Cela n’est guère évident à première vue, mais cet insecte entretient des liens étymologiques aussi bien avec cet outil, qui sera décrit ci-dessous et qu’il ne faut pas confondre avec un niveau à bulle, qu’avec ce poisson. La libellule a longtemps été appelée demoiselle et elle l’est encore aujourd’hui. Bescherelle explique ainsi ce nom dans son Dictionnaire national ou Dictionnaire de la langue française : « Quant à la dénomination de demoiselle, il est à croire qu’elle a été donnée par le vulgaire à cause des formes sveltes et élégantes de ces insectes, qui ont le corps allongé et orné de couleurs agréablement distribuées, et à cause de leurs ailes de gaze ; ce qui les a fait encore appeler prêtres à cause des nervures dont l’étoffe ou la matière légère de leurs ailes se trouve régulièrement maillée, ainsi que le sont les volants ou les ailes des surplis de nos prêtres catholiques. »
On notera avec amusement cette proximité entre les prêtres et les demoiselles, qui n’est pas sans rappeler celle qui unit d’autres demoiselles à d’autres religieux, puisque, en effet, on appelait autrefois demoiselles ou moines des bouteilles de terre servant de bouillottes.
On a cru jadis que notre bestiole devait son nom de libellule à la ressemblance de ses ailes, quand elle plane, avec les pages ouvertes d’un livre ou, mieux, d’un petit livre, libellus en latin, forme d’où est tiré aussi le mot libelle.
Mais on s’accorde aujourd’hui à penser que c’est du côté du nom, français ou latin, de niveau qu’il faut chercher pour trouver l’origine du nom de notre insecte. Ce nom, niveau, s’est d’abord rencontré en ancien français sous la forme livel, voire lyvel, ou liveau, puis on est passé de le livel à « le niveau », par un phénomène de dissimilation, qui consiste à changer une consonne dans un mot ou un groupe de mots où l’on en trouve trop de semblables. Livel était issu d’un homonyme de libellus vu plus haut, mais signifiant « niveau ». Libellus était une altération de libella, « petite pièce de monnaie », puis « petite pièce d’argent », et enfin « niveau ». Il existait plusieurs types de cet outil dans l’Antiquité ; celui qui nous intéresse avait une forme de « T » et, de l’intersection des deux pièces qui le composaient pendait un fil à plomb. Son nom, libella, était un diminutif de libra, qui désignait une unité de poids valant 324 grammes, une mesure de volume pour les liquides et enfin une balance. Nous lui devons un certain nombre de mots : la livre, qui chez nous vaut 500 grammes, mais aussi le moyen français litron, qui a fort bien survécu dans le français populaire et qui est à l’origine du nom litre. Ajoutons qu’équilibre est emprunté de l’adjectif latin aequilibris, « de même poids », un composé de aequus, « égal », et de libra. Tous ces mots, livre, équilibre, niveau, litre et litron, se trouvent donc être des parents étymologiques de notre élégante libellule.
Revenons un peu à cette dernière. La ressemblance entre celle-ci et un niveau, ou, mieux, libella, explique que Linné, au xviiie siècle, l’ait appelé Libellula, proprement « le petit niveau », un nom que Cuvier francisa bientôt en libellule. Mais, le plus étonnant, c’est que deux siècles auparavant, en 1558, dans son Histoire des poissons, le naturaliste Guillaume Rondelet appelait déjà cette libellule libella en latin, ou niveau d’eau douce en français. Il y écrit, dans un chapitre intitulé Du marteau ou niveau d’eau douce (il semble, en effet que même si ce nom n’a pas laissé de trace, la libellule ait été parfois appelée « marteau ») :
« Ce petit insecte se peut appeler Libella fluviatilis, pour la similitude de corps qu’il a avec le poisson marin nommé Zigæna ou Libella marina, pour la figure faite comme un Niveau, duquel usent les Architectes, lequel aussi en Italie, s’appelle poisson Marteau. Ceste beste [la libellule] est fort petite, de la figure d’un T, ou d’un Niveau, aiant trois pieds de chaque costé. La queüe finit en trois pointes vertes desquelles, é des pieds elle nage. »
L’évocation de ce « poisson marteau » ne doit pas nous surprendre : Rondelet est avant tout un spécialiste des poissons et voici comment il présente ce requin dans un chapitre de son livre intitulé Du marteau ou poisson juif : « Zugaina, en Latin Libella est nommé ce poisson de la figure qu’il a comme un instrument de maçon et charpentiers, appelé en français niveau […]. Tel est la figure de ce poisson ayant la tête de travers, le corps posé au milieu d’icelle, ou bien est nommé Ζυγαινα pour la figure d’une balance ou la figure d’un joug lequel on lie de travers aux têtes de bœufs. Pour cette même façon de tête, d’aucuns en Italie est nommé Balista, (arbalète), d’autres Pesce martello, car il est fait comme un marteau, à Marseille Peis iouzio poisson juif de la similitude de l’accoutrement de tête duquel usaient au temps passé les juifs en Provence […]. Ce poisson est grand et cetacé [à l’époque : “grand poisson”], il a les ouïes découvertes aux côtés, la bouche au-dessous, la tête différente de tous les autres, à savoir mise de travers comme l’arc d’une arbalète, ou la tête d’un marteau, en chaque bout de la tête sont mis les yeux. Il a la bouche grande, garnie de trois rangs de dents, larges pointues, fortes, tendentes [inclinées] vers les côtés. La langue large comme la langue de l’homme. Le dos est noir, le ventre blanc. Il a deux ailes [nageoires] aux ouïes, au dos point, près de la queue il en a deux petites, la queue finit en deux grandes, inégales. Il a un col, et un long conduit par où dévale la viande en l’estomac, il est horrible à voir, sa rencontre porte malheur aux navigateurs. Il est de chair dure, de mauvais goût, de mauvaise odeur, de mauvaise nourriture. »
Le nom grec de ce poisson, zugaina, va être francisé par Cuvier, qui nommera ainsi un papillon aussi appelé « Bélier-Sphinx », mais également par Littré, qui l’emploiera, lui pour désigner le requin-marteau. Que de ressemblances, décidément entre ce squale et les insectes !
Cette proximité de la libellule et du requin-marteau n’est pas inintéressante. Ce requin, qui se nourrit essentiellement de poissons, est généralement présenté comme pacifique et sans danger pour l’homme. À ses côtés la gentille libellule fait figure de tueur. Cuvier n’écrit-il pas dans ses Leçons d’anatomie comparée : « La famille des Odonates ou Demoiselles, l’une des mieux armées et des plus cruelles parmi les insectes » ? Rien d’étonnant à cela puisque ces Odonates, famille à laquelle elle appartient, doivent leur nom au grec odôn, « dent », une forme d’hommage à leurs pièces buccales propres à dévorer leurs proies. On notera d’ailleurs que nos amis anglais et américains semblent avoir privilégié cet aspect quand ils ont nommé la libellule, qu’ils appellent dragonfly, mais aussi adderfly, devil’s darning needle, « l’aiguille à repriser du diable », ou mosquito hawk, « moustique faucon ».