Réponse au discours de réception de Jean-Marie Rouart

Le 12 novembre 1998

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

 

Réception de Jean-Marie Rouart

 

Monsieur,

Le 3 juin 1841, Victor Hugo était reçu à l’Académie. Le soir même, il notait dans son Journal : « On dit que je suis entré à l’Académie en enfonçant les portes. Et que mes confrères, malgré eux, ont fait comme les vieilles femmes des villes prises d’assaut, elles jettent du haut des fenêtres, sur la tête de l’ennemi tous leurs ustensiles de ménage. En effet on m’a vidé sur la tête le discours de Salvandy. » Vous avez passionnément souhaité entrer à l’Académie mais vous n’avez pas eu besoin d’en enfoncer les portes, elles vous ont été largement ouvertes. Et vous n’avez rien à craindre d’un discours qui ne vous traitera pas en ennemi, mais qui aura pour vous l’attention particulière que l’on porte dans notre Compagnie à celui qui en devient le benjamin. Être le plus jeune est un statut fort prisé dont le bénéficiaire fait grand cas. Hélas ! vous n’allez pas en jouir longtemps car déjà vous contemple, assis en face de vous sous cette coupole, celui qui, dans quelques mois, vous ravira ce titre. Mais oublions un instant cette échéance pour saluer notre benjamin, ce qui implique certes la jeunesse, bienfait précaire, mais surtout que, né au cours de la Seconde Guerre mondiale, vous allez représenter à l’Académie une génération libérée des lourds drames du milieu du siècle et qui porte sur le monde un regard bien différent de celui de ses aînés. Vous regardez l’avenir ; la plupart de ceux qui vous ont précédé sont encore hantés par un passé douloureux. Il est bon que siègent côte à côte l’expérience de l’âge mûr et l’élan de la jeunesse et que de cette rencontre naisse une forme de compréhension. La défense de la langue française que notre fondateur, le cardinal de Richelieu nous a confiée, ne peut que gagner à ces regards différents mais complémentaires portés sur elle et sur sa nécessaire évolution dans un monde changeant qu’elle désigne.

Vous êtes, Monsieur, à première vue, l’incarnation parfaite du bonheur de vivre et de la réussite aisée. Tout semble vous avoir souri de l’existence. Pourtant, entre l’apparence – physique et de destin –, la réalité des sentiments et l’œuvre qui vous a conduit ici, que de différences et de contradictions ! Vous avez eu la chance de naître dans une famille étonnante. Aussi loin que l’on scrute votre arbre généalogique, c’est au génie que l’on se heurte. On y était peintre de père en fils, ou encore de mère en fille, comme en d’autres familles on était notaire ou pâtissier. Et quels peintres ! Berthe Morisot domine votre lignée. En dépit de ses préventions contre l’ambition d’une jeune fille à faire métier de peintre, le grand Manet reconnut que Berthe avait droit à son estime. Il lui demanda de poser pour lui ; elle accepta et en profita pour observer la technique du maître. Manet peignit neuf portraits de Berthe Morisot, qui entourèrent votre enfance. Elle épousa le frère d’Édouard, Eugène, peintre lui aussi, naturellement. Dans votre famille, non seulement il n’y a que des peintres, mais ils n’imaginaient pas de se marier avec quelqu’un qui ne le fût pas. Autour du couple Berthe Morisot-Eugène Manet, c’est toute l’école impressionniste qui va se rassembler : Renoir, Monet, Degas (sur le rôle duquel je reviendrai plus tard). Leur fille, Julie Manet, va assurer la liaison avec ceux dont vous portez le nom, les Rouart, qui, eux aussi, tiennent dans l’histoire de la peinture une place remarquable. Julie Manet a épousé Ernest Rouart, frère de votre grand-père Louis. C’est Degas qui organisa ce mariage. Le modèle de Renoir, l’exquise Julie au chat, devint ainsi pour vous la « tante Julie », peintre discret, mais peintre tout de même ! Et quelle famille aussi que ces Rouart, tous fous de peinture, comme l’étaient les Manet. Votre arrière-grand-père Henri Rouart était un personnage éblouissant : polytechnicien il inventa des machines thermiques. Mais sa grande passion fut la peinture. Lui-même peintre de talent, apprécié par Corot et Millet qui guidèrent ses pas, il fut, sa vie entière, l’ami de Degas, et, sur les conseils de celui-ci, exposa chez les Impressionnistes ses propres tableaux. Mais c’était avant tout un collectionneur impénitent qui rassembla les plus belles œuvres de l’école impressionniste. C’est un véritable musée du XIXe siècle que cet amateur passionné aura acquis, mais aussi prêté, et qui, à sa mort, en 1912, sera hélas dispersé.

