Première édition

Préface de la première édition (1694)

PRÉS que l’Académie Françoise eut esté establie par les Lettres Patentes du feu Roy, le Cardinal de Richelieu qui par les mesmes Lettres avoit esté nommé Protecteur & Chef de cette Compagnie, luy proposa de travailler premierement à un Dictionnaire de la Langue Françoise, & ensuite à une Grammaire, à une Rhetorique & à une Poëtique.

Elle a satisfait à la premiere de ces obligations par la composition du Dictionnaire qu’elle donne presentement au Public, en attendant qu’elle s’acquitte des autres.

L’utilité des Dictionnaires est universellement reconnuë. Tous ceux qui ont estudié les Langues Grecque & Latine, qui sont les sources de la nostre, n’ignorent pas le secours qu’on tire de ces sortes d’Ouvrages pour l’intelligence des Autheurs qui ont escrit en ces Langues, & pour se mettre soy-mesme en estat de les parler & de les escrire. C’est ce qui a engagé plusieurs sçavans hommes des derniers siécles à se faire une occupation serieuse de ranger sous un ordre methodique tous les mots & toutes les plus belles façons de parler de ces Langues, pour le soulagement de ceux qui s’y appliquent avec soin.

Le Dictionnaire de l’Académie ne sera pas moins utile, tant à l’esgard des Estrangers qui aiment nostre Langue, qu’à l’esgard des François mesmes qui sont quelquefois en peine de la veritable signification des mots, ou qui n’en connoissent pas le bel usage, & qui seront bien aises d’y trouver des esclaircissemens à leurs doutes. On peut dire aussi, que ce Dictionnaire a cet avantage sur tous les Dictionnaires de ces deux Langues celebres de l’Antiquité, que ceux que nous avons, n’ont point esté composez dans les bons siecles; Mais par des Modernes, ou par des Autheurs qui ont veritablement vescu durant qu’on parloit encore les Langues Grecque & Latine, mais non pas dans leur ancienne pureté. Nous n’avons point de Dictionnaires du siecle de Ciceron ni du siecle de Demosthene, & si nous en avions, il n’y a pas de doute qu’on en feroit beaucoup plus d’estat que des autres, parce qu’ils seroient considerez comme autant d’Originaux, & ceux qui auroient composé ces Dictionnaires, n’auroient point eu besoin de citer les Passages des autres Autheurs en preuve de leurs explications, puisque leur tesmoignage seul auroit fait authorité. Le Dictionnaire de l’Académie est de ce genre. Il a esté commencé & achevé dans le siecle le plus florissant de la Langue Françoise; Et c’est pour cela qu’il ne cite point, parce que plusieurs de nos plus celebres Orateurs & de nos plus grands Poëtes y ont travaillé, & qu’on a creu s’en devoir tenir à leurs sentimens.

