L’expression sans coup férir associe deux termes appartenant au même champ lexical. L’ancien français aimait beaucoup ce type de rapprochement, et il en allait de même des langues anciennes, qui prisaient particulièrement les constructions dans lesquelles un verbe avait pour complément un nom de sa famille ou proche par le sens. On appelait ce complément accusatif d’objet interne ou accusatif de relation. On lit ainsi, chez Sophocle, noseî noson agrian, « il souffre d’un mal cruel », et zô bion mokhteron, « je vis une vie misérable », ou, chez Cicéron, juravi… jusjurandum, proprement « j’ai juré un serment ». Sans coup férir, c’est-à-dire « sans porter un seul coup », se rencontre d’abord sous la forme sans cop ferir dans le Lancelot du lac de Chrétien de Troyes. L’association de ces deux termes est aussi favorisée par le contexte négatif induit par la préposition sans. On rappellera d’ailleurs que nos négations sont issues de tournures de ce type, qui alliaient un verbe et un complément d’objet représentant la plus petite unité sémantique associée à ce verbe : Il ne marche pas, il ne voit point, il ne boit goutte, il ne mange mie.
Férir a la malchance d’être aujourd’hui défectif et de n’être plus en usage qu’à l’infinitif. Littré le déplorait dans son Dictionnaire de la langue française, où il écrivait : « Il est dommage que ce verbe soit confiné à une seule forme dans une locution unique. Il faut louer les écrivains qui essayent d’en ramener quelque peu l’usage. Voiture s’en est servi pour parler des coups que se donnaient les paladins : « Je n’ai pu pourtant m’empêcher de rire quand j’ai lu ce que vous dites, que M. de R*** fiert et frappe ainsi que monseigneur Amadis. » […] La conjugaison était : je fiers, tu fiers, il fiert, nous férons, vous férez, ils fièrent ; je férais ; je féris ; je ferrai ; fier, férons ; que je fière ; que je férisse ; féran ; féru. »
Notre verbe est issu du latin ferire, « frapper », qui est lui aussi défectif. Il emprunte en effet son parfait aux verbes percutire, « frapper, percer », et icere, « frapper, blesser », et doit aussi à ce dernier verbe son participe passé, ictus. En français, férir allait vite être supplanté par frapper, beaucoup plus expressif, car tiré d’une onomatopée frap- imitant le bruit d’un coup violent et rapide, mais surtout beaucoup plus facile à conjuguer, car appartenant au premier groupe. On lisait déjà, en 1694, dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française : « Vieux mot qui n’est plus en usage qu’en cette phrase, Sans coup ferir, pour dire, Sans tirer l’espée, sans donner un coup d’espée, Sans rien faire, sans rien hazarder. On a remporté la victoire sans coup ferir. il en est venu à bout sans coup ferir. »
Il n’est pourtant pas entièrement exact de dire que ce verbe ne se rencontre qu’à l’infinitif. Son participe passé, féru, est aussi en usage, mais son sens s’est tellement éloigné de celui de férir que ces deux termes font l’objet de deux entrées différentes dans les dictionnaires. D’ailleurs, le sens premier de féru, « frappé », est présenté dans la neuvième édition de notre Dictionnaire ainsi : « Très vieilli. Qui a été frappé ; qui est blessé. Un soldat grièvement féru. Ce cheval a le tendon féru. » Encore faut-il préciser que la langue de l’hippiatrique a revivifié le sens ancien, puisque dans les cinq premières éditions on lisait simplement : « Il n’a d’usage qu’en raillerie & dans ces phrases. Il est feru de cette femme, il en est feru, pour dire, Il en est eperdument amoureux. »
Notons enfin que la vive passion éprouvée pour l’être aimé a changé d’objet et que dans l’édition actuelle de notre Dictionnaire, ce n’est plus d’une femme qu’« il » est féru, mais d’« histoire » ou d’« occultisme ». Concluons en rappelant que notre féru n’est pas le seul participe à connaître ce type d’infléchissement : il en a été de même pour passionné, puisque, à l’amant passionné de la huitième édition, la neuvième a donné, entre autres acolytes, un amateur passionné de livres anciens, un élève passionné par l’étude du grec et un passionné de cinéma.