Les noms épice et espèce ont été jadis si proches qu’on les a un temps confondus. L’un et l’autre datent du XIIe siècle et sont issus du latin species, un mot aux significations multiples. Ce nom, dérivé d’une racine indo-européenne signifiant « observer », a d’abord pris les sens de « vue » et « regard » ; de là on est passé à ceux d’« aspect, apparence ». Ensuite, de l’apparence d’un objet, le mot en est venu à désigner l’objet lui-même et c’est ainsi qu’en latin tardif species a pu prendre le sens de denrées, de marchandises, et particulièrement, parmi ces dernières, de drogues et d’épices.
Arrêtons-nous maintenant sur ce dernier terme. Épice, parfois aussi écrit espèce, ce qui favorisa l’entrecroisement des significations de ces deux mots, avait en ancien français un sens beaucoup plus large qu’aujourd’hui : il désignait un assez grand nombre de préparations dans lesquelles entraient, ou non, ce que nous appelons des épices, souvent des douceurs, des confitures, des dragées. Il existait d’ailleurs jadis une charge d’épicier du roi, lequel était chargé des confitures de la maison royale. Ce sens, aujourd’hui perdu, se trouve encore dans la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie française. On y lit : « Autrefois on appeloit Épices, Les dragées & les confitures. Les anciens Historiens marquent souvent, qu’à la fin des festins on apportoit les vin & les épices ». Ce fait est attesté par de nombreux textes en ancien français :
Le vin et les espesses va l’oste demandant (Le Chevalier au cygne)
Et mainte espice delitable
Que bon mangier fait apres table (Roman de la rose)
Dans ses Recherches de la France, Étienne Pasquier explique que l’habitude s’était répandue que les justiciables satisfaits des décisions prononcées offrent spontanément à ceux qui les avaient jugés de ces confitures et dragées appelées épices. Mais, comme cela arrive souvent, ce qui n’était qu’une libre marque de reconnaissance et de remerciement devint une obligation. Une ordonnance de 1402 commanda que les plaideurs devraient s’acquitter d’une taxe s’ils voulaient voir leur affaire jugée.
On pouvait dès lors lire sur les registres du Parlement Non deliberetur donec solvantur species : « Justice ne sera pas rendue avant que les épices n’aient été acquittées. » La rapacité des gens de justice était grande et fut critiquée par plus d’un. Ils profitèrent d’un incendie du palais de Justice de Paris, au XVIe siècle, pour brocarder cette pratique en faisant circuler ce quatrain :
Certes, ce fut un triste jeu,
Quand à Paris, dame Justice,
Pour avoir mangé trop d’épice,
Se mit tout le palais en feu.
De cet usage, qui ne fut aboli qu’à la Révolution, on trouve une trace dans Les Plaideurs de Racine, Acte II, scène 7, quand Petit-Jean, parlant du juge Dandin, joue sur le double sens du nom épices :
Il me redemandait sans cesse ses épices
Et j’ai tout bonnement couru dans les offices
Chercher la boîte au poivre…
Car, bien sûr, les gens de justice demandèrent que le paiement en épices soit en réalité un paiement en espèces. Le passage d’une expression à l’autre fut favorisé par l’origine commune de ces deux noms, par le fait que les épices de grande valeur s’échangeaient à prix d’or et parce que paiement en espèces avait d’abord désigné un paiement en marchandises, en denrées de toutes sortes. Il s’opposait alors au paiement « en travail, en prestations », puis espèces continua à évoluer pour prendre le sens de ce qui permettait d’acheter ces marchandises et denrées : la monnaie, les espèces sonnantes et trébuchantes.
Quant aux épiciers, leur sort se dégrada. La charge d’épicier du roi disparut. Comme au Moyen Âge ils vendaient des drogues qui pouvaient être toxiques, leur nom fut un temps synonyme d’« empoisonneur », et, dès le XIXe siècle, il désigna quelque boutiquier à l’esprit étroit préoccupé uniquement par les choses d’argent. Dans la préface de Lucien Leuwen, Stendhal n’écrit-il pas : « L’auteur ne voudrait pour rien au monde vivre sous une démocratie semblable à celle de l’Amérique pour la raison qu’il aime mieux faire la cour à M. le ministre de l’Intérieur, qu’à l’épicier du coin de la rue » ? Quelle tristesse quand on songe que cinq siècles plus tôt, on trouvait dans les Registres de la Chambre des comptes : Le Roy aura tous jours a court (à la cour) quatre valez de chambre et non plus : le barbier, l’espicier, le tailleur et un autre mangent a court.