On dira peut-estre qu’on ne peut jamais s’asseurer qu’une Langue vivante soit parvenuë à sa derniere perfection; Mais ce n’a pas esté le sentiment de Ciceron, qui aprés avoir fait de longues reflexions sur cette matiere, n’a pas fait difficulté d’avancer que de son temps la Langue Latine estoit arrivée à un degré d’excellence où l’on ne pouvoit rien adjouster. Nous voyons qu’il ne s’est pas trompé, & peut-estre n’aura-t-on pas moins de raison de penser la mesme chose en faveur de la Langue Françoise, si l’on veut bien considerer la Gravité & la Varieté de ses Nombres, la juste cadence de ses Periodes, la douceur de sa Poësie, la regularité de ses Vers, l’harmonie de ses Rimes, & sur tout cette Construction directe, qui sans s’esloigner de l’ordre naturel des pensées, ne laisse pas de rencontrer toutes les delicatesses que l’art est capable d’y apporter. C’est dans cet estat où la Langue Françoise se trouve aujourd’huy qu’a esté composé ce Dictionnaire; & pour la representer dans ce mesme estat, l’Académie a jugé qu’elle ne devoit pas y mettre les vieux mots qui sont entierement hors d’usage, ni les termes des Arts & des Sciences qui entrent rarement dans le Discours; Elle s’est retranchée à la Langue commune, telle qu’elle est dans le commerce ordinaire des honnestes gens, & telle que les Orateurs & les Poëtes l’employent; Ce qui comprend tout ce qui peut servir à la Noblesse & à l’Elegance du discours. Elle a donné la Definition de tous les mots communs de la Langue dont les Idées sont fort simples; & cela est beaucoup plus mal-aisé que de definir les mots des Arts & des Sciences dont les Idées sont fort composées; Car il est bien plus aisé, par exemple, de definir le mot de Telescope, qui est une Lunette à voir de loin, que de definir le mot de voir; Et l’on esprouve mesme en definissant ces termes des Arts & des Sciences, que la Definition est tousjours plus claire que la chose definie; au lieu qu’en definissant les termes communs, la chose definie est tousjours plus claire que la Definition. Ainsi quoy qu’Aristote ait fait une definition excellente quand il a defini l’homme Animal Raisonnable, il est constant neantmoins que le mot Homme nous represente mieux ce qu’il signifie que cette definition. On en peut dire autant de ces verbes parler, marcher, estre, & autres semblables, qui font mieux sentir par eux-mesmes ce qu’ils signifient, que toutes les definitions qu’on en peut faire. Cela donneroit peut-estre sujet de croire qu’inutilement l’Académie s’est donné la peine de chercher les definitions des termes simples, qu’on avouë estre toujours accompagnées d’obscurité; Mais quand on considerera qu’il n’y a presque point de mot dans la Langue qui ne reçoive differentes significations, & qu’il est impossible d’en donner des idées claires & distinctes, sans avoir estably quelle est la principale & quelles sont les autres, & en quoy elles different, tant à l’esgard du sens propre que du sens figuré ce qui ne s’apprend que par la Definition; on reconnoistra en mesme temps l’utilité d’un travail qui a eu pour but d’expliquer la Nature & la Proprieté des mots dont nous nous servons pour exprimer nos pensées, & l’on sçaura gré à l’Académie de ne s’estre point rebutée de toutes les difficultez qui ont pu se rencontrer dans l’execution de ce dessein.

Outre la Definition ou Description de chaque mot, on y a adjousté les Synonymes, c’est à dire les mots qui sont de mesme signification; sur quoy on croit devoir avertir que le Synonyme ne respond pas tousjours exactement à la signification du mot dont il est Synonyme, & qu’ainsi ils ne doivent pas estre employez indifferemment l’un pour l’autre. On a mis aussi les Epithetes qui conviennent le mieux au Nom substantif, & qui s’y joignent naturellement, soit en bien, soit en mal, & ensuite les Phrases les plus receuës, & qui marquent le plus nettement l’Employ du mot dont il s’agit.

Comme la Langue Françoise a des mots Primitifs, & des mots Derivez & Composez, on a jugé qu’il seroit agreable & instructif de disposer le Dictionnaire par Racines, c’est à dire de ranger tous les mots Derivez & Composez aprés les mots Primitifs dont ils descendent, soit que ces Primitifs soient d’origine purement Françoise, soit qu’ils viennent du Latin ou de quelqu’autre Langue. On s’est pourtant quelquefois dispensé de suivre cet ordre dans quelques mots, qui sortant d’une mesme souche Latine, ont fait des branches assez differentes en François pour estre mis chacun à part; & on s’en est aussi dispensé dans quelques autres mots dont le Primitif Latin n’a point formé de mot Primitif en François, ou a esté aboli par l’usage, & dont par consequent les Derivez & Composez sont en quelque façon independans les uns des autres; comme les mots construire & destruire qui viennent du mot Latin struere, qui n’a point passé en François.

Dans cet arrangement de Mots, on a observé de mettre les Derivez avant les Composez, & de faire imprimer en gros Caracteres les mots Primitifs comme les Chefs de famille de tous ceux qui en dependent, ce qui fait qu’on ne tombe gueres sur un de ces mots Primitifs qu’on ne soit tenté d’en lire toute la suite, parce qu’on voit s’il faut ainsi dire l’Histoire du mot, & qu’on en remarque la Naissance & le Progrez; & c’est ce qui rend cette lecture plus agreable que celle des autres Dictionnaires qui n’ont point suivi l’ordre des Racines.

