, le pontos, mer ou bras de mer, était également une voie de communication pour les Grecs, peuple de navigateurs, quand bien même celle-ci pouvait être hostile. C’est d’ailleurs par antiphrase que la mer que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de mer Noire était appelée pontos Euxeinos, c’est-à-dire « la mer hospitalière », puisqu’elle était anciennement qualifiée
d’« inhospitalière » (axenos). Ovide, qui fut exilé sur ses bords, où il écrivit Les Pontiques ou Les Lettres du Pont (Epistulae ex Ponto), le rappelle dans les Tristes (4, 4, 55 et 56) : Frigida me cohibent Euxini litora Ponti / Dictus ab antiquis axenus ille fuit (« Je suis emprisonné par les glaces de cette mer appelée aujourd’hui hospitalière, mais que les anciens avaient plus justement appelée inhospitalière »). Il ajoute ensuite « car les flots y sont sans cesse agités par des vents furieux, et les vaisseaux n’y trouvent aucun port où ils puissent se réfugier. Les habitants du rivage, voleurs et assassins, rendent la terre aussi dangereuse que la mer est perfide ».
Par métonymie, le Pont désigna ensuite les régions qui bordaient cette mer ou ce bras de mer ; ainsi Mithridate, le héros éponyme de la pièce de Racine, était roi du Pont, comme l’a rappelé Mozart dans son opéra Mitridate, Re di Ponto.