Son fils, votre grand-père, Louis Rouart, faisait exception à l’usage. Il était éditeur, tout en se consacrant à la rénovation de l’art sacré. Jacques Maritain fut l’un de ses auteurs. Et Maurice Barrès, dont vous avez si justement dit qu’il vécut à une époque qui n’était pas à la mesure de ses rêves, fut son ami inséparable. L’amitié avec cet écrivain exigeant, obsédé de grandeur, qui marqua si fortement toute une génération, contribue à éclairer la personnalité de Louis Rouart. S’il n’avait pas voué sa vie à la peinture il allait tout naturellement la retrouver par mariage, puisqu’il épousa la fille du peintre Henry Lerolle. Bon sang ne saurait mentir, tout naturellement aussi, la tradition fut renouée avec votre père Augustin Rouart dont la vie entière fut offerte à la peinture, absorbée par elle. Augustin Rouart voyait le monde avec l’œil du peintre, il transposait tout sur la toile : les fruits rapportés du marché, les fleurs qui ornaient son foyer, et son fils Jean-Marie – c’est-à-dire vous – dans son berceau, étaient perçus par lui comme autant de modèles qui le jetaient sur ses pinceaux. La peinture dans la famille fut, dites-vous, une « monomanie un culte exclusif et frénétique ». Les tableaux recouvraient tous les murs, s’entassaient dans les couloirs, les soupentes. Toutes les maisons croulaient sous les chefs-d’œuvre accumulés et la production achevée ou en cours des divers peintres de la tribu, les Manet, les Morisot ou les Rouart.

Les souvenirs d’enfance sont en général liés à de bienveillantes figures : grands-parents, tantes et oncles qui distribuent à l’envi cadeaux et tartines de confiture. Votre univers à vous différa de celui des autres enfants. De la maison de la tante Julie, de son jardin du Mesnil proche de Meulan, vous deviez retenir que Berthe Morisot y avait peint La Cueillette des cerises. Ces souvenirs précieux, les ombres illustres qui hantaient les lieux, la tante Julie elle-même, témoin de l’âge d’or de l’impressionnisme : telle fut la toile de fond d’une enfance privilégiée. Mais ce n’est pas tout, et de loin, car la peinture dans cette incroyable famille était inséparable de la littérature. Parmi les fantômes de votre passé, à la tante Julie il faut ajouter « l’oncle Paul ». Cet « oncle Paul » qui avait paresseusement traîné une scarlatine dans le lit que vous occupiez parfois chez Julie Manet, c’est Paul Valéry qui vous précéda dans notre Compagnie au trente-huitième fauteuil qu’occupe aujourd’hui un grand savant, François Jacob. Au vrai, Paul Valéry n’est pour vous qu’un lointain cousin, à la mode de Bretagne, entré dans la lignée de Berthe Morisot par son mariage avec une fille de la sœur aînée de celle-ci. Mais dans votre famille, on n’oublie jamais de multiplier les alliances comme pour renforcer cette communauté de goûts et de talents dominée par l’art. Agathe, la fille de l’» oncle Paul », épousa un Rouart, et vous voilà ainsi un peu plus cousins. Mais, surtout, gravitait dans ce cercle enchanté Stéphane Mallarmé, ami intime de Berthe Morisot et de son mari, à qui fut confiée, à l’heure des grandes séparations, la tutelle de Julie. Vous êtes reçu à l’Académie, Monsieur, pour le centenaire, à quelques semaines près, de la disparition du poète. Dans le cimetière de Samoreau où il fut enterré auprès de son petit garçon Anatole, Paul Valéry et Julie Manet se pressèrent auprès des siens. Votre présence ici aujourd’hui ne fait-elle pas partie de l’hommage rendu pour ce centenaire à Mallarmé, si proche de tous ceux qui vous ont précédé dans l’existence ? Mais on n’en finirait pas : car Gide lui-même n’appartient-il pas à l’univers des Rouart, lié qu’il était aux quatre fils d’Henri, lié de même à votre grand-père Lerolle ? Non, on n’en finirait pas d’énumérer tous les écrivains qui ont donné vie aux mardis du rez-de-chaussée de la rue de Villejust où Berthe Morisot et Manet s’étaient installés et où la « tante Julie » maintint la tradition de l’Impressionnisme. Que cette rue de Villejust soit devenue la rue Paul-Valéry, comment s’en étonnerait-on ? C’est un des lieux de mémoire de votre famille mais, en même temps, d’une époque de gloire pour la peinture et la littérature étroitement unies.