On a mis aprés chaque Verbe le Participe passif qui en est formé; & quand ce Participe ne s’employe pas en d’autres sens que son Verbe, on s’est contenté de mettre qu’il a les significations de son Verbe sans en donner d’exemple; Mais quand il a quelqu’autre usage ou un sens moins estendu, on a eu soin de le remarquer. Les Participes passifs ont les deux genres & se declinent comme les autres Noms aimé, aimée. Les Personnes aimées. Il n’en est pas de mesme des Participes actifs qui n’ont point de genre & qui sont indeclinables. On appelle Participes actifs ceux qui se terminent en ant, comme changeant, donnant, faisant; Et parce que ces Participes ont tousjours le mesme regime & le mesme sens que leurs Verbes, on a creu qu’il n’estoit pas besoin d’en faire mention. Ces mesmes Participes actifs tiennent aussi lieu de Gerondifs quand ils sont construits avec la particule en, En changeant souvent on devient inconstant; En donnant on se fait honneur. Ils font aussi la mesme fonction sans cette particule, il luy dit changeant de discours. Enfin ces Participes deviennent aussi Adjectifs Verbaux, & alors ils ont les deux genres & se construisent selon le genre & le nombre du Substantif auquel ils sont joints; II y a des esprits changeants, des couleurs changeantes; Et quand ces sortes de mots se trouvent dans le Dictionnaire avec les deux genres, ils y sont mis non pas comme Participes actifs, mais comme Adjectifs verbaux. Ainsi le mot changeant n’est point dans le Dictionnaire comme Participe actif, mais comme Adjectif verbal, changeant, changeante; & cela suffit pour faire entendre la nature de ces mots, & quelle a esté la conduite de l’Academie à cet esgard.

On n’a pas jugé à propos de marquer le Reduplicatif de chaque verbe quand il ne signifie que la mesme action reïterée, comme Reparler à l’esgard de Parler. Mais quand le reduplicatif a un autre sens, comme le verbe de Representer à l’esgard du verbe Presenter, on luy a donné place entre les verbes formez de ce Primitif.

Quoy qu’on se soit proposé en general de ne point employer les vieux mots dans le Dictionnaire, on n’a pas laissé d’y en conserver quelques-uns, sur tout quand ils ont encore quelque usage, en les qualifiant de Vieux; & l’on n’a pas mesme voulu oublier ceux qui sont tout à fait hors d’usage, lors qu’ils sont Primitifs de quelques mots receus & usitez. On a eu soin aussi de marquer ceux qui commencent à vieillir, & ceux qui ne sont pas du bel usage, & que l’on a qualifiez de bas ou de style familier selon qu’on l’a jugé à propos.

Quant aux termes d’emportement ou qui blessent la Pudeur, on ne les a point admis dans le Dictionnaire, parce que les honestes gens évitent de les employer dans leurs discours.

Il s’estoit glissé une fausse opinion parmy le peuple dans les premiers temps de l’Academie, qu’elle se donnoit l’authorité de faire de nouveaux mots, & d’en rejetter d’autres à sa fantaisie. La publication du Dictionnaire fait voir clairement que l’Academie n’a jamais eu cette intention; & que tout le pouvoir qu’elle s’est attribué ne va qu’à expliquer la signification des mots, & à en declarer le bon & le mauvais usage, aussi bien que des Phrases & des façons de parler de la Langue qu’elle a recueillies; Et elle a esté si scrupuleuse sur ce point, qu’elle n’a pas mesme voulu se charger de plusieurs mots nouvellement inventez, ni de certaines façons de parler affectées, que la Licence & le Caprice de la Mode ont voulu introduire depuis peu.

L’Académie en bannissant de son Dictionnaire les termes des Arts & des Sciences, n’a pas creu devoir estendre cette exclusion jusques sur ceux qui sont devenus fort communs, ou qui ayant passé dans le discours ordinaire, ont formé des façons de parler figurées; comme celles-cy, Je luy ay porté une botte franche. Ce jeune homme a pris l’Essor, qui sont façons de parler tirées, l’une de l’Art de l’Escrime, l’autre de la Fauconnerie. On en a usé de mesme à l’esgard des autres Arts & de quelques expressions tant du style Dogmatique, que de la Pratique du Palais ou des Finances, parce qu’elles entrent quelquefois dans la conversation.

