Le mot grand-mère est bien étrange puisque l’adjectif et le nom qui le composent ne s’accordent pas. Il en va de même quand on les intervertit pour faire le nom mère-grand, Le Petit Chaperon rouge nous l’a appris il y a bien longtemps. Au sujet de cette forme Littré écrit d’ailleurs : « On dit quelquefois mère-grand, mais très familièrement et surtout dans les contes d’enfants. » Un peu moins de deux siècles auparavant, le Dictionnaire de l’Académie française était plus sévère : « On dit bassement & populairement, Mere grand. » Littré précise encore que « Grand devant un certain nombre de substantifs féminins ne prend pas l’e », et ajoute : « L’erreur qui a mis et maintient une apostrophe à grand en ces cas a produit la ridicule anomalie d’écrire des grand’mères sans s, et des grands-pères avec s. » (Rappelons qu’aujourd’hui ni la forme ancienne grand-mères, ni la forme plus récente grands-mères ne sont considérées comme fautives.) L’erreur évoquée par Littré était encore commise par Ferraud dans son Dictionnaire critique de la langue française (1787) : « Il y a des mots féminins devant lesquels on retranche l’e de grande : on dit Grand’Mère, Grand’Messe. C’est grand’pitié. Il m’a fait grand’peur. Nous l’avons obtenu à grand’peine. Remarquez pourtant qu’excepté Grand’Mère, Grand’Messe, la Grand’Chambre du Parlement, ces mots reprennent l’e quand ils sont précédés de l’article une. Ainsi l’on dit, à grand’peine et j’ai eu une grande peine ; j’ai eu grand’peur, et j’ai eu une grande peur. » Il conclut ensuite ainsi : « Cela signifie que le féminin est maintenant en grande, sauf dans les expressions figées. » Une vingtaine d’années plus tôt on lisait peu ou prou la même chose dans la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie française : « Lorsque le mot de Grande est mis devant un substantif qui commence par une consonne, on supprime quelquefois l’e dans la prononciation, même en écrivant, & l’on en marque le retranchement par une apostrophe, comme dans ces phrases : Faire grand’chère. C’est grand’pitié. La Grand’ Chambre. Il hérite de sa grand’mère. » Mais, comme l’avait écrit Littré, c’était une erreur. En effet, à l’origine, la forme grand s’employait aussi bien pour le féminin que le masculin, les textes d’ancien français en attestent. Ce point, qui peut sembler étrange, s’explique comme souvent par l’origine latine de notre langue. Il y avait en latin deux types de déclinaisons pour les adjectifs : la première avec des masculins en -us, des féminins en -a et des neutres en -um (bonus, bona, bonum). Dans la deuxième, le neutre était en -e tandis que le masculin et le féminin, en -is, étaient semblables (fragilis, fragilis, fragile). Ces adjectifs, épicènes en latin, le sont restés en français : fragilis a donné fragile et frêle, gracilis, gracile et grêle, humilis, humble, etc. Il en allait de même pour l’adjectif talis, « tel », ce qui explique que l’on trouve, au xiie siècle, dans le Roman de Troie, de Benoît de Sainte-Maure : « tel jor […] tel semaine […] Que la joie ert si granz ! », des vers où tel garde la même forme devant le féminin semaine et le masculin jour. Ce texte est aussi intéressant parce que grand, attribut du nom joie, garde une forme semblable à celle du masculin. On lit aussi dans La Chanson de Roland : « Puis si s’escrie [Charlemagne] à sa voiz grant et haute. »
C’est au xve siècle que, par analogie avec le couple antonyme petit/petite, on commence à lire la forme grande, d’abord comme attribut. On trouve ainsi, dans les Mémoires de Philippe de Commynes, à quelques lignes d’intervalle à la fois la forme ancienne, « En grant richesse », et la forme de féminin, « les mutations sont grandes ». Un siècle plus tard, seules les locutions figées mentionnées plus haut conservent la forme épicène ancienne et, dans tous les autres cas, le féminin est grande.