Phonétiquement, A est une voyelle centrale très ouverte et facile à articuler, ce qui explique peut-être qu’on la retrouve dans toutes les langues et qu’elle soit un des tout premiers sons prononcés par les enfants. Il fut un temps où l’on estimait d’ailleurs que cela justifiait sa place de tête dans les alphabets : « La voix A [voix est le nom que l’on donnait jadis aux voyelles] a dû précéder toutes les autres dans la composition de l’alphabet puisqu’elle est la première dans l’ordre de la nature », écrit le président de Brosses dans son Traité de la formation mécanique des langues et des principes physiques de l’étymologie (1765). Cette idée d’une antériorité de la voyelle A par rapport aux autres sons est reprise par Chateaubriand dans Le Génie du christianisme : « On peut remarquer que la première voyelle de l’alphabet se retrouve dans presque tous les mots qui peignent les scènes de la campagne, comme dans charrue, vache, cheval, labourage, vallée, montagne, arbre, pâturage, laitage, etc., et dans les épithètes qui accompagnent ordinairement ces noms, tels que pesante, champêtre, laborieux, grasse, agreste, frais, délectable, etc. […] La lettre A ayant été découverte la première, comme étant la première émission naturelle de la voix, les hommes, alors pasteurs, l’ont employée dans les mots qui composaient le simple dictionnaire de leur vie. […] Le son de l’A convient au calme d’un cœur champêtre et à la paix des tableaux rustiques. L’accent d’une âme passionnée est aigu, sifflant, précipité ; l’A est trop long pour elle : il faut une bouche pastorale qui puisse prendre le temps de le prononcer avec lenteur. Mais, toutefois, il entre fort bien encore dans les plaintes, dans les larmes amoureuses et dans les naïfs hélas d’un chevrier. » Cette analyse fut mentionnée en 1976 par Gérard Genette dans son Mimologiques - Voyage en Cratylie, et nous amènerait presque à regretter que, une soixantaine d’années plus tôt, Ferdinand de Saussure ait déclaré que le signe était arbitraire. Le très beau texte de Chateaubriand peut sembler fantaisiste au regard de la linguistique actuelle, mais force est pourtant de constater que notre lettre A est liée, sinon au monde pastoral, à tout le moins au nom vache et, plus généralement, à celui des bovins. L’ancêtre le plus lointain connu du A est en effet un hiéroglyphe égyptien représentant une tête de vache : il ne notait pas alors une voyelle (l’équivalent de notre son [a] était noté par un faucon) mais une aspiration sans doute assez proche de celle notée par le h placé à l’initiale des mots allemands. Les Phéniciens empruntèrent ce signe, mais ils le couchèrent sur le côté. Les alphabets sémitiques anciens l’empruntèrent à leur tour. C’est aussi aux Phéniciens que les Grecs empruntèrent ce A, en lui donnant encore un quart de tour et en en faisant le son vocalique que nous connaissons aujourd’hui. A, dorénavant appelé « alpha », était donc devenu une voyelle et notre pauvre vache avait désormais la tête à l’envers (pour la retrouver, il n’est que de retourner ce A et de tracer deux points qui figureront les yeux dans la partie fermée par la barre horizontale). À l’article alpha de son Dictionnaire, Littré rappelle d’ailleurs cette signification dans la notice étymologique : « Alpha, du grec alpha, de l’hébreu aleph, qui est la première lettre de l’alphabet hébreu et qui signifie “bœuf” ». Et il conclut ainsi : « Aleph et [le grec] elaphos, “cerf”, ont la même origine. » Cette étymologie a été par la suite invalidée, mais le rapprochement entre le bœuf et le cerf, d’une part, et les noms alpha et elaphos, d’autre part, était tentant, le cerf n’étant, après tout, qu’un ruminant particulièrement bien encorné.