Les Proverbes ont esté regardez dans toutes les Langues comme des Maximes de Morale qui renferment ordinairement quelque instruction; Mais il y en a qui se sont avilis dans la bouche du menu Peuple, & qui ne peuvent plus avoir d’employ que dans le style familier. Cependant comme ils font une partie considerable de la Langue, on a pris soin de les recueillir, aussi bien que les façons de parler Proverbiales, dont on a marqué les significations & les differens employs.

L’Académie s’est attachée à l’ancienne Orthographe receuë parmi tous les gens de lettres, parce qu’elle ayde à faire connoistre l’Origine des mots. C’est pourquoy elle a creu ne devoir pas authoriser le retranchement que des Particuliers, & principalement les Imprimeurs ont fait de quelques lettres, à la place desquelles ils ont introduit certaines figures qu’ils ont inventées, parce que ce retranchement oste tous les vestiges de l’Analogie & des rapports qui sont entre les mots qui viennent du Latin ou de quelque autre Langue. Ainsi elle a écrit les mots Corps, Temps, avec un P, & les mots Teste, Honneste, avec une S, pour faire voir qu’ils viennent du Latin Tempus, Corpus, Testa, Honestus. Et si un mesme mot se trouve escrit dans le Dictionnaire de deux manieres differentes, celle dont il sera escrit en lettres Capitales au commencement de l’Article est la seule que l’Academie approuve. Il est vray qu’il y a aussi quelques mots dans lesquels elle n’a pas conservé certaines Lettres Caracteristiques qui en marquent l’origine, comme dans les mots Devoir, Fevrier, qu’on escrivoit autrefois Debvoir & Febvrier, pour marquer le rapport entre le Latin Debere, & Februarius. Mais l’usage l’a decidé au contraire; Car il faut reconnoistre l’usage pour le Maistre de l’Orthographe aussi bien que du choix des mots. C’est l’usage qui nous mene insensiblement d’une maniere d’escrire à l’autre, & qui seul a le pouvoir de le faire. C’est ce qui a rendu inutiles les diverses tentatives qui ont esté faites pour la reformation de l’Orthographe depuis plus de cent cinquante ans par plusieurs particuliers qui ont fait des regles que personne n’a voulu observer. Ce n’est pas qu’ils ayent manqué de raisons apparentes pour deffendre leurs opinions qui sont toutes fondées sur ce principe, Qu’il faut que l’Escriture represente la Prononciation; Mais cette maxime n’est pas absolument veritable; Car si elle avoit lieu il faudroit retrancher l’R finale des Verbes Aymer, Ceder, Partir, Sortir, & autres de pareille nature dans les occasions où on ne les prononce point, quoy qu’on ne laisse pas de les escrire. Il en estoit de mesme dans la Langue Latine où l’on escrivoit souvent des lettres qui ne se prononçoient point. Je ne veux pas, dit Ciceron, qu’en prononçant on fasse sonner toutes les lettres avec une affectation desgoustante. Nolo exprimi litteras putidius. {3. de Oratore.} Ainsi on prononçoit Multimodis & Tectifractis, quoy qu’on écrivist Multis modis & Tectis fractis; Ce qui fait voir que l’Escriture ne represente pas tousjours parfaitement la Prononciation; Car comme la Peinture qui represente les Corps, ne peut pas peindre le mouvement des Corps, de mesme l’Escriture qui peint à sa maniere le Corps de la Parole, ne sçauroit peindre entierement la Prononciation qui est le mouvement de la Parole. L’Académie seroit donc entrée dans un détail tres-long & tres-inutile, si elle avoit voulu s’engager en faveur des Estrangers à donner des regles de la Prononciation. Quiconque veut sçavoir la veritable Prononciation d’une Langue qui luy est estrangere, doit l’apprendre dans le commerce des naturels du pays; Toute autre methode est trompeuse, & pretendre donner à quelqu’un l’Idée d’un son qu’il n’a jamais entendu, c’est vouloir donner à un aveugle l’Idée des couleurs qu’il n’a jamais veuës. Cependant l’Académie n’a pas negligé de marquer la Prononciation de certains mots lors qu’elle est trop esloignée de la maniere dont ils sont escrits, & l’S en fournit plusieurs exemples; C’est une des lettres qui varie le plus dans la Prononciation lors qu’elle precede une autre Consone, parce que tantost elle se prononce fortement, comme dans les mots Peste, veste, funeste; Tantost elle ne sert qu’à allonger la Prononciation de la syllabe, comme dans ces mots, teste, tempeste; Quelquefois elle ne produit aucun effet dans la Prononciation, comme en ces mots, espée, esternuer; c’est pourquoy on a eu soin d’avertir le Lecteur quand elle doit estre prononcée. Il y a des mots où elle a le son d’un Z, & c’est quand elle est entre deux voyelles, comme dans ces mots, aisé, desir, peser; Mais elle n’est pas la seule lettre qui soit sujette à ces changemens. Le C se prononce quelquefois comme un G, ainsi on prononce Segret, & non pas Secret; segond, & non pas second; Glaude, & non pas Claude, quoy que dans l’Escriture on doive absolument retenir le C. Ainsi les Romains prononçoient Gaius, quoy qu’ils escrivissent Caius; Amurga, quoy qu’ils escrivissent Amurca, selon l’observation de Servius sur le premier livre des Georgiques; ce qui acheve de confirmer ce qu’on vient de dire que la Prononciation & l’Orthographe ne s’accordent pas tousjours, & que c’est de la Vive Voix seule qu’on peut attendre une parfaite connoissance de la Prononciation des Langues vivantes, & qu’on n’appelle Vivantes que parce qu’elles sont encore animées du son & de la voix des Peuples qui les parlent naturellement; au lieu que les autres Langues sont appellées Mortes, parce qu’elles ne sont plus parlées par aucune Nation, & n’ont plus par consequent que des Prononciations arbitraires au deffaut de la Naturelle & de la veritable qui est totalement ignorée.

