Qu’on ne se méprenne pas, il ne s’agit pas de lettres qui cesseraient de travailler durant les jours ouvrés séparant deux jours fériés, mais, au contraire, de lettres qui, pour nous aider à prononcer tel ou tel mot, viennent s’intercaler entre un élément terminé par une voyelle et un suffixe commençant, lui aussi, par une voyelle. Elles permettent alors d’éviter un hiatus. Ainsi, le suffixe -ain, employé pour former des gentilés, comme dans Maroc/Marocain, peut, grâce à une consonne [t], dite « de transition », être utilisé pour former aussi les noms des habitants de la Samarie (les Samaritains) ou de Brou (les Broutains). Le suffixe peut être autre, et la consonne de transition peut bien sûr avoir d’autres timbres : [d] dans Spa/Spadois, [l] dans Congo/Congolais ; [n] dans Java/Javanais… Ce pont entre un radical et un suffixe peut également servir à former des adjectifs à partir de noms communs, comme souriquois, néologisme forgé à partir de souris par La Fontaine dans Le Combat des rats et des belettes :
« Mais la perte la plus grande
Tomba presque en tous endroits
Sur le peuple souriquois. »
Dans un environnement consonantique, ce rôle de pont est joué par une voyelle : [i] dans calorifère, [a] dans hexadécimal ou [o] dans anglo-saxon. Cette lettre, d’origine non étymologique et qui contribue à faciliter l’articulation d’un mot, est aussi appelée épenthèse, un nom emprunté du grec epenthesis, « intercalation d’une lettre », lui-même composé à l’aide de epi, « sur », et tithenai, « poser ». Elle se trouve, on l’a vu, à la jonction de deux éléments distincts, mais on la rencontre parfois aussi à l’intérieur de certains mots. Ainsi du néerlandais bolwerc, « bastion », on a tiré, après ajout d’un e épenthétique, « boulevard », à l’arabe t’bib, « médecin », on doit, après l’adjonction de ou, la forme populaire toubib.
La présence de certaines lettres épenthétiques s’explique essentiellement par l’histoire de la langue. L’accusatif latin cinerem est à l’origine de « cendre » : le [d], que l’on ne trouve pas dans des mots savants tirés de ce nom, comme incinérer, a été ajouté après que le premier e de cinerem, non accentué, a disparu, mettant en contact les lettres de n à r. Le passage de l’une à l’autre était difficile car elles sont, phonétiquement, fort différentes. C’est pourquoi l’usage a spontanément lié ce n, dentale nasale sonore, et ce r, consonne liquide, à l’aide d’une consonne d’appui d, elle aussi dentale sonore. Nous ne pouvons qu’être admiratifs du sentiment linguistique très sûr du parler populaire, puisque dans un autre environnement phonétique, c’est une autre consonne qui a été ajoutée : dans cameram, après la chute du e, l’usage a fait suivre le m, nasale labiale sonore, d’une autre labiale sonore, b, ce qui donnait une suite mbr, de prononciation beaucoup plus aisée que mr. Ce [b], nous en avons conservé une trace dans « chambre », ou « chambrière », mais il n’est ni dans « caméra » ni dans « camériste ».
Quelle tristesse alors de constater que ces phonèmes, pourtant si utiles, sont parfois appelés des sons parasites et qu’au sujet de l’un d’entre eux, Littré écrivait : « L’Académie devrait supprimer le p de dompter, lettre qui ne se prononce pas, qui n’est pas étymologique, et qui provient d’une vicieuse tendance qu’avait le Moyen Âge à mettre un p après une m ou une n ; d’où temptation, qui est resté en anglais. » Cette « vicieuse tendance » n’est pourtant que le phénomène que nous venons de voir : le p de dompter est une consonne d’appui. La forme latine à l’origine de ce verbe était domitare, mais le i, non accentué, a vite cessé d’être prononcé, ce qui fait que m et t ont été en contact. Pour en faciliter l’enchaînement, la langue a ajouté un p, consonne labiale sourde, qui pouvait idéalement être un pont entre une labiale sonore, m, et une dentale sourde, t. Une fois encore, les locuteurs ordinaires, sans rien connaître des règles de la phonétique, avaient trouvé le phonème le mieux adapté pour faciliter, en un temps où toutes les lettres écrites étaient articulées, la prononciation de ce verbe.