Bandeau de la troisième édition du Dictionnaire

Préface de la troisième édition (1740)

S’il y a quelque ouvrage qui demande d’être éxécuté par une Compagnie, c’est le Dictionnaire d’une Langue vivante. Comme il doit donner l’explication des sens différens des mots qui sont en usage, il faut que ceux qui entreprennent d’y travailler, ayent une multitude & une variété de connoissances, qu’il est comme impossible de trouver rassemblées dans une même personne. L’Académie a donc pensé dans tous les temps, que le plus grand service qu’elle fut capable de rendre au Public, c’étoit de composer & de perfectionner un Dictionnaire de la Langue Françoise. Elle s’en est occupée sans discontinuation depuis son Etablissement, & toutes les personnes qui ont été successivement Membres de la Compagnie, ont eu part à cet Ouvrage. Les Poëtes, les Orateurs & les autres Ecrivains célèbres qui ont vécu dans le dix-septième siècle & dans le dix-huitième, temps où les Lettres Françoises ont fleuri davantage & donné les meilleurs fruits, en sont les Auteurs.

Il ne sera point hors de propos de tracer ici un crayon du plan que l’Académie s’est proposé de suivre dans tous les temps où elle a travaillé soit à la composition, soit à la perfection de son Dictionnaire; quoique ce dessin oblige à redire plusieurs choses qui ont été dites déja dans les Préfaces des deux Editions précédentes: mais il vaut mieux les répéter, que de les laisser ignorer à ceux qui n’ont point lu ces Préfaces.

En premier lieu, l’Académie a toûjours cru qu’elle devoit se restraindre à la Langue commune, telle qu’on la parle dans le monde, & telle que nos Poëtes & nos Orateurs l’emploient. Ainsi nous n’avons pas fait entrer dans le Dictionnaire tous les mots dont on ne se sert plus, & qu’on ne trouve aujourd’hui que dans les Auteurs qui ont écrit avant la fin du seizième siècle. Si l’on y a placé ceux de ces mots qui peuvent être encore de quelque usage, ce n’est qu’en les qualifiant de termes vieux, ou de termes qui vieillissent. On a cru devoir garder ce tempérament dans un Livre destiné non seulement à marquer la signification des mots qui sont usitez présentement, mais aussi à faire entendre plusieurs termes anciens qui se rencontrent dans des livres qu’on lit encore tous les jours, malgré les changemens survenus dans la Langue depuis qu’ils sont écrits.

A l’égard des expressions de la Langue commune qui paroissent affectées à un certain genre de style, on a eu soin de dire auquel elles sont propres; si c’est au style poëtique, au style soûtenu, ou bien au style familier. Comme les honnêtes gens évitent de se servir des termes que dicte l’emportement ou qui blessent la pudeur, on les a exclus du Dictionnaire. L’Académie a jugé encore à propos de n’y faire entrer que ceux des termes d’art & de science que l’usage a introduits dans la Langue commune, ou ceux qui sont amenez par quelque mot de cette même Langue. Ainsi à la suite de Parabole, qui signifie une Allégorie sous laquelle on cache quelque vérité importante, on trouvera Parabole, terme de Géometrie & qui signifie une certaine ligne courbe.

Avant que de définir un mot, on a donné presque toûjours ses synonymes, ou les mots qui paroissent signifier la même chose. On croit néanmoins devoir avertir que les synonymes répondent rarement avec précision au sens du terme dont ils sont réputez synonymes, & que ces mots ne doivent pas être employez indistinctement.

Après les synonymes vient la définition du mot. Pour achever d’en expliquer la signification, on ajoûte les éxemples les plus propres à bien faire comprendre quel est son vrai sens, & avec quels autres termes il se plaît, pour ainsi dire, à être joint. Des phrases composées exprès pour rendre sensible toute l’énergie d’un mot, & pour marquer de quelle manière il veut être employé, donnent une idée plus nette & plus précise de la juste étendue de sa signification, que des phrases tirées de nos bons Auteurs, qui n’ont pas eu ordinairement une pareille vûe en écrivant. Voilà une des raisons qui ont porté l’Académie à ne point emprunter ses éxemples des livres imprimez.

On n’a point négligé de rapporter les sens métaphoriques que certains mots reçoivent quelquefois en vertu d’un usage établi; mais on n’a pas fait mention des sens figurez que les Poëtes & les Orateurs donnent à plusieurs termes, & qui ne sont point autorisez par un usage reçû. Ces sortes de Figures appartiennent à ceux qui les hasardent, & non pas à la Langue.