Aprés touts ces soins que l’Académie a pris pour conduire cet Ouvrage à sa perfection, & mettre la Langue Françoise en estat de conserver sa Pureté, il est à craindre qu’en rendant compte au Public de son travail, quelques-uns ne l’accusent d’avoir fait trop de cas, & de s’estre trop occupée de ces Minuties Grammaticales qui composent le fonds du Dictionnaire. Mais ce qu’ils appellent Minuties, est à le bien prendre la partie de la Litterature la plus necessaire. C’est ce qui nous fait entrer dans la connoissance des plus secrets ressorts de la Raison, qui a tant de rapport avec la Parole, que dans la Langue Greque la Parole & la Raison n’ont qu’un mesme nom {Lógos.}. Le Vulgaire sçait bien qu’il parle & qu’il se fait entendre aux autres; Mais les Esprits esclairez veulent connoistre les differentes Idées sur lesquelles nos Paroles se forment; Ce qui en fait la Justesse ou l’Irregularité, la Beauté ou l’Imperfection, la Certitude ou l’Equivoque. Delà vient que plusieurs grands personnages se sont tres serieusement attachez à l’estude des mots. Le fondateur de l’Empire Romain, Jule Cesar au milieu de ses plus importantes affaires, fit deux Livres d’observations sur la Langue Latine, intitulez de l’Analogie, qu’il adressa à Ciceron, & dont il paroist encore quelques fragmens, où nous voyons qu’il n’avoit pas dédaigné de descendre jusqu’aux plus petites reflexions de la Grammaire, comme de remarquer que les mots Arena, Coelum, Triticum, n’avoient point de pluriel, & ce sont ces sortes d’observations qui ont fait que quelques anciens l’ont mis au rang des plus habiles Grammairiens, & l’ont appellé Artis Grammaticae Doctissimum {Priscianus.}. Charlemagne Roy de France, & fondateur d’un nouvel Empire, travailla aussi à l’embellissement de sa Langue qu’il réduisit sous de certaines regles, & dont il compose luy-mesme une Grammaire. Ainsi les contestations qui naissent au sujet des mots & des façons de parler qu’on employe dans le Discours, naissent souvent entre les personnes de la premiere qualité & du plus bel esprit, lesquelles ont tousjours eu plus de soin que les autres de parler correctement. Nous avons un exemple celebre d’une dispute de cette nature arrivée dans l’ancienne Rome entre les premiers Citoyens de cette Ville maistresse de l’Univers. Le Grand Pompée ayant fait construire le Temple de la Victoire, voulut mettre une inscription sur le frontispice, pour marquer qu’il avoit achevé ce bastiment durant son Troisiéme Consulat, mais il fut en doute s’il falloit mettre Consul Tertio, ou Consul Tertium; & dans cette incertitude il consulta les plus habiles de Rome, & Ciceron mesme, qui ayant peine aussi à se déterminer luy conseilla de n’escrire que les quatre premieres Lettres Tert. afin que le Lecteur achevast de prononcer le reste comme il voudroit. Mais Pompée eluda encore la difficulté d’une autre maniere en faisant mettre ce mot en Lettres numerales Consul III. & Aulugelle qui nous a conservé cette petite histoire asseure qu’il a veu le marbre mesme. Ce qui prouve clairement que les difficultez Grammaticales arrestent quelquefois les plus grands esprits, & ne sont pas indignes de leur application. Quand on voudra donc entrer dans ces considerations, on sçaura peut-estre gré à l’Académie d’avoir prevenu la pluspart des Doutes qui peuvent naistre touchant l’usage de nostre Langue en prenant le soin de ramasser ensemble tout ce qui regarde cette matiere, & en le faisant avec assez d’exactitude pour avoir lieu de croire que ce travail ne sera pas inutile presentement, & sera encore plus utile à la Posterité.