Voilà, Monsieur, votre héritage ! Il est si beau que l’on a peine à y croire comme à une carte de visite trop chargée, et que pour lui, on est naturellement porté à vous jalouser.

Pourtant, le souvenir que vous en gardez, l’empreinte qu’il vous a laissée sont loin d’être heureux. Derrière l’apparence de la gloire il y eut une réalité difficile à supporter. Elle tient d’abord aux revers de fortune de la grande bourgeoisie après la Première Guerre mondiale. Dans votre famille, au temps des « conquêtes succéda celui de la dilapidation frénétique ». Par nécessité, mais aussi peut-être par instabilité d’humeur, on se mit soudain à tout brader : les tableaux, les propriétés, les meubles. Une folie de la dépossession succéda à celle de l’accumulation. Votre famille, dites-vous, a l’air sortie d’un roman russe. L’imagination, le génie l’ont caractérisée. Mais aussi l’ébranlement des nerfs, les passions exacerbées, les frustrations et les rancœurs. À la splendeur d’Henri Rouart va donc succéder le déclin. C’est La Cerisaie de Tchekhov, où tout s’écroule, tout disparaît d’un passé heureux et prospère, sous les yeux des vaincus de ce désastre qui contemplent passivement la dispersion de leur univers

Mais la difficulté des temps n’est pas seule responsable des tourments qui accompagnent votre adolescence. Il y faut ajouter l’influence étonnante et combien fâcheuse de celui qui vous fut alors une sorte de génie tutélaire, Édouard Degas. S’il s’était contenté de favoriser des rencontres, d’organiser des mariages, d’encourager ses amis à exposer, il eût fait partie du cortège de bonnes fées qui se penchèrent sur votre berceau. Mais son influence sur les Rouart fut avant tout morale et désastreuse. Évoquant ces relations de Degas avec les Rouart, Paul Valéry, ayant dit qu’auprès du « peintre de la danse » Alceste eût fait figure d’homme faible et facile, note que les enfants d’Henri Rouart ont grandi dans « l’admiration et la crainte révérencielle de ce maître fantasque ; qu’ils ont été nourris de ses préceptes, de ses aphorismes et de ses injonctions impérieuses. » Degas, ajoute-t-il, répandait certes la gaieté, mais aussi la terreur, condamnant sans appel dans ses réquisitoires l’Institut, les gens de lettres, les artistes qui « arrivent », expression qui traduisait chez lui le mépris le plus profond ! L’influence de Degas s’exerça tout particulièrement sur Augustin Rouart, votre père, qui retint de l’enseignement de cet anarchiste de droite l’hostilité à toute forme de reconnaissance sociale. Les Salons, l’Académie, les titres et les honneurs ; autant de fins inacceptables pour Augustin Rouart qui professait une conception on ne peut plus austère de l’Art. La création solitaire, le mépris de toute concession aux exigences sociales, attitudes prônées par Degas, il les faisait siennes entièrement ; et tel sera le code moral qui guida sa vie.