Après chaque verbe, on trouve son participe passif. Quand il ne s’emploie pas en d’autres sens que celui du verbe dont il est le participe, le Dictionnaire se contente de marquer: qu’Il a les significations de son verbe, sans en donner d’éxemples. Mais lorsque ce participe a quelque autre usage, comme Dénaturé par rapport à Dénaturer, ou quand son sens est moins étendu que celui du verbe, le Dictionnaire a soin d’en instruire.

Il a paru qu’il n’étoit pas nécessaire de rapporter le réduplicatif de chaque verbe, lorsque ce réduplicatif ne signifie que la réitération de la même action, comme Reparler, qui ne veut dire, que Parler une seconde fois. Mais lorsqu’un verbe qui n’est que réduplicatif dans un sens, a un autre sens dans lequel il ne l’est point, comme Redire qui signifie souvent autre chose que Dire une seconde fois, on lui donne place dans son rang alphabétique.

Si dans le Dictionnaire le même mot se trouve écrit de deux manières différentes, malgré l’attention qu’on a eue à prévenir cet inconvénient, l’Académie déclare, que la seule manière qu’elle aprouve, est celle dont le mot est écrit en lettres Capitales, au commencement de son article.

Comme elle auroit été obligée d’entrer dans des détails très-longs, si en faveur des Etrangers, elle avoit voulu donner les règles de la prononciation, elle a jugé qu’il lui convenoit de s’en dispenser. Véritablement, quiconque veut savoir la prononciation d’une Langue étrangère, doit l’apprendre dans le commerce de ceux dont elle est la Langue naturelle. Toute autre voie égare trop souvent. Nous ne laissons pas de marquer quelles sont les diverses prononciations des vingt-trois lettres de l’Alphabet François, & même quelle est la prononciation de certains mots, lorsqu’elle est éloignée de la manière de les écrire. Nous avertissons par éxemple, qu’on prononce Cangrène, quoiqu’on écrive Gangrène, & Pan, quoiqu’on écrive Paon.

Quand l’Académie travailloit à la premiére Edition de son Dictionnaire, laquelle parut en mil six cent quatre-vingt-quatorze, nos Prédécesseurs crurent qu’il seroit instructif d’y ranger les mots par racines, c’est-à-dire, de placer tous les mots dérivez ou composez, à la suite du mot primitif dont ils viennent, soit que ce primitif ait son origine dans la Langue Françoise, soit qu’il la tire du Latin, ou de quelque autre Langue. On crut encore devoir s’attacher à l’orthographe qui pour lors étoit généralement reçûe, & qui servoit à faire reconnoître l’étymologie des mots.

La seconde Edition du Dictionnaire parut en mil sept cent dix-huit, mais sous une forme si différente de la première, qu’on peut dire qu’alors l’Académie donna plustôt un Dictionnaire nouveau, qu’une nouvelle Edition de l’ancien. On vient de voir par quelle raison les mots y avoient été rangez par racines: mais cet ordre qui dans la spéculation avoit paru le plus convenable, se trouva d’un usage fort incommode. Les mots furent donc rangez dans la nouvelle Edition suivant leur ordre alphabétique, ensorte qu’il n’y en eut plus aucun, qu’on ne put trouver d’abord & sans peine: mais l’on y suivit à peu près l’orthographe de la première Edition.

Les changemens faits dans la troisième que nous donnons aujourd’hui, sont d’une autre nature, mais ils ne sont guère moins importans. Nous y avons perfectionné les définitions des mots, & nous avons tâché de marquer encore plus précisément l’étendue de leur signification, en ajoûtant de nouveaux éxemples. Quant à l’ordre alphabétique, il y a été observé comme dans la précédente; & si quelques mots ont changé de place, c’est que la manière de les écrire ayant été changée, il étoit devenu nécessaire de les tirer du rang où ils étoient, pour les mettre dans un autre. La profession que l’Académie a toûjours faite de se conformer à l’usage universellement reçû, soit dans la manière d’écrire les mots, soit en les qualifiant, l’a forcée d’admettre des changemens que le Public avoit faits.

On entreprendroit en vain de l’assujétir à une orthographe systématique, & dont les règles fondées sur des principes invariables, demeurassent toûjours les mêmes. L’usage qui en matière de Langue, est plus fort que la raison, auroit bientôt transgressé ces loix.

Il est comme impossible que dans une Langue vivante, la prononciation des mots reste toûjours la même: cependant le changement qui survient dans la prononciation d’un terme, en opère un autre dans la manière de l’écrire. Par éxemple, quelque tems après avoir cessé de prononcer le B dans Obmettre, & le D dans Adjoûter; on les a supprimez en écrivant. En effet l’on ne pourroit apprendre qu’avec peine, à lire les livres écrits dans sa Langue naturelle, si l’usage ne changeoit pas quelque chose dans l’orthographe des mots dont il a changé la prononciation. Toute variable qu’elle est, elle ne laisse donc pas de donner en quelques rencontres, la loi à l’orthographe. Il est vrai seulement que cela n’arrive que par degrez. Voici quelle est, suivant les apparences, la cause de la lenteur du progrès dont nous parlons.

