La première phrase de Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline, « Ça a débuté comme ça », est un des incipits les plus fameux de la littérature française. On lit ensuite : « Moi, j’avais jamais rien dit. Rien. C’est Arthur Ganate qui m’a fait parler. Arthur, un étudiant, un carabin lui aussi, un camarade. On se rencontre donc place Clichy. C’était après le déjeuner. Il veut me parler. Je l’écoute. “Restons pas dehors ! qu’il me dit. Rentrons !” Je rentre avec lui. Voilà. »
On trouve dans ce texte, nonobstant une grande différence de style, des échos d’un roman paru six ans plus tôt, La Grande Peur dans la montagne, de l’autre Ferdinand de la littérature francophone, Charles-Ferdinand Ramuz. Dans un des premiers chapitres il écrit : « La voix, quand elle est venue, leur est venue depuis derrière ; ils n’ont reconnu que c’était Barthélemy qu’à sa voix. On disait : – Vous n’avez rien entendu cette nuit ?
Le maître continua un instant de faire tourner avec une pelle de bois la masse de lait dans la chaudière ; puis le maître, sans qu’on pût deviner si c’était à lui plus particulièrement que Barthélemy s’était adressé, mais il était le maître :
– Non. Ne s’étant toujours pas retourné, et Barthélemy : Ah bon… si vous n’avez rien entendu… Il était éclairé sur l’épaule et autour de sa barbe par le jour ; il était éclairé sur le devant de sa personne par le feu ; il se tenait debout devant l’ouverture de la porte : il a dit
– Parce que l’autre fois ça avait commencé comme ça… Alors je me suis demandé si vous aviez entendu marcher cette nuit, parce que l’autre fois on avait entendu marcher, et moi, cette nuit, il m’a bien semblé entendre marcher, mais si vous n’avez rien entendu, peut-être que je me suis trompé. »
Il y a donc, dans ces textes, celui qui n’avait « jamais rien dit » et ceux qui n’ont « rien entendu », mais surtout il y a la distance entre l’humain, le trop humain Ça a débuté comme ça et le mystérieux Ça avait commencé comme ça. Le passé composé est un temps de la proximité ; il reste dans la sphère du présent et donne l’impression qu’on peut le toucher ; il est parfaitement apte à décrire des aventures humaines et semble fait pour être la marque du procès-verbal ; il donne des noms, des professions, un lieu, une forme de date. Il peut servir à décrire mille choses tristes, affreuses, cocasses ou drôles, mais il reste ancré dans la terre. Le plus-que-parfait, particulièrement chez Ramuz, est beaucoup plus troublant, on le dirait créé pour être le temps du surnaturel, le temps de ce qui échappe en grande partie à l’entendement humain, le temps qui abolit la netteté des frontières. Les je et moi, les nous des impératifs de première personne du pluriel qui accompagnent le passé composé de Céline ne sont pas ambigus, mais ils sont remplacés, quand Ramuz emploie le plus-que-parfait, par un indéterminé et bien étrange on. Ces deux temps et ces deux textes se croisent encore, on l’a vu, quand l’on a, d’un côté, Moi, j’avais jamais rien dit et, de l’autre, Mais si vous n’avez rien entendu. Si ce qui n’a pas été entendu c’est, étymologiquement, l’« inouï », cet inouï peut aussi être, on le sait, ce « qui, de mémoire d’homme, est sans exemple, sans précédent ». Mais ce qui suscite l’angoisse dans le texte de Ramuz, c’est que là, précisément, il y a un précédent, un précédent mystérieux et étrange, rappelé par l’inquiétant plus-que-parfait de Barthélemy : « parce que l’autre fois, ça avait commencé comme ça ».