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Visuel au sens d’image

Le 5 décembre 2013

Extensions de sens abusives

Visuel est un adjectif vieux de presque cinq cents ans, mais ce n’est qu’à la fin du xixe siècle qu’on en fit un nom. Il fut employé par les psychologues Alfred Binet et Victor Henri pour désigner un individu chez qui le sens de la vue prédomine. Au début du xxe siècle, il est utilisé en sport pour désigner, au tir, le centre de la cible et, depuis les années 1970, ce même nom désigne, en informatique, le dispositif d’affichage sur un écran et, enfin, l’écran lui-même. Ces extensions, conformes au procédé d’enrichissement de notre langue sont parfaitement légitimes. Si visuel est entré et est accepté dans le monde de la communication pour désigner tout ce qui ressortit à la confection d’un support visuel, comme le choix des illustrations, de la couleur et de la police des textes, etc., on se gardera d’en abuser dans la langue courante, en particulier quand des termes précisant la nature du support visuel comme tableau, image, affiche, schéma, etc., seraient plus pertinents.

Ardelions et fâcheux

Le 5 décembre 2013

Expressions, Bonheurs & surprises

Le nom ardélion, que l’on se gardera bien de confondre, puisque l’on vient de parler de broches et de piques, avec ardillon, pointe mobile d’une ceinture, est un terme vieilli qui désigne un homme encombrant par son empressement indiscret et maladroit. Il nous vient du latin ardelio et se rencontre sous la plume de Phèdre et de Martial. Leurs vers illustrent à merveille ce qu’est ce fâcheux personnage.

On lit ainsi dans Phèdre, (Fables, II, 5) :

« Est ardalionum quaedam Romae natio, / Trepide concursans, occupata in otio, / Gratis anhelans, multa agendo nihil agens, / Sibi molesta et aliis odiosissima. »

(« Il existe à Rome une race d’ardélions, courant agités de tous côtés, affairés sans affaires, s’essoufflant sans raison, n’avançant à rien en s’occupant de beaucoup de choses, à charge à eux-mêmes et insupportables à autrui. »)

Cette description est assez proche de celle que fera, presque vingt siècles plus tard, Théophile Gautier, qui écrit dans Les Jeunes-France, romans goguenards :

« Ô lecteurs du siècle ! ardélions inoccupés qui vivez en courant et prenez à peine le temps de mourir… »

Martial dans ses Épigrammes (II, 7) dresse le portrait railleur d’un plaisant ardélion :

Declamas belle, causas agis, Attice, belle

Historias bellas, carmina bella facis

Componis belle mimos, epigrammata belle

Bellus grammaticus, bellus es astrologus

Et belle cantas et saltas, Attice, belle

Bellus es arte lyrae, bellus es arte pilae

Nil bene cum facias, facias tamen omnia belle

Vis dicam quid sis, magnus es ardelio

(« Tu déclames élégamment, Atticus, tu plaides élégamment, tu écris des histoires élégantes, des chants élégants, tu composes élégamment des mimes, élégamment des épigrammes, tu es un grammairien élégant, tu es un astrologue élégant. Tu chantes élégamment, et tu danses, Atticus, élégamment. Tu es élégant quand tu joues de la lyre, tu es élégant quand tu joues à la balle. Même quand tu ne fais rien de bien, tu le fais quand même élégamment. Tu veux que je te dise ce que tu es, tu es un grand ardélion. »)

Malgré ces illustres parrains, le nom ardélion n’a pas connu une grande fortune et Littré le qualifiait déjà d’inusité. Ce mot savant n’est apparu en français qu’au xvie siècle et avant qu’il n’ait pu largement se répandre dans notre langue, Jean de La Fontaine lui a porté un coup presque fatal. Le fabuliste, lui non plus, n’aimait pas les fâcheux, ces quelques vers le montrent bien :

« Ainsi certaines gens, faisant les empressés, / S’introduisent dans les affaires :

Ils font partout les nécessaires, / Et, partout importuns devraient être chassés. »

Mais ils sont tirés de la fable Le Coche et La Mouche, d’où nous vient la fameuse « mouche du coche ». Il est probable que, face à l’immense succès de l’expression, le mot ardélion s’est peu à peu effacé. Un clou chasse l’autre, nous dit le proverbe ; une expression parfois chasse un mot. Si la mouche n’est pour rien dans le fait que le coche soit arrivé « au haut », la « mouche du coche » est pour beaucoup dans la disparition de l’ardélion.

