Les catégories grammaticales du nombre, le singulier et le pluriel, nous semblent naturelles et paraissent rendre parfaitement compte de l’état du monde. Ce n’est pourtant pas entièrement exact. D’abord parce qu’il existe d’autres langues où il y a plus que deux nombres : le grec ancien, l’hébreu et le sanscrit connaissent aussi le duel, qui survit à l’état de trace en latin avec les formes ambo, duo et octo (« les deux », « deux », « huit [deux fois quatre] ») marqué par la désinence finale en o long, mais aussi en anglais et en allemand avec both et beide, mais aussi en italien avec le braccia, « les (deux) bras », le soppracciglia, « les (deux) sourcils », ou le labbra, « les (deux) lèvres ». De plus, notre langue, comme beaucoup d’autres, possède également des noms singuliers collectifs, comme, pour les équivalents du duel, paire et couple, et, pour le pluriel indéterminé, quantité, nombre, masse, etc. Ces derniers sont d’ailleurs source d’interrogations quant à l’accord du verbe qui suit. Bouvard et Pécuchet en avaient fait la réflexion, qui se demandaient si on doit dire « une troupe de voleurs survint ou survinrent ». Ce n’est pas tout, le genre des noms, on le sait, est arbitraire en synchronie. Au singulier, l’article, quand il n’est pas élidé, nous renseigne sur ce genre : un homme, masculin ; une femme, la femme, féminin. Mais cette distinction n’existe plus au pluriel, où la marque du nombre écrase celle du genre (l’allemand connaît le même problème quand d’autres langues, comme l’italien ou l’espagnol l’ignorent) : des hommes, des femmes, les hommes, les femmes. Mais, dira-t-on peut-être, le genre de ces mots est connu ; certes, mais il en est dont le genre semble parfois incertain parce qu’on ne les rencontre guère qu’au pluriel : ainsi, dans « la route est bloquée par les congères » ou encore, chez Maupassant, « les chants des glaires dans les larynx », le pluriel cache le genre féminin de congère et de glaire.
Le problème se complique quand l’article se contracte avec la préposition à. On peut avoir une sauce à la moutarde ou au vin blanc, une soupe aux orties ou aux choux, ce qui fait que dans trois combinaisons sur quatre, c’est « au(x) » que l’on entend. C’est pour cette raison que, en cas d’hésitation, quand un nom sera précédé de l’article « au(x) », on sera facilement amené à penser qu’il s’agit d’un masculin. On le voit avec la sauce aux câpres, que nombre de gastronomes supposent être faite à l’aide de délicieux câpres, quand de délicieuses câpres en sont l’ingrédient principal, le nom du fruit du câprier étant, comme celui du pommier ou du poirier, féminin. Se rattacher à un hyperonyme ne nous aide guère : colchique est un nom de fleur, ellébore un nom de plante, fleur et plante sont des noms féminins ce qui n’empêche pas colchique et ellébore d’être des masculins ; l’araire est une charrue, mais son nom est bel et bien masculin. Le nom trille a beau rimer avec quille, aiguille, goupille ou fille, il est masculin. On rapproche du nom scorpion le nom scolopendre, et ce n’est pas sans raison puisque tous deux sont des arthropodes venimeux dont les noms commencent par sco- ; mais on arrêtera là le parallèle et on se souviendra que si l’on dit un scorpion, c’est une scolopendre que l’on doit dire.
De plus, comme le pluriel, l’élision cache le genre. Qu’en est-il de l’asphodèle, que dans Booz endormi, Victor Hugo fait rimer avec solennelle ? Voilà un nom qui semble bien féminin, et nous sommes d’autant plus portés à le croire aujourd’hui que nous n’avons plus, pour nous détromper, le secours de cet exemple que l’on pouvait lire dans les 6e et 7e éditions de notre Dictionnaire : « [La plante] qui croît naturellement dans le midi de la France, et qu’on nomme Asphodèle rameux, a des racines charnues et nourrissantes… »
Qui entend l’akène, l’alvéole, l’ambre, l’albâtre, l’antidote, l’astragale, l’ocelle ou l’haltère et l’italique peut ne pas savoir qu’il s’agit de noms masculins, de même que l’on ignore parfois qu’alcôve, anagramme, ébène, écritoire ou épitaphe sont des féminins.
Il en est enfin que l’on croise essentiellement comme complément de nom sans déterminant. C’est le cas de jute, que l’on rencontre le plus souvent dans toile de jute, lequel est souvent considéré, par contamination avec toile, comme un nom féminin, alors que c’est « du jute » que l’on doit dire.