Mais, entre l’appauvrissement matériel de la famille et l’isolement résultant du refus de toute reconnaissance sociale de son art, Augustin Rouart offrit à ses enfants une existence difficile que vous, Monsieur, avez eu quelque peine à accepter. Sans doute avez-vous eu des parents aimants, attentifs à leurs enfants. Et tous deux ont eu le sentiment que leur fidélité à la double tradition familiale – peinture et littérature – était le bien le plus précieux qu’ils pouvaient vous léguer. Votre mère au demeurant ne dérogeait pas à cette tradition : fille d’un scientifique, elle a vécu dans la passion de la littérature et s’est efforcée de vous la faire partager. Même si la vie quotidienne n’était pas aisée, l’un et l’autre étaient convaincus que le bien-être matériel était secondaire, que comptait avant tout la vie de l’esprit, et qu’en ce domaine, vous étiez tous très bien pourvus.

Mais c’est oublier que le monde des années cinquante et soixante n’est plus celui de Degas. Que l’adolescent que vous êtes découvre la vie alors que débutent les « trente glorieuses » qui vont faire entrer la France dans une prospérité jusqu’alors inconnue. Et quand le modèle social devient celui des jeunes gens beaux, heureux, riches et pressés de vivre de Roger Nimier ou Françoise Sagan, il est bien dur de se croire condamné à rester à l’écart d’un tel univers dominé par la quête du bonheur. Vous vous êtes alors senti exclu de ce monde que vous regardiez avec envie. Mais vous vous pensiez aussi déclassé, car au passé brillant de votre famille, vous opposiez la réalité de votre adolescence faite d’isolement social et de gêne matérielle entre des murs où les tableaux prestigieux avaient laissé place à des taches blanchâtres. Le père que vous aimiez et respectiez, dont vous admiriez certes la peinture, qui connaissait son nom hors du cercle familial ? L’avenir vous paraissait alors bien sombre et vous étouffiez dans les relents de térébenthine qui vous entouraient. Votre désarroi tourna vite au désespoir. Tout semblait vous échapper. Même le bachot qui en ce temps-là, était un diplôme encore révéré et le passeport indispensable à tout enfant de bonne famille. Même les femmes à qui vous demandiez de vous aider à vivre : vous avez alors découvert que, comme la psychanalyse, dites-vous, l’amour n’est bénéfique qu’à ceux qui n’en ont pas vraiment besoin. « Loin de guérir du mal de vivre, il l’aggrave. » Ce constat, vous l’avez fait et il vous a précipité dans un abîme de désolation. La mort seule, pensiez-vous pouvait offrir une issue à tant de malheurs, et vous avez voulu aller au-devant de celle qui vous paraissait être l’amie dernière et le salut. Mais vous avez eu de la chance et nous avons pu garder ainsi la chance bien plus tard de vous appeler à nous rejoindre.

C’est le sacrifice d’une jeune fille qui vous a sauvé de cette tentation et libéré de vos démons intérieurs. Une de vos cousines a eu la même inspiration que vous, doutant comme vous de son aptitude à vivre. Mais elle est allée au bout de son dessein. Et, dans le petit cimetière du Béarn où vous l’avez accompagnée, vous avez compris qu’elle s’était substituée à vous, qu’elle avait payé le prix de votre existence. Vous étiez sauvé. Plus jamais vous n’avez regardé la mort comme une amie. Vous avez décidé de vivre, c’est-à-dire de reparcourir à l’envers le chemin suivi par les vôtres, de renouer avec le monde, le succès, le bonheur. À la tentation de la mort s’est substituée soudain l’ambition. Non l’arrivisme, sentiment méprisable et égoïste, mais une volonté farouche de vous arracher à une austérité extrême qui vous vouait à la solitude morale et à la médiocrité matérielle. Le Jean-Marie Rouart qui quitte le petit cimetière du Béarn est semblable au héros de Balzac : comme lui, il lance à Paris, lieu magique des réussites, le grand défi : « À nous deux maintenant ! »

La suite de votre histoire va être la conquête de Paris, celle d’une reconquête sociale grâce à un des outils hérités de votre famille : la littérature. Dans votre désir de reconnaissance, voire de revanche sociale, vous auriez pu choisir une autre voie, celle de la revendication, de l’engagement politique extrême. Par chance, vous avez eu vingt ans au moment où le mirage de la « revanche des damnés de la terre » portée par un Parti communiste encore puissant auquel tant d’intellectuels français s’étaient ralliés, commençait à s’estomper. Les chars soviétiques avaient déjà écrasé les espoirs de liberté à Budapest et le propre héritier de Staline avait entrepris de dénoncer partiellement ses crimes.