 

Lardons, brocards et autres piques

Le 5 décembre 2013

Expressions, Bonheurs & surprises

Le mot lardon désigne populairement et figurément un enfant, mais il a un autre sens figuré, quelque peu tombé en désuétude aujourd’hui : celui de « plaisanterie mordante, raillerie ». L’image est savoureuse : on piquait son discours de bons mots comme on pique une viande de lardons. On trouve encore cette forme chez Saint-Simon qui écrit au sujet du secrétaire du roi : Il hasardait devant le roi quelques lardons ou dans la correspondance de Voltaire : Madame de Pompadour et le bon homme Tournemine appelaient Crébillon, Sophocle ; et moi on m’accablait de lardons ; oh, le bon temps que c’était ! Nous avons conservé une forme plus vivante avec le verbe larder dans des tournures comme larder quelqu’un d’épigrammes. Le Moyen Âge utilisait le verbe lardonner, « railler ». On lit dans un texte médiéval : « Il disoit mille maux et injures au presidant, et le lardonnoit de mille brocards et farceries insupportables. » Il n’est pas étonnant de trouver ici le terme brocards qui reprend cette même image de la pointe blessante, qu’elle soit de fer ou de paroles, puisque ce mot est dérivé de broque, variante normande de « broche ». On retrouve d’ailleurs ces deux idées chez Rostand quand Cyrano, grand bretteur de mots et d’épée, se bat contre le vicomte : Où vais-je vous larder, dindon ? Et un peu plus loin : Tiens bien ta broche, Laridon.

La langue de la plaisanterie, souvent méchante, emprunte à la cuisine, nous venons de le voir, ses ustensiles acérés. Elle puise également dans ses ingrédients à saveur épicée, cette fois pour évoquer les bons mots, les saillies et les réparties brillantes, qui ne manquent « ni de sel, ni de piment ». Le sel, en particulier quand il est qualifié d’« attique », épice plats et conversations, un mélange qu’évoque ainsi Trissotin dans Les Femmes savantes (acte III, scène i) :

« Pour cette grande faim qu’à mes yeux on expose

Un plat seul de huit vers me semble peu de chose

Et je pense que je ne ferai pas mal

De joindre à l’épigramme ou bien au madrigal

Le ragoût d’un sonnet, qui chez une princesse

A passé pour avoir quelque délicatesse

Il est de sel attique assaisonné partout

Et vous le trouverez, je crois, d’assez bon goût. »

Nous avons parlé il y a peu des philhellènes. Aussi laissera-t-on l’un des plus célèbres d’entre eux évoquer à son tour ce fameux sel attique. Voici ce que l’on peut lire dans l’Essai sur les Révolutions de Chateaubriand :

« L’étranger, charmé à Paris et à Athènes, ne rencontre que des cœurs compatissants et des bouches toujours prêtes à lui sourire. Les légers habitants de ces deux capitales du goût et des beaux-arts, semblent formés pour couler leurs jours au sein des plaisirs. C’est là qu’assis à des banquets, vous les entendrez se lancer de fines railleries, rire avec grâce de leurs maîtres ; parler à la fois de politique et d’amour, de l’existence de Dieu ou du succès d’une comédie nouvelle, et répandre profusément les bons mots et le sel attique, au bruit des chansons d’Anacréon et de Voltaire, au milieu des vins, des femmes et des fleurs. »

 

Justine D. G. (France)

Le 5 décembre 2013

Courrier des internautes

Doit-on dire « une semaine après que je sois allée » ou « une semaine après que je suis allée » ?