L’Académie auroit souhaité de pouvoir satisfaire plustost l’impatience que le Public a tesmoignée de voir ce Dictionnaire achevé; Mais on comprenda aisément qu’il n’a pas esté en son pouvoir de faire une plus grande diligence, si on fait reflexion sur les divers accidens tant publics que particuliers qui ont traversé les premieres années de son establissement, & sur la maniere dont elle a esté obligée de travailler.

Ses Lettres de Creation quoy qu’expediées en 1635. ne furent enregistrées au Parlement qu’au mois de Juillet de l’année 1637. ce qui la tenoit comme en suspens, & rendoit en quelque sorte son estat douteux. Le Cardinal de Richelieu mourut peu de temps aprés. La passion que ce grand Ministre avoit pour les Sciences & pour les belles Lettres qu’il mettoit au nombre des principaux ornemens d’un Estat, & son affection particuliere pour cette Compagnie qu’il regardoit comme son ouvrage, l’avoient fait resoudre de luy faire bastir une Maison pour y tenir ses Conferences. Mais les dernieres années de sa vie ne furent pas assez tranquilles pour luy permettre d’executer sa resolution, & de donner en cela des marques de cette Magnificence qui se mesloit à tous ses desseins. Ainsi l’Académie n’ayant point de lieu fixe ne s’assembloit que rarement dans les maisons de quelques particuliers de son Corps. Cela dura jusqu’à ce que Monsieur le Chancelier Seguier, qui estoit de l’Académie, lorsque Monsieur le Cardinal en estoit Protecteur, luy succeda en cette qualité. Il offrit alors sa maison à la Compagnie, qui commença à s’y assembler une apresdinée de chaque semaine. Les exercices des Académiciens, n’avoient pas même esté bien reglez dans les commencemens. Ils s’occuperent d’abord à faire des discours d’Eloquence qu’ils apportoient tour à tour, & qui n’avoient aucune relation au Dictionnaire. M. de Vaugelas qui s’estoit chargé d’y donner la premiere forme y travailla veritablement, & en fit les deux premieres Lettres; Mais son travail n’estant point dans la methode qu’on a suivie depuis, il fallut recommencer aprés sa mort ce qu’il avoit fait pour conserver l’uniformité du plan que l’Académie avoit arresté. Monsieur le Chancelier s’estant trouvé absent de la Cour dans ce temps-là, & plusieurs Académiciens qui avoient pour luy un attachement particulier l’ayant accompagné, l’ouvrage avançoit fort peu. Cette interruption dura jusqu’en l’année 1651. que Monsieur le Chancelier revint à Paris, où il fut receu avec un applaudissement universel. Ce fut luy-mesme qui proposa à l’Académie de s’assembler deux fois la semaine, pour haster le travail du Dictionnaire qui n’en estoit encore qu’à la moitié de la troisiéme Lettre, & ainsi on peut dire que c’est seulement depuis l’année 1651. que l’on y a travaillé serieusement. La premiere composition en fust achevée vers le temps de la mort de Monsieur le Chancelier, qui arriva le premier jour de l’année 1673. Ce fut alors que le Roy ayant bien voulu se declarer le Protecteur de l’Académie, & luy donner dans le Louvre l’appartement où elle tient ses assemblées, elle se vit élever au comble du bonheur dont elle jouït presentement. Elle a depuis travaillé regulierement trois fois la semaine deux heures par chaque seance, & elle ne s’est occupée à autre chose qu’à revoir ce qui avoit esté fait. Ce second travail n’a pas moins cousté de temps à l’Académie que le premier, & cela ne se peut pas faire autrement, à cause de la maniere de travailler des Compagnies en general & de l’Académie en particulier, où tous ceux qui la composent disent successivement leur avis sur chaque mot & ou la diversité des opinions apporte necessairement de grands retardemens. La celebre Académie de Florence connuë sous le nom della Crusca en est une preuve convaincante. Elle a employé quarante ans à composer le Dictionnaire dont elle a enrichi la Langue Italienne & plus encore à l’augmenter & à le perfectionner, ce qui l’a mis en Estat de servir de regle pour toutes les difficultez de cette Langue. Et c’est en cela que la lenteur du travail d’une Compagnie est avantageusement recompensée par l’authorité de ses Décisions.