Peut-être avez-vous alors compris à temps cette leçon. Vous avez cherché à vous imposer, en puisant dans votre héritage.

Avez-vous jamais songé à tenir un pinceau pour réaliser votre rêve ? J’en doute. La peinture avait été par trop présente dans votre existence. Elle l’est d’ailleurs toujours, vous vivez entouré de tableaux que vous aimez. Mais c’est désormais votre choix, et rien ne vous est imposé. La littérature était pour vous une alliée plus légère : elle avait le visage de l’» oncle Paul », de Maurice Barrès, de Mallarmé, de Gide. Elle était souvent identifiée aux aspects les plus prestigieux de la reconnaissance sociale : les lauriers, l’Académie, le prix Nobel. Quant à l’image et au sort du génie solitaire et méconnu vous n’en vouliez à aucun prix.

La chance qui vous avait sauvé la vie va se manifester à nouveau. Votre premier roman avait été refusé ; il en alla de même pour un second. Mais un écrivain vous avait remarqué : vous êtes allé vers lui, il vous encouragea et devint par la suite votre ami. Faut-il s’étonner que cet écrivain auquel vous eûtes ainsi recours incarnât tout ce vers quoi vous tendiez : la jeunesse triomphante, un grand nom porté par une cohorte de grands serviteurs de notre pays, la réussite littéraire, déjà, et la fortune. C’était, on l’aura reconnu, Jean d’Ormesson dont l’accueil généreux et l’intuition furent si importants pour le jeune débutant à qui il tendait ainsi une main fraternelle. À Jean d’Ormesson, vous devez, Monsieur, deux atouts, que dis-je, deux trésors qui vont désormais accompagner votre existence : la certitude que la littérature est votre voie ; mais aussi la découverte d’une forme de gaieté, d’une aptitude au bonheur léger héritées du XVIIIe siècle, non pas le siècle de la Révolution, mais celui de Marivaux, des salons et des femmes d’esprit.

La rencontre suivante, tout aussi décisive, est celle qui vous liera à Michel Déon. Vous avez alors vingt-trois ans et vous vous rendez en Grèce, à Spetsai, auprès d’un écrivain que vous admirez déjà, en qui vous voyez tout à la fois l’héritier de Stendhal et un fou de littérature. C’est la fascination pour les aspects magiques de la littérature qui vous rapproche de lui. Comme Michel Déon, d’ailleurs, vous êtes attiré par les îles. Noirmoutier, d’abord où vous fûtes confié dans votre enfance à des pêcheurs qui ne savaient ni lire ni écrire, qui ne connaissaient pas l’électricité ni l’eau courante, mais dont la sagesse, puisée dans une antique tradition, et les contes dont ils étaient prodigues à la veillée, auront bercé ce moment particulier de vos jeunes années. Vous n’êtes pas écologiste, vous ne rêvez jamais d’un retour à ce paradis perdu ; mais ces trois ans auront laissé sur vous une empreinte ineffaçable, respect d’une humanité courageuse et simple, souvenir d’un monde surnaturel où djinns et sorcières se promènent en liberté, où l’imaginaire efface le réel, et ce goût d’une vie coupée du reste du monde par l’océan. Comme Michel Déon vous allez d’île en île. Les îles grecques, d’abord, où il vous aura servi de guide ; Venise, décor fait de splendeur et de décadence mêlées, lent pourrissement de chefs-d’œuvre arrachés à la rouille du temps et à l’eau, Venise qui vous hypnotise – et convient à votre vision quelque peu désespérée du monde. Et, désormais, la Corse qui est avec Paris le second pôle de votre existence. La Corse qui est aux antipodes du Noirmoutier de vos jeunes années. Ce n’est pas la vie austère et rude des marins rencontrés jadis qui vous y attire et vous retient, mais une microsociété dont tous les membres vous ressemblent, qui unit le goût de la littