Réponse au discours de réception de Pierre-Louis Lacretelle

Le 6 mars 1805

André MORELLET

Réponse de M. Morellet
présidant l'Académie

au discours de M. de Lacretelle Aîné

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le mercredi 6 mars 1805 (15 VENTÔSE AN XIII)

PARIS PALAIS DU LOUVRE

Messieurs,

Dans la fonction que j’exerce aujourd’hui, je me félicite d’ajouter un nouveau lien à ceux qu’a déjà formés entre nous une société suivie depuis près de trente ans, qui m’a fait connaître en vous un caractère estimable, des sentiments élevés, un esprit droit et profond ; je me trouve heureux d’avoir à louer en vous un homme de lettres qui, constamment occupé de la recherche des vérités utiles a connu et mis en œuvre le grand art de les répandre et de les persuader, et dont le caractère et les talents font applaudir au choix de l’Académie, cherchant à réparer la grande perte qu’elle a faite dans la personne de M. de la Harpe.

Je serai court sur un sujet que vous avez épuisé.

La tragédie de Warvick, donnée en 1763, par un auteur de vingt-quatre ans ; quelques épîtres en vers et plusieurs autres pièces couronnées par l’Académie, avaient annoncé de bonne heure, dans M. de la Harpe, un talent que l’éloquence vint bientôt disputer à la poésie.

On sait quel heureux effet a produit, pour les lettres, la résolution prise par l’Académie française vers 1760, de donner pour sujet des prix d’éloquence, l’éloge des grands hommes dont la nation s’honore, au lieu de laisser les concurrents maîtres du choix. C’est depuis cette époque que ses assemblées publiques attirèrent en foule tout ce qui aimait les lettres pour les faire aimer davantage. L’ardeur de vaincre fut plus grande lorsque le triomphe eut plus de solennité, et c’est peut-être à cette heureuse innovation que nous devons l’affluence flatteuse dont nous pouvons nous applaudir encore aujourd’hui.

C’est dans ces brillantes assemblées que furent couronnés les éloges de Fénelon et de Catinat, un discours sur les malheurs de la guerre et les avantages de la paix, et plusieurs pièces de poésie, et qu’en une même séance, M. de la Harpe obtint les deux prix à la fois ; enfin, dans l’espace de dix ans, de 1766 à 1776, il avait remporté neuf prix à l’Académie française, où il fut admis dans cette même année :c’était entrer dans le temple de la gloire en conquérant.

Mais vainqueur, il ne se laisse pas amollir par l’oisiveté. Des pièces fugitives pleines d’agrément ; les éloges de Racine et de la Fontaine proposés par d’autres académies, et Mélanie, qui fait verser tant de larmes, et Philoctète, beau de la noble simplicité des anciens, et Menzicoff et Barnevell, et plusieurs ouvrages dramatiques, qui, sans s’être conservés au théâtre, présentent un grand mérite de style et beaucoup de beautés, remplissent avec éclat toute cette partie de la carrière littéraire de M. de la Harpe.

Mais bientôt, au mérite d’avoir produit de bons ouvrages il joint celui d’un excellent critique, peut-être non moins rare que des talents qui laissent après eux une trace plus durable de gloire et de célébrité.

Ce fut une heureuse idée, dans les fondateurs du lycée, que celle d’ouvrir une école où les gens du monde pourraient perfectionner les connaissances communément superficielles et légères acquises dans la première jeunesse, et à cette époque de la vie où l’ame essaye, pour ainsi dire, ses forces et ses goûts, recevoir, ou plutôt se donner à eux-mêmes, cette nouvelle et seconde éducation si puissante, parce qu’elle est volontaire, et plus précieuse et plus importante, parce que les impressions qu’elle laisse sont plus durables et modifient communément, pour le reste de la vie, nos opinions et nos sentiments.

Les fondateurs de cet utile établissement avaient compris, dans leurs vues étendues, toutes les connaissances humaines ; mais nous n’avons à considérer ici que la partie dont s’est occupé M. de la Harpe, et qu’on peut appeler l’histoire critique et raisonnée de tous les arts de l’esprit et de l’imagination, depuis Homère jusqu’à nos jours.

Toutes ces richesses de l’esprit humain sont en effet rassemblées et, pour ainsi dire, évaluées, dans le Cours d’études de M. de la Harpe. Cette immense carrière, il a eu le courage d’y entrer, et l’a parcourue presque tout entière, arrêté seulement, dans ses derniers pas, par les troubles de la révolution, par le dérangement de sa santé, et par une mort qu’on ne croyait pas devoir être si prochaine.

