Les légendes et les mythes de l’Antiquité nous apprennent qu’Orphée était un musicien si habile qu’il charmait non seulement les fauves, mais aussi les rochers et les arbres, et que ces derniers se déplaçaient pour prolonger le plaisir d’entendre son chant. Environ deux millénaires passèrent avant que l’on parle de nouveau d’arbres charmés, mais leur sort était beaucoup moins enviable. On lisait ainsi dans Le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse à l’article Charmé : « Se dit d’un arbre qui, par suite de quelque dommage dont la cause n’est pas apparente, menace de périr ou de tomber. » Bel exemple d’euphémisme : charmé laisse supposer quelque opération d’une puissance surnaturelle derrière laquelle se cache en fait une main criminelle. Au xviiie siècle, le Grand Dictionnaire françois était plus explicite : « On appelle en termes d’eaux & forêts, arbres charmés, des arbres que l’on a creusés, ou auxquels on a fait subir quelque autre chose pour les faire périr. » Et, d’ailleurs, à l’infinitif de ce même verbe Larousse écrit : « Charmer un arbre, Pratiquer à sa base, par malveillance, une lésion qui doit amener la chute ou la mort. » Ce même ouvrage rappelle qu’une ordonnance de 1669 énonçait qu’« il est défendu de charmer ou de brûler les arbres, sous peine de punition corporelle ». Mais pourquoi charmait-on les arbres ? La réponse est simple. Longtemps le bois fut l’unique moyen de se chauffer. Mais ce bois, tous n’en avaient pas à disposition, une grande partie des forêts étant privée. Pour remédier à ce problème et pour venir en aide aux plus démunis, il existait, dans les communaux et dans certaines parcelles privées, un droit d’affouage, qui autorisait les habitants d’une commune à ramasser librement du bois mort. Si celui-ci venait à manquer, restait une solution, énoncée autrefois à la campagne sous la forme de ce proverbe que nous rappelle Littré dans son Dictionnaire : « Quand il n’y a pas de bois mort, on en fait. » Les arbres charmés étaient donc des arbres mutilés – et, partant, condamnés à mourir et à devenir bois mort – par des villageois sans ressources. Dans Les Paysans, Balzac nous montre, au chapitre intitulé justement La Forêt et la Moisson, comment opéraient ces villageois : « [La vieille Tonsard] avait été dans les fourrés plus épais, elle avait dégagé la tige d’un jeune arbre et en avait enlevé l’écorce à l’endroit où elle sortait du tronc, tout autour en anneau, puis elle avait remis la mousse, les feuilles, tout en état, il était impossible de découvrir cette incision annulaire faite, non pas à la serpe, mais par une déchirure qui ressemblait à celle produite par ces animaux rongeurs et destructeurs nommés, selon les pays, des thons, des turcs, des vers blancs, etc. »
Si ce délit n’était plus passible de châtiment corporel, il restait très grave : « Trois jours après, […] les gendarmes emmenèrent la vieille Tonsard surprise en flagrant délit […], avec une mauvaise lime qui servait à déchirer l’arbre et un chasse-clou avec lequel les délinquants lissaient cette hachure annulaire, comme l’insecte lisse son chemin. On constata dans le procès-verbal l’existence de cette perfide opération sur soixante arbres, dans un rayon de cinq cents pas. La vieille Tonsard fut transférée à Auxerre ; le cas était de la juridiction de la cour d’assises. » C’était, somme toute, un sort moins affreux que celui d’Orphée, mis en pièces par les Ménades.