Le pronom cela a été victime du long travail de sape de son diminutif ça. Les quatre premières éditions du Dictionnaire de l’Académie française avaient superbement ignoré ce dernier, mais, en 1798, peu d’années après qu’on avait beaucoup entendu chanter « Ah ça ira, ça ira… », en pleine période révolutionnaire, il se faufila dans la cinquième édition : « Ça se prend quelquefois pour Cela, mais il est populaire et familier. Qu’est-ce que ça vaut ? Donnez-moi ça. » Une édition plus tard, en 1835, on cessa de le présenter comme populaire : « Ça se dit par contraction, dans le langage familier, pour Cela. »
Il faut dire que ce fourbe de ça était bien servi par la chance : des deux rivaux qu’il avait, ce et cela, le premier était atone et le second trop long.
Pourtant cela ne manquait pas d’atouts : le couple harmonieux qu’il formait avec ceci, mais aussi, et surtout, une capacité à se substituer à un on de deuxième ou de troisième personne pour remplacer des êtres animés, ce dont son comparse ceci était bien incapable. Dans sa Grammaire française, parue en 1821, l’abbé Cheucle dit fort justement à ce propos : « Quelquefois, dans le style familier, cela se dit aussi des personnes. Par exemple, on dira d’un enfant : Cela ne fait que jouer. En moins de rien cela pleure et cela rit. Il faudrait à cela toujours de nouveaux jouets. » En général cela s’emploie en ce sens avec la tendresse qu’on réserve aux plus faibles ou avec le mépris condescendant dont on use envers ceux que l’on considère comme inférieurs. L’abbé Cheucle avait parlé des enfants ; un autre ecclésiastique, le père Binet, employait ce tour deux siècles plus tôt dans ses Œuvres spirituelles pour parler des femmes : « … Encor luy faut-il demander pardon après avoir été outragé d’elle ; cela crie, cela menace, cela fait des sermens horribles […]. » L’académicien Jules Janin fit usage du même pronom pour évoquer, dans ses souvenirs, le chien qu’il rêvait d’avoir quand il était encore enfant : « Un chien ! Cela bondit, cela pleure, cela rit avec vous et comme vous. » Le xixe siècle va chérir ce tour et les plus grands emploient cela avec sa valeur hypocoristique, que ce soit Hugo, dans Lucrèce Borgia : « Comme cela dort, ces jeunes gens », ou dans La Légende des siècles : « Elle allait et venait dans un gai rayon d’or ; / Cela jouait toujours, pauvre mouche éphémère ! », ou George Sand, dans Mauprat : « Cela parle de donner la mort, et tout au plus si cela est né. »
Mais, là encore, cela a vite été concurrencé par ça. On lit déjà dans Le Lys dans la vallée, de Balzac : « Elle […] se croit une sainte ; ça communie tous les mois. » Quant à Vigny, dans Quitte pour la peur, il propose une façon de guide par l’exemple de l’emploi des pronoms ça, ce et la « Le jour où je la vis, ce n’était pas ça du tout. C’était tout empesé, tout guindé, tout raide, ça venait du couvent, ça ne savait ni entrer ni sortir […]. » Et l’on se gardera bien d’oublier les innombrables ça fait sa duchesse, sa sucrée, ça fait son intéressant, ça répond, ça n’obéit pas, ça n’a seulement pas de tête si présents dans la langue parlée.
On ne s’étonnera donc pas que, supplanté dans l’usage par ça, cela ait été mis au ban des outils grammaticaux. L’histoire de notre malheureux pronom confirme les vers d’Ovide, dans les Tristes : Donec eris felix, multos numerabis amicos ; tempora si fuerint nubila, solus eris : « Tant que tu seras dans la prospérité, tu compteras de nombreux amis ; que ton ciel vienne à se couvrir et tu seras seul. » Seul ? Non, bien pis, ostracisé ! Alors que la préface de la deuxième édition du Dictionnaire de l’Académie française, en 1718, annonçait que les mots devaient être traités sur le même pied : « Il semble en effet qu’il y ait entre les mots d’une Langue, une espèce d’égalité, comme entre les Citoyens d’une République. Ils jouissent des mesmes privilèges, & sont gouvernez par les mesmes loix », on fut à deux doigts de créer contre ce pauvre cela une loi d’exception, de rétablir les proscriptions. Ne lit-on pas, en effet, dans la Grammaire des grammaires ou Analyse raisonnée des meilleurs traités sur la grammaire française, que Charles Pierre Girault-Duvivier fit paraître en 1811, cette abomination : « Les anciens grammairiens avaient cherché à établir une exception bien singulière : ils voulaient que le participe passé, employé dans les temps composés d’un verbe actif, quoique précédé de son régime direct, ne s’accordât pas avec ce régime, lorsque le sujet était énoncé par le démonstratif cela, et ils étaient d’avis d’écrire : Les soins que cela a exigé, les peines que cela a donné au lieu de Les soins que cela a exigés, les peines que cela a données ».
Était-il possible d’imaginer plus scandaleuse injustice ? Cette proposition ne fut pas adoptée, mais le mal était fait. Si le pauvre pronom cela ne fut pas exclu des règles d’accord, il fut peu à peu banni de l’usage et remplacé par ça. Comment s’étonner dès lors que, quand bien même notre langue aurait conservé quelques cela pleure, cela geint, cela gémit ou cela est triste, ce soit à foison que l’on trouve des ça sourit, ça s’amuse, ça chante ou ça rigole ?