Justine D. G. (France, 15 novembre)

L’Académie répond

Après après que, on doit utiliser l’indicatif. Voyez L’Âme des poètes, de Charles Trénet : « Longtemps, longtemps, après que les poètes ont disparu, leurs chansons courent encore dans les rues»

Certains auteurs, sans doute par analogie avec avant que, utilisent le subjonctif après après que ; ils font alors une faute de grammaire.

Surprise du matin ou « À vos postes »

Le 7 novembre 2013

Bloc-notes

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Écouter la radio alors que l’on conduit sa voiture m’a toujours semblé être un moment de détente avant d’aborder les tâches du jour. Un rendez-vous avec des voix que je retrouve chaque matin mêlées à celles d’invités chargés de débattre d’un sujet plus ou moins connu de moi mais comblant agréablement chaque minute de mon petit voyage. Faisant de moi en cette circonstance le témoin attentif d’orateurs s’exprimant en direct et soumis à cette obligation de préciser une position, une attitude, un état d’âme en une fraction de seconde et de la plus précise façon. Exercice difficile pour celui qui n’y est pas habitué. Et cela d’autant plus qu’il s’exprime sur la chaîne de grande réputation culturelle que je rejoins chaque matin. J’avoue qu’elle comble mon attente la plupart du temps et que le vocabulaire que l’on me sert ne trouble en rien ma passive écoute. Sauf si mon oreille porte à mon cerveau une expression dont j’ignore le sens et dont je m’instruirais ou si une incongruité me choque. « Intellection », par exemple, me porta vers notre Dictionnaire de l’Académie et j’y appris qu’il fallait comprendre par là une fonction de l’intellect qui consiste à comprendre et à concevoir. Au temps pour moi. Mais j’eus aussi bien des surprises, plutôt cocasses. Ainsi récemment entendis-je une charmante personne nous confier qu’elle « maturait son projet » ; je ne doute pas que celui-ci fût fort intéressant, mais l’eût-elle mené à terme, élaboré, complété, que sais-je, aurait mieux sonné à mon oreille. De telles inventions, j’en ai retrouvé surtout dans la manipulation des verbes, on « externalise », on « fictionnalise », on dit qu’une pensée s’est « originée », qu’on a « bilanté », que l’on « candidate », que l’on « hallucine », faisant de soi-même un hallucinogène. Une approximation jetée dans le trouble de l’instant sans doute et dont on parvient tant bien que mal à imaginer le sens que son auteur a voulu lui prêter. Mais, avec un peu de contrôle de lui-même, n’aurait-il pas mieux fait de puiser dans l’énorme réserve des mots justes que recèlent les synapses de notre cerveau et qui savent exprimer avec une précision incomparable notre pensée française. Ma récolte ne s’arrête pas là. Hors dictionnaire, n’eus-je pas ce consternant privilège d’entendre évoquer un « présentisme », un « courtermisme », un « convivialisme », de me demander si « l’effectivité » permettait d’éviter « l’effet décéptif » d’une action. Mais peut-être ne suis-je pas suffisamment « intuisif », et suis-je trop intuitif devant ces éléments « cultureux ». On pourrait me croire l’inventeur de ces curiosités linguistiques. Soyez rassurés, elles furent relevées tout au long de cette dernière année et leur faible pourcentage ne trouble pas encore notre langue sur cette chaîne culturelle à laquelle je suis par ailleurs très attaché. Je voudrais que ces propos ne troublent pas votre « zénithude » que je suppose, dans l’esprit de son auteur, moins liée au zénith comme il conviendrait qu’au Zen si évocateur de sérénité. À l’année prochaine.

