« Je sens la chair fraîche », s’écrie l’ogre dans Le Petit Poucet, tandis que, dans L’Avare, Valère a cette réplique pleine de bon sens : « Voilà une belle merveille de faire bonne chère avec bien de l’argent ! C’est une chose la plus aisée du monde, et il n’y a si pauvre esprit qui n’en fît bien autant ; mais pour agir en habile homme, il faut parler de faire bonne chère avec peu d’argent. » On associe souvent ces deux mots chair et chère, et, parfois, on les confond. Pourtant, à l’origine, ils étaient bien éloignés l’un de l’autre. La forme chère, quand elle n’est pas le féminin de l’adjectif cher, est un nom issu, par l’intermédiaire du latin cara, du grec kara, « tête, visage ». En français, chère signifie « air, mine » et, par métonymie, « accueil ». On l’a d’abord rencontré dans les expressions faire bonne ch(i)ère, faire mauvaise ch(i)ère, c’est-à-dire « faire bon accueil, recevoir agréablement », « faire mauvais accueil, recevoir désagréablement ». Mais, sans doute sous l’influence de chair et aussi parce que la qualité de l’accueil s’estime également à celle des mets qui sont servis et à leur abondance, faire bonne chère a assez vite pris le sens de « bien et copieusement manger ». À côté de ces expressions, on rencontre aussi faire chère lie, dans laquelle l’adjectif lie, parent du nom liesse, est tiré du latin laetus, « gai, joyeux ». Comme aux plaisirs de la table on adjoignit assez vite ceux de l’amour charnel, on employait autrefois l’expression faire un tronçon de chère lie pour évoquer les aventures amoureuses. On lit ainsi dans la correspondance de Flaubert : « Edma et Bouilhet s’écrivent toujours ; les lettres sont superbes de “pose” et de “pôhësie”. Lui, ça l’amuse comme tableau ; mais, au fond, il aurait fort envie de faire avec elle un tronçon de chère-lie, comme dit maître Rabelais. »
Le nom homonyme chair nous vient, lui, du latin caro, carnis, qui a d’abord signifié « viande, chair », puis a aussi désigné le corps, par opposition à l’esprit. Le français a conservé ces sens, en particulier celui de « corps », considéré comme le siège et l’outil de la concupiscence, et que l’on évoque dans des expressions comme l’aiguillon de la chair, le démon de la chair ou l’œuvre de chair. C’est ainsi également que les Évangiles (Matthieu 26, 41 et Marc 14, 38), en opposant la chair à l’esprit, nous disent : spiritus quidem promptus, caro vero infirma, « l’esprit est ardent, mais la chair est faible », et c’est encore par elle que Mallarmé ouvrit son poème Brise marine : « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres. » À ce caro latin nous devons également, directement ou non, différents mots, parmi lesquels on trouve le verbe acharner, qui a d’abord signifié « donner aux chiens de chasse et aux oiseaux de proie le goût de la chair », ou le nom carnaval, issu, par l’intermédiaire de l’italien carnovale, du bas latin carnelevamen, forme contractée de carnis levamen, « action d’ôter la chair » (le carnaval est d’abord le temps où l’on supprime la viande des repas, puisque carnovale désigne proprement la nuit qui précède le mercredi des Cendres). On pourrait ajouter charogne, issu du latin vulgaire *caronia, dont Baudelaire fit le titre de l’un de ses plus beaux poèmes, ou encore carnassier, qui a d’abord eu le sens de « bourreau » avant d’être employé, comme nom ou comme adjectif, pour désigner un animal qui se nourrit de chair. Grâce à ce dernier terme, l’Académie se fait historienne en nous apprenant dans la première édition de son Dictionnaire que « Les Sacrificateurs Égyptiens s’abstenoient des oiseaux carnassiers », puis, après avoir expliqué que, en parlant des hommes, ce mot signifie « qui mange beaucoup de chair », elle nous renseigne sur l’âme des nations en nous disant : « Les Anglois sont fort carnassiers » (ce propos fut étendu et précisé dans la cinquième édition : « Les peuples septentrionaux sont fort carnassiers en comparaison des méridionaux »). Carnassier est assez proche de carnivore, plus employé aujourd’hui. Carnivore, d’origine latine, a la particularité d’avoir un équivalent grec exact, construit à l’aide des formes sarx, sarkos et phagein, signifiant elles aussi « chair » et « manger », mais de sens assez éloigné, puisqu’il s’agit de sarcophage. Encore convient-il de préciser qu’il existe deux noms sarcophage en français. Le plus connu et le plus ancien, il date de 1501, est le tombeau dans lequel les peuples méditerranéens déposaient les corps qu’ils ne souhaitaient pas brûler, une tradition qui se maintint jusqu’au haut Moyen Âge. Mais, en 1871, le naturaliste Bouillet donna aussi ce nom, qui peut également s’employer comme adjectif, à une mouche à viande, qui pond sur les cadavres dont se nourriront ses larves. Cette mouche a une cousine appelée sarcophile, et si l’une et l’autre intéressent les entomologistes, elles intéressent également la médecine légale puisque, selon que l’on retrouvera sur un corps les larves de l’une ou de l’autre, on pourra déterminer la date de la mort de ce dernier. Ajoutons que sarcophile, comme sarcophage, n’est pas que le nom d’une mouche. Il existe aussi un mammifère nommé sarcophile ourson. Cette appellation d’« ourson » pourrait nous incliner à voir cet animal comme une douce peluche. Il n’en est rien puisqu’on le surnomme aussi « diable de Tasmanie » et qu’à son sujet le Grand Larousse du xxe siècle écrivait : « On ne peut voir animal plus vorace, plus méchant et plus colère. » Sans doute n’est-ce pas là le meilleur commensal à inviter pour faire bonne chère.