Dès qu’une nouvelle manière de prononcer un mot s’est généralement établie, on est obligé de se conformer en le prononçant, à l’usage reçû dans le monde. On auroit l’air antique; on s’exposeroit à de fréquens reproches, si l’on s’obstinoit à conserver la prononciation qui a vieilli. Il n’en est pas de même des changemens que l’usage introduit dans l’orthographe. On peut garder l’ancienne sans de grands inconvéniens, & les hommes faits ont de la répugnance à changer quelque chose dans celle qu’ils se sont formée dès leur première jeunesse, soit sur les leçons d’un maître plus âgé qu’eux, soit par la lecture des livres imprimez depuis plusieurs années. D’ailleurs, il leur en coûteroit une attention pénible pour être toûjours conformes aux règles d’une orthographe, qu’ils n’auroient adoptée que dans un âge avancé. Ils prennent donc le parti de conserver celle à laquelle ils sont accoûtumez; & ils la gardent, quoique la génération qui vient après eux, en suive déjà une différente. Ce n’est qu’après qu’ils ne sont plus, que les changemens dont nous parlons, & qu’ils avoient refusé d’adopter, se trouvent généralement reçûs.

D’autres motifs introduisent aussi divers changemens dans l’orthographe. Si l’ignorance & la paresse mettent en vogue quelquefois certaines manières d’écrire, quelquefois c’est la raison qui les établit. On les adopte, soit pour adoucir la prononciation de quelque mot, soit afin de n’être pas réduit à se servir d’un même caractère pour exprimer des sons différens, ou de caractères différens, pour exprimer le même son.

L’Académie s’est donc vûe contrainte à faire dans cette nouvelle Edition, à son orthographe, plusieurs changemens qu’elle n’avoit point jugé à propos d’adopter, lorsqu’elle donna l’Edition précédente. Il n’y a guère moins d’inconvéniens dans la pratique, à retenir obstinément l’ancienne orthographe, qu’à l’abandonner légèrement pour suivre de nouvelles manières d’écrire, qui ne font que commencer à s’introduire. Si l’Académie avoit persévéré dans sa première résolution, les Etrangers & même les François, auroient-ils pu se servir commodément d’un Dictionnaire où plusieurs mots auroient été écrits autrement qu’il ne le sont communément aujourd’hui, & par conséquent placez ailleurs que dans les endroits où l’on iroit naturellement les chercher. L’on ne doit point en matière de Langue, prévenir le Public, mais il convient de le suivre, en se soûmettant, non pas à l’usage qui commence, mais à l’usage généralement reçû.

Nous avons donc supprimé dans plusieurs mots les lettres doubles qui ne se prononcent pas. Nous en avons ôté le B, le D, l’H, & l’S inutiles. Dans les mots où l’S marquoit l’allongement de la syllabe, nous l’avons remplacée par un accent circonflêxe. Nous avons encore mis un I simple à la place de l’Y, par-tout où il ne tient pas la place d’un double I, ou ne sert pas à conserver la trace de l’étymologie. Si l’on ne trouve pas une entière uniformité dans ces retranchemens; si nous avons laissé dans quelques mots la lettre superflue que nous avons ôtée dans d’autres, par éxemple, si nous avons conservé dans Méchanique, l’H inutile que nous avons ôtée de Monacal; c’est que l’usage le plus commun, en ôtant l’H de Monacal, l’a laissée dans Méchanique.

On a ajoûté dans cette Edition aux verbes irréguliers, les temps de leurs conjugaisons qui sont en usage, afin d’épargner à ceux qui se serviront du Dictionnaire, la peine d’aller les chercher dans des Grammaires.

Le Public ne manquera pas de remarquer qu’il se trouve dans la nouvelle Edition, un bien plus grand nombre de termes d’art & de science, que dans les deux précédentes. Nous ne nous sommes pas écartez néanmoins de la règle générale que nos Prédécesseurs s’étoient prescrite, de n’admettre que ceux des termes qui sont d’un usage si général, qu’ils peuvent être regardez comme faisant partie de la Langue commune, ou qui sont amenez par un mot de cette Langue. Mais depuis environ soixante ans qu’il est ordinaire d’écrire en Français sur les arts & sur les sciences, plusieurs termes qui leur sont propres, & qui n’étoient connus autrefois que d’un petit nombre de personnes, ont passé dans la Langue commune. Auroit-il été raisonnable de refuser place dans notre Dictionnaire, à des mots qui sont aujourd’hui dans la bouche de tout le monde?