La simple énumération des objets qu’a traités M. de la Harpe, dans son Cours de Littérature, est imposante, et donne une grande idée de son application et de son activité, en même temps que de l’étendue de ses connaissances littéraires.

Son analyse de la Poétique d’Aristote, et du Traité du Sublime, de Longin, ouvre dignement cette belle carrière.

En traitant des divers genres de poésie, tant chez les anciens que chez les modernes, etc., avec quelle sagacité il juge les deux grands poëmes épiques que nous a laissés l’antiquité ! avec quel goût exquis il discerne et les taches et les beautés !

Le choix du sujet, le plan, la marche, la distribution des matériaux, les épisodes, les transitions, le style, rien ne lui échappe de ce qui est propre à l’instruction des jeunes écrivains et au maintien des bons principes.

Dans son travail sur les tragiques anciens, on retrouve la même profondeur d’étude et la même sûreté de goût.

C’est là que, ne dissimulant point leurs défauts, il fait mieux que personne connaître et sentir leurs beautés par un moyen qu’il n’est pas donné à tout le monde d’employer, je veux dire, en traduisant en beaux vers leurs plus belles scènes, et en se montrant leur rival en même temps que leur traducteur.

Traite-t-il de la tragédie moderne, c’est avec une profondeur qu’aucun critique ne me semble avoir eue avant lui : on le voit observant avec sagacité si le sujet en est bien choisi, le plan bien conçu, les situations intéressantes et vraisemblables, les caractères conformes à la nature, le dialogue vrai, les scènes liées, le style pur, l’expression des pensées et des sentiments juste, la diction harmonieuse. On admire la manière dont il embrasse tout l’ensemble d’un ouvrage dramatique, ce grand œuvre de l’esprit humain ; et les analyses qu’il a données des tragédies de Corneille, de Racine, de Voltaire, sont, je ne crains pas de le dire, un des ouvrages de critique littéraire le plus agréable et le plus instructif dont aucune langue puisse se vanter.

Le même soin et le même talent se montrent dans les extraits qu’il a donnés des traités de Quintilien et de Cicéron sur l’art oratoire et des plus belles harangues de Démosthène et de Cicéron, et lorsqu’il assigne la différence de l’éloquence grecque et de l’éloquence romaine, et qu’il en trouve le principe dans la différence du caractère national et du gouvernement des deux peuples.

C’est dans son analyse de Quintilien qu’appliquant, avec une heureuse adresse, au lycée, les raisons que ce grand maître donne de préférer les écoles publiques à l’instruction domestique, il fait observer à ses auditeurs, et excite lui-même en eux, ce mouvement que donne à l’esprit une action publique, et cette vivacité plus grande des impressions partagées, et cette énergie plus puissante d’un travail général et simultané des esprits tournant tout entier au profit du goût et de la vérité, avantagés que nous désirons vivement nous-mêmes de faire trouver aux amis des lettres qui honorent de leur présence les assemblées de l’Académie.

En donnant dans son Cours quelque idée des historiens anciens, il ne s’est guère arrêté sur les Grecs ; mais il a jugé avec beaucoup de goût les trois grands modèles, Tite-Live, Salluste et Tacite.

Le premier, selon lui, s’élève sans effort et naturellement jusqu’à la grandeur romaine.

Les couleurs de Salluste sont plus fortes et sa rapidité plus énergique, quoiqu’il y ait dans son style quelque affectation.

Tacite, dit encore M. de la Harpe, parle à la fois à l’âme, à l’imagination et à l’esprit ; avec moins de perfection de style que Tite-Live, il a plus de profondeur dans les idées. Il exprime avec tant de vérité les succès du crime et l’abattement de la vertu qu’on les voit et qu’on souffre. Les tyrans sont punis quand il les peint.

Le temps ne me permet pas de suivre M. de la Harpe dans toute l’étendue de la carrière brillante qu’il a fournie, et je m’arrête ici pour faire remarquer en lui un mérite dont il devient tous les jours plus important de bien sentir le prix je veux dire, la correction, la pureté, la clarté et l’élégance continue de son style, toujours sans recherche et sans affectation.

On ne trouve point chez lui de ces expressions enflées qui cachent le défaut d’idées ou la fausseté des pensées, ni de ces associations bizarres ni de ces acceptions nouvelles et forcées qu’on ose quelquefois assimiler aux hardiesses de Bossuet et de Montesquieu, et qui ne montrent dans l’écrivain que la stérilité de son esprit et l’égarement de son goût.

