Au xixesiècle, dans un de ses ouvrages, intitulé Les Femmes, Alphonse Karr écrivait : « Les yeux sont les fenêtres où l’âme et l’esprit viennent se montrer », citation devenue proverbiale sous la forme « les yeux sont les fenêtres de l’âme ». Cet extrait des Femmes fait étrangement écho à De l’homme, de Buffon, dans lequel on peut lire : « Les personnes qui ont la vue courte, ou qui sont louches, ont beaucoup moins de cette âme extérieure qui réside principalement dans les yeux. » Qui n’est pas déjà convaincu de cette correspondance entre les yeux et l’âme se penchera sur l’histoire du mot louche.
Apparu en français à la fin du xiie siècle sous la forme lois puis lousch, il signifie alors « qui ne voit pas bien ». Deux siècles plus tard, il qualifie des yeux « qui ne regardent pas dans la même direction » et, par métonymie, une personne affectée de ce handicap. Mais, peu à peu, louche va passer d’un sens purement physique à un sens moral. La transition de l’un à l’autre se fait au xviie siècle, d’abord par l’intermédiaire d’objets : le vin un peu trouble, puis les émaux dont la couleur est obscurcie par du noir de fumée, l’un et l’autre qualifiés de louches. Dans la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie française, en 1762, on étend le sens de ce mot à des objets immatériels : « On dit, qu’Une phrase, qu’une expression est louche, pour dire, qu’Elle n’est pas bien nette, qu’elle paroît se rapporter à une chose, & qu’elle se rapporte à une autre. » Un siècle plus tard, Littré distingue construction louche et construction équivoque : le sens de la première n’est pas suffisamment clair, la seconde se prête à plusieurs interprétations. Mais c’est Vaugelas qui avait établi le lien entre le regard et la phrase : « Il y a encore un autre vice contre la netteté, qui sont certaines constructions, que nous appelons louches, parce qu’on croit qu’elles regardent d’un costé & elles regardent de l’autre. »
Le vocabulaire servant à décrire les yeux ou le regard semble toujours empreint d’une connotation morale. On le voit aussi avec le nom qui désigne le mal dont souffrent les louches, le strabisme. Dans la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie française, on lit en effet à cet article : « Situation dépravée du globe de l’œil dans son orbite. Le strabisme rend louche, & fait regarder de travers ». L’exemple sera le même dans la cinquième édition, mais la glose sera légèrement différente : l’adjectif dépravé y est remplacé par vicieux. Dans ces mêmes éditions, les exemples qui illustrent les définitions de dépravé, glosé par « gâté, corrompu », et de vicieux, « qui a quelque vice, qui a des vices », sont pour l’essentiel moraux.
De l’adjectif louche ont été tirés deux substantifs homonymes. Louche peut en effet désigner une personne qui louche, cependant cette acception n’est guère dans l’usage, qui lui préfère louchon ; on la trouve bien chez Flaubert ou Zola, mais elle n’a jamais figuré dans notre Dictionnaire ; peut-être est-ce parce que son emploi au féminin était bloqué par l’ustensile homonyme, la louche. De plus, louche peut aussi désigner quelque chose de suspect, de peu honnête. Et la grammaire semble venir à l’appui de ce manque de rigueur puisque si l’on dit en effet quelque chose de louche comme quelque chose de suspect, de peu honnête, l’usage fait aussi de louche un substantif précédé d’un partitif aux contours incertains : Il y a du louche.
Semblable dégradation est arrivée à l’adjectif torve. Ce mot est d’abord un synonyme de louche. Il est issu du latin torvus, « qui a les yeux de travers », que les Romains rattachaient à torquere, « tordre ». Si torve a d’abord désigné un regard ou des yeux, il a vite pris le sens de « sournois » et a servi à vilipender ceux que l’on soupçonnait de bassesse, de fausseté, de méchanceté.
Comme cela arrive parfois, plusieurs mots peuvent désigner le même mal. C’est, par exemple, le cas pour les formes gibbeux et bossu. Louche et torve ont encore un synonyme : bigle. Ce dernier semble être formé à l’aide de l’ancien verbe biscler, « être bigle », et d’aveugle.
Biscler, lui, est issu du latin populaire *bisoculare, proprement « regarder (oculare) deux fois (bis) ». À côté de ce verbe on trouvait la forme bisoculus. Cette dernière est à l’origine de l’ancien français viseuil, « qui louche », aujourd’hui sorti d’usage comme adjectif, mais conservé comme patronyme. Bigle présente en outre la particularité d’avoir un doublet populaire et dépréciatif, bigleux, par lequel il est peu à peu supplanté et dont le sens est passé de louche à myope.
Nous avons vu plus haut que les louches souffraient de strabisme, mais aussi qu’ils étaient soupçonnés d’avoir quelque tare morale. Ouvrir une encyclopédie nous amènera à moduler cette impression. On y trouve en effet un certain Cneius Sextus Pompeius, le père du grand Pompée, surnommé Strabo, « le louche ». Si ce dernier s’illustra par ses victoires militaires, il se déshonora par sa cupidité et ses déprédations. Quant à sa mort – il fut tué par un coup de tonnerre –, elle fut interprétée comme une punition des dieux et c’est pour cela que Cicéron l’appelait « l’homme haï des dieux », hominem diis perinvisum. Comme les lois de Numa, le deuxième roi de Rome, interdisaient qu’après pareil décès on donnât une sépulture au défunt, le peuple, après l’avoir tiré de son lit funéraire pour l’exhiber à travers la ville sur le dos d’un âne, jeta son cadavre dans le Tibre.
Mais à côté de ce Strabo, on trouve aussi, entre le strabomètre, l’appareil qui mesure le degré de strabisme, et la strabotomie, l’opération consistant à sectionner plusieurs muscles moteurs de l’œil pour remédier à ce mal, un autre « louche », Strabon, en grec Strabôn, que cette appellation n’empêcha pas de devenir un des plus grands géographes de l’Antiquité.