Yves Pouliquen
de l’Académie française

Déceptif

Le 7 novembre 2013

Anglicismes, Néologismes & Mots voyageurs

Déceptif, néologisme tiré de l’anglais deceptive, est un faux ami et c’est à tort qu’on lui donne le sens de « décevant ». L’anglais deceptive signifie en effet « trompeur ». Cet adjectif est dérivé de deception, lui-même emprunté de l’ancien français deception, « tromperie ». Dans les textes médiévaux, on rencontrait certes l’adjectif deceptif et ses dérivés, fréquemment associés à des termes comme faux, traistre, pervers, cauteleux, tricheur, etc., mais ce mot est sorti de notre langue depuis plus de cinq siècles.

On se rappellera qu’aujourd’hui déception signifie « désappointement » et non « tromperie », et que le français a à sa disposition des termes comme décevant ou trompeur qui permettent d’éviter tout malentendu.

 

On dit

On ne dit pas

Un résultat décevant

Une attitude décevante

Un résultat déceptif

Une attitude déceptive

 

Digital

Le 7 novembre 2013

Anglicismes, Néologismes & Mots voyageurs

L’adjectif digital en français signifie « qui appartient aux doigts, se rapporte aux doigts ». Il vient du latin digitalis, « qui a l’épaisseur d’un doigt », lui-même dérivé de digitus, « doigt ». C’est parce que l’on comptait sur ses doigts que de ce nom latin a aussi été tiré, en anglais, digit, « chiffre », et digital, « qui utilise des nombres ». On se gardera bien de confondre ces deux adjectifs digital, qui appartiennent à des langues différentes et dont les sens ne se recouvrent pas : on se souviendra que le français a à sa disposition l’adjectif numérique.

 

On dit

On ne dit pas

Une montre à affichage numérique

Un appareil photo numérique

Une montre à affichage digital

Un appareil photo digital

 

Bernard S. (France)

Le 7 novembre 2013

Courrier des internautes

Vous condamnez avec raison l’expression « au final ». Mais pourquoi ne pas ajouter dans votre rubrique que la formule « au finale » (finale étant alors un substantif) est correcte ?

Bernard S. (France, 17 août)

L’académie répond

Nous vous remercions vivement pour cette judicieuse remarque, dont nous allons tenir compte.

Bernard S. (France)

Le 7 novembre 2013

Courrier des internautes

Le 17 août dernier je vous faisais une suggestion au sujet de l’expression « au final ». Vous avez eu l’amabilité de me répondre. Mais depuis, comme sœur Anne, je ne vois rien vernir sur votre site.

Auriez-vous oublié ?

Bernard S. (France, 10 octobre)

L’académie répond

Nous n’avons pas oublié votre suggestion. Nous recevons un courrier abondant, ce qui nous empêche de tenir compte immédiatement de toutes les remarques pertinentes de nos lecteurs.

Si la locution au final est incorrecte, il est en effet tout à fait licite d’écrire, par exemple, au final de cette sonate, au finale du troisième acte. Le substantif Finale (que l’on trouve aussi écrit Final) désigne alors la dernière partie d’une pièce musicale, ou d’un acte au théâtre, et doit être réservé à ces domaines.

Frederic T. (Kehl am rhein)

Le 7 novembre 2013

Courrier des internautes

Je souhaiterais connaître la règle d’écriture des noms patronymes à particule, et notamment ceux d’origine étrangère, en l’occurrence M De Moro, ou M de Moro ? Merci d’avance.

Frederic T. (Kehl am rhein, 21 juillet)

L’académie répond

En principe, les particules étrangères prennent la minuscule – et se trouvent rejetées après le nom dans les index, dans les dictionnaires – quand elles sont espagnoles ou portugaises ; elles prennent la majuscule – et restent avant le nom dans les index – quand elles sont italiennes, anglo-saxonnes (sauf of), flamandes ou néerlandaises, scandinaves. Les particules allemandes prennent soit la minuscule (an, von, zu…), soit la majuscule, quand il s’agit de prépositions contractées (Am, Vom, Zur…). Telle est la règle, mais elle n’est pas toujours respectée ; et dans la vie courante, on suivra par courtoisie la graphie qu'utilisent les intéressés eux-mêmes.

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