Enfin un mérite de M. de la Harpe qui paraît aussi manquer trop souvent aux critiques de nos jours c’est une conviction intime de la doctrine qu’il établit, et un intérêt si vif et si vrai à la conservation des principes de la bonne littérature, que, forcé de blâmer souvent l’aigreur et la dureté de la censure on voudrait pouvoir y trouver une excuse dans la bonne foi du censeur.

Mais, il faut l’avouer, il faut le dire, cette excuse serait insuffisante. Un caractère d’âpreté, de sécheresse et de roideur, qu’on reprochait à M. de la Harpe de porter dans le commerce de la vie, se retrouve trop souvent dans ses critiques littéraires : elles sont souvent cruelles et contre l’intérêt des lettres, plus propres à décourager les jeunes littérateurs qu’à les instruire.

Cette amertume portée quelquefois jusqu’à l’injustice, s’est montrée surtout dans ses derniers temps contre quelques hommes de lettres, dont la philosophie contrariait des opinions qui n’avaient pas toujours été les siennes. On ne peut méconnaître, dans la manière dont il les combat, l’esprit de parti toujours injuste, même dans la défense des meilleures causes. C’est là qu’on le voit attacher à ces mots respectables de philosophie et de philosophes les mêmes acceptions injurieuses et fausses que leur ont données, dès la fin du siècle dernier, les ennemis de la raison, et qu’on fait revivre aujourd’hui avec encore moins de bonne foi que ceux qui les ont employées les premiers. Enfin, en lisant cette partie de ses ouvrages, on ne peut s’empêcher de lui appliquer une maxime qu’il a lui-même enseignée « Oh ! qu’il faut se garder d’être ennemi du talent, quand on en a soi-même. »

Mais pourquoi m’arrêterais-je sur cette époque de la vie littéraire de M. de la Harpe, qui a été peut-être celle de quelque affaiblissement de son talent, mais où il a certainement commencé à s’écarter de son véritable genre, en traitant d’objets étrangers au fonds de ses connaissances ?

La littérature était en effet sa véritable carrière ; celle où il devait remporter toutes ses couronnes. Il n’avait guère fait d’autres études. Dans ses liaisons avec les hommes de son temps, appelés philosophes, dont il partageait alors sur beaucoup de points la liberté de penser, ses conversations se portaient constamment sur l’éloquence et la poésie, objets dont il parlait fort bien, parce qu’ils lui étaient familiers. On ne sait point dans l’âge mûr ni dans l’âge avancé ce qu’on n’a point appris dans les années de sa vie où se forme l’esprit, et où il assemble tout le fonds de ses idées.

Malheureusement, et c’est un des fléaux de notre temps, il arrive souvent que pour avoir appris à manier la langue avec quelque adresse, on se croit en état de traiter des sujets graves et profonds, parce qu’on sait en écrire : confiance qui mène à de grandes erreurs et, ce qui est pis, à de grandes injustices.

Ce caractère de M. de la Harpe et les formes et le ton de sa critique lui avaient fait trouver, dès son entrée dans la carrière littéraire, beaucoup d’obstacles qu’il avait surmontés. Son courage, sa constance et ses succès avaient subjugué ceux-là même qui se déclaraient les ennemis de son caractère ; mais il est utile de remarquer ici que les hommes de lettres, qui l’avaient apprécié bien avant que les gens du monde eussent senti ce qu’il valait, s’empressèrent de l’appeler au milieu d’eux exemple encourageant de la justice que le talent est toujours sûr de trouver auprès des hommes à talents.

Pour vous, Monsieur, vous n’avez point eu à vaincre de pareils obstacles. Un caractère facile, une bienveillance obligeante, une indulgence éclairée, s’unissant à vos titres littéraires, disposaient les membres de l’Académie à céder au désir que vous montriez d’être admis parmi eux, et vous donnaient des droits qu’ils ne pouvaient méconnaître.

