En 1787, dans L’Invention, André Chénier écrivait au sujet du grec : « Un langage sonore, aux douceurs souveraines, / Le plus beau qui soit né sur des lèvres humaines ». Un siècle et demi plus tôt, Trissotin, dans Les Femmes savantes, présentait à son parterre d’admiratrices le poète Vadius en précisant : « il sait du grec », ce qui provoquait ce cri du cœur de Philaminte : « Quoi ! Monsieur sait du grec ? Ah ! Permettez, de grâce, / Que, pour l’amour du grec, Monsieur, on vous embrasse ». Il y a peu, Jean-Pierre Vernant et Jacqueline de Romilly reprirent ce Pour l’amour du grec pour en faire le titre d’un livre vantant les beautés de cette langue. Ils mettaient, ce faisant, leurs pas dans ceux du Gargantua de Rabelais, qui voulait que son fils étudiât la langue grecque, « sans laquelle c’est honte que une personne se die sçavant ». Instruits par tout cela, on pourrait donc croire que chez nous le grec a toujours été vu comme une part importante du bagage obligé de l’honnête homme, et que sans doute les Hellènes y jouirent d’un prestige constant. Pourtant, l’étymologie nous apprend que les sentiments éprouvés à leur endroit étaient tout autres. On le voit en s’intéressant à deux noms d’oiseaux. Le mot grive est le féminin substantivé de l’ancien adjectif grieu, issu du latin graecus, « grec » ; cet oiseau fut ainsi nommé parce que, pensait-on, il hibernait en Grèce. Mais en argot ce même nom désigne également une rixe, un sens lié au fait que grives et Grecs traînaient une forte réputation de chicaniers. On observe le même phénomène avec la pie-grièche, à qui son habitude de conserver les insectes qu’elle a capturés empalés sur des ronces ou du barbelé, a valu le surnom d’écorcheuse. Là encore, c’est au goût de la chamaillerie, qu’il partagerait avec les Grecs, que notre animal doit son nom : l’élément grièche est en effet une altération de l’ancien adjectif griois, « grec ».
Que les Grecs soient affublés de noms d’oiseaux, ou, plus exactement, que les plus bagarreurs de nos volatiles tirent leur nom d’une forme signifiant proprement « Grecs », montre à quel point leur réputation de querelleurs était ancrée dans l’esprit de tous. On constatera avec amusement qu’Aristophane avait d’ailleurs montré, dans Les Oiseaux, des Athéniens fuyant leur ville et ses disputes pour chercher chez des oiseaux, à Coucouville, la cité idéale. Mais ce goût de la querelle n’était pas le seul trait que l’on prêtait aux Grecs : ils avaient aussi une grande réputation d’habileté. « On dit, qu’Un homme est grec en quelque chose, pour dire, qu’Il y est fort habile », lit-on dans la première édition de notre Dictionnaire. Mais, de l’habileté à la filouterie, il n’y a parfois qu’un pas. Ulysse, le héros aux mille tours, en est la plus parfaite illustration, et ce dernier eut, semble-t-il, nombre de disciples. A la griesche signifiait au Moyen Âge, « à la manière des Grecs qui filoutent au jeu ». Ces derniers étaient en effet de grands joueurs, qui ajoutèrent très tôt à celle de querelleurs la réputation d’être de grands tricheurs. Celle-ci était si forte qu’au xviiie siècle le mot Grec passa de nom propre à nom commun pour devenir grec et signifier, justement, « tricheur ». En 1757, Ange Goudar leur consacra d’ailleurs un livre dont le titre, merveille d’euphémisme, était : L’Histoire des grecs ou de ceux qui corrigent la Fortune au jeu. Un peu plus d’un siècle plus tard, en 1863, le mathématicien français Léon-Antoine-François Aurifeuille écrivit, sous le pseudonyme d’Alfred de Caston, Les Tricheurs, scènes de jeu, dans lequel les grecs (et les Grecs) tenaient une grande place. Il y évoque, entre autres, un certain Théodore Apoulos, qui, dans les années 1680, fut à Paris la coqueluche des salons et de la Cour. Ce seigneur d’origine grecque, qui paraissait à la tête d’une inépuisable fortune et qui finit aux galères, se révéla être un escroc particulièrement habile, qui construisait sa fortune en gagnant au jeu par des moyens déshonnêtes. Il semble qu’il n’était que l’arbre le plus visible d’une immense forêt puisque, à la même époque, un ami d’Aurifeuille, Robert Houdin (le fameux Houdini), en était même arrivé à élaborer une classification des grecs, établie en fonction des milieux où ils opéraient : Le grec du grand monde, le grec de la classe moyenne et le grec du tripot.
Mais ces grecs minuscules, Dieu merci, ne firent jamais oublier les trésors, en particulier littéraires, d’une civilisation plus que millénaire, et ce n’est plus jamais à eux que l’on pense quand est évoquée devant nous la Grèce.