Monsieur Colbert qui estoit de l’Académie, & qui desiroit fort de voir le Dictionnaire achevé, estant persuadé comme l’ont esté les plus sages Politiques, que ce qui sert à former l’Eloquence contribuë beaucoup à la gloire d’une Nation; Peu de temps aprés qu’il eut esté receu dans cette Compagnie, il y vint sans qu’on l’y attendist, pour estre tesmoin de la maniere dont on travailloit. Il y arrive lors qu’on revoyoit le mot, AMY, & comme il falloit avant toutes choses regler la définition de ce mot, il vit combien il s’esleva de difficultez avant que d’en convenir. On demanda si le mot d’AMY supposoit une Amitié reciproque; c’est-à-dire, si un homme pouvoit estre appellé l’AMY d’un autre qui n’auroit pas les mesmes sentimens pour luy. Cette question qui est plus de Morale que de Grammaire, & que neanmoins on doit resoudre avant que de definir le mot, occupa l’Académie assez long-temps. Il fallut que chacun dist son avis; & enfin la définition de ce mot fut arrestée comme elle est presentement imprimée dans le Dictionnaire. On y adjousta les Epithetes qui se joignent naturellement à ce mot, & ensuite on examina les Phrases & les Proverbes où il s’employe. Monsieur Colbert qui assista à toute la seance, & qui avoit veu l’Attention & l’Exactitude que l’Académie apportoit à la composition de ce Dictionnaire, dit en se levant, qu’il estoit convaincu, qu’elle ne l’avoit pas pu faire plus promptement, & son tesmoignage doit estre d’autant plus consideré, qu’on sçait que jamais homme dans sa place, n’a esté plus laborieux ny plus diligent.

Cependant quelque soin que l’Académie ait apporté à ce travail, il est bien difficile qu’il ne luy soit eschappé quelques fautes; Mais comme elle ne s’en est chargée que dans la pensée de contribuër à la Perfection de la Langue, elle recevra avec plaisir tous les avis qu’on voudra bien luy donner, & s’en servira dans les Editions suivantes de ce Dictionnaire, afin de le rendre plus utile & de respondre plus dignement à l’attente du Public.

L’Académie n’ayant pas jugé à propos de donner place dans son Dictionnaire aux termes particulierement attachez aux Sciences & aux Arts pour les raisons qui ont esté dites, quelques Académiciens ont creu qu’ils feroient un ouvrage utile & agreable d’en composer un Dictionnaire à part: Et comme ils l’ont fait avec beaucoup de soin, il y a lieu de croire que le Public sera content de leur travail.