Cette compagnie, qui ne se sépare point de celle qu’elle remplace, et dont elle avoue les jugements, ne peut oublier que, dès 1781, l’Académie française a regretté de n’avoir pas un second prix à donner à votre Éloge de Montansier, dans lequel vous avez eu pour concurrent un homme d’un esprit distingué dont vous devenez aujourd’hui le confrère. Je puis rappeler ici le jugement que M. de la Harpe porte de cet ouvrage, où il trouve quelques incorrections, mais où il reconnaît, j’emploie ses termes du mouvement et de l’effet, une diction naturelle et animée, et des traits forts et frappants. On se rappelle avec plaisir aussi que le regret témoigné par l’Académie détermina deux amis généreux des lettres à lui envoyer chacun les fonds nécessaires pour un second prix témoignage flatteur de l’espérance que donnaient dès lors vos talents, et que vous n’avez pas trompée.

Je citerai aussi avec éloge une autre production littéraire dont vous avez essayé d’enrichir notre théâtre, je veux dire ce drame d’une forme nouvelle dont l’étendue est trop considérable pour être renfermée en une seule représentation. Vous dites que la scène doit pouvoir s’enrichir de nouveaux genres quand ils sont bons, et que c’est par là qu’elle peut s’approprier chez nous une foule de beaux sujets et de conceptions originales des théâtres des autres nations.

Mais, sans entreprendre de discuter cette théorie générale, je dirai que les applications en sont rarement heureuses ; que les hardiesses en ce genre sont toujours des facilités de plus que l’auteur se donne, ce qui ôte à l’art un de ses plus grands mérites, celui de la difficulté vaincue, et qu’il est difficile, pour ne pas dire impossible, à des Français familiarisés avec les chefs-d’œuvre de nos grands auteurs dramatiques, de se prêter à la violation de ces lois observées par des hommes de génie, qui ont su les concilier avec les plus grandes beautés.

Mais en se refusant à une innovation, que vous ne donnez vous-même que comme un essai, on peut vous savoir gré de l’avoir tentée. On trouve d’ailleurs dans votre drame un grand nombre de scènes touchantes, des sentiments élevés, des caractères bien tracés : beautés qui assurent le succès de votre ouvrage à la lecture, et qui en font aimer et estimer l’auteur.

Je dirai la même chose, Monsieur, de plusieurs plaidoyers distingués par l’importance et la justice des causes que vous y défendez et sur lesquelles vous avez su attirer l’attention et l’intérêt du public ; de votre Mémoire sur une question importante de l’administration du commerce, la liberté de celui de l’Inde, où vous montrez en même temps la connaissance des lois et celle des vrais principes de l’administration ; de votre écrit contre le préjugé des peines infamantes, et de votre Discours sur les détentions arbitraires ; et d’un grand nombre d’ouvrages où vous avez su répandre sur des discussions judiciaires un caractère tout à la fois littéraire et philosophique, et où vous avez suivi les traces et les principes de cet illustre et vertueux magistrat, M. de Malesherbes, qui, après avoir défendu toute sa vie la cause des peuples, a terminé son honorable vie en défendant la cause d’un roi et qui vous a montré, jusqu’à la fin de sa noble carrière, une estime et un attachement garants de votre mérite et de vos talents.

Continuez, Monsieur, d’appliquer l’art d’écrire à des objets utiles. C’est lorsque l’éloquence est ainsi employée qu’elle est vraiment digne de l’homme. Ce sera seconder les vues du gouvernement sous lequel nous vivons qui protége les sciences, les lettres et les arts, comme des moyens nécessaires du bonheur d’une grande nation et de la gloire de celui qui la gouverne ; car c’est par là que je louerai celui qui mérite d’être loué par tant d’autres côtés.

J’imiterai, dans le sanctuaire des lettres, l’exemple que je reçois du sanctuaire des lois ; et comme dans la fête inaugurale de la statue du grand homme que nous admirons, le chef du Corps législatif a présenté ce monument comme érigé, non au conquérant, mais au restaurateur des lois ; et moi aussi, en laissant à des hommes plus éloquents le soin de célébrer le vainqueur de nos ennemis, le législateur de cet empire, le restaurateur de l’ordre public, et bientôt, sans doute, le pacificateur de l’Europe ; dans cette enceinte, décorée des images de ces grands hommes qui ont fondé l’empire des lettres françaises, et où se trouvent en ce moment réunis en si grand nombre ceux qui en sont encore la gloire et le soutien, je louerai dans l’auguste chef de la nation, le protecteur de nos travaux et le juge éclairé qui les apprécie ; celui qui veut régner sur des hommes instruits, parce qu’il est assuré d’obtenir leurs suffrages ; celui que les sciences et les lettres, qu’il a cultivées et protégées, immortaliseront en donnant son nom à son siècle, qui n’aura rien vu de plus grand que lui.