En 1997 paraissait en français une série de chroniques d’Umberto Eco, écrites cinq ans plus tôt, intitulée Comment voyager avec un saumon ? L’auteur y contait les nombreux problèmes qu’il avait rencontrés quand il avait été amené à voyager en Europe pour une série de conférences avec un saumon congelé qui lui fut offert au début de cette tournée, en Scandinavie. Comme il aurait été plus simple de voyager avec une dinde !
Quand il découvrit l’Amérique, Christophe Colomb crut être arrivé aux Indes et la locution adjectivale d’Inde entra dans la désignation de plantes et d’animaux du Nouveau Monde, encore appelé Indes occidentales. Les plus connus sont sans doute le cochon d’Inde et l’œillet d’Inde, mais existent aussi le canard d’Inde, le marron d’Inde, la rose d’Inde, le figuier d’Inde, le jonc d’Inde (le rotang), le blé d’Inde (le maïs). La poule d’Inde et le coq d’Inde ont connu un autre sort et sont maintenant appelés simplement dinde et dindon. Avant 1492, quand il n’existait d’Indes qu’orientales, poule d’Inde (gallina indica ou gallina de India en latin médiéval) désignait la pintade, oiseau originaire d’Abyssinie, région située dans la corne de l’Afrique. Mais à partir du moment où l’on ramena d’Amérique ce gros gallinacé un peu pataud qu’est la dinde, les langues rivalisèrent d’imagination, en se jouant de la géographie, pour nommer cet oiseau pourtant mal doué pour le vol et non migrateur. En Inde, d’où il tire son nom français, on l’appelle peru, en référence au Pérou, d’où, pensait-on, il était originaire. Peru est aussi son nom en portugais mais en espagnol, on l’appelle pavo, forme directement empruntée du latin pavo, qui désigne le paon. Ce dernier n’est pas perdant dans l’affaire puisque, pavo étant déjà pris pour désigner le dindon, on le nomme pavo real, proprement « dindon royal ». Nos amis anglais disent turkey, « (l’oiseau de) Turquie ». Les Grecs lui donnent également ce nom, tourkia, mais l’appellent aussi dianos (forme abrégée de indianos, « d’Inde »), indonorthia, proprement « l’oiseau d’Inde, et galopoula, c’est-à-dire le « poulet français ». En Islande et en Lituanie, il est appelé « oiseau de Calcutta ». C’est aussi un des noms que lui donnent les Allemands : kallekuttisch Hahn, c’est-à-dire le « coq de Calcutta » ou encore indianisch Hahn. L’arabe classique emploie la locution dik roumi, proprement « coq de Rome », mais il convient de rappeler que roumi pouvait aussi désigner tous les chrétiens d’Occident et les pays qu’ils occupaient. L’italien, quant à lui, l’appelle tacchino, une forme d’origine onomatopéique. Si c’est surtout grâce à la dinde que l’Inde, on l’a vu, nous fait voyager, cette dernière n’est pas entièrement seule. Nos amis anglais appellent en effet notre cochon d’Inde guinea pig, proprement « cochon de Guinée », et l’œillet d’Inde French marigold, « souci français ».
Quand il ne désigne pas un gros gallinacé, le mot dinde est employé péjorativement pour désigner une femme niaise et stupide, prétentieuse et sotte. Mais ce nom trouve une forme de rédemption sous la plume de Rémy de Gourmont qui dans son Esthétique de la langue française souligne ce fait singulier : « Dinde un exemple, peut-être unique, de la préposition de s’agglutinant avec un substantif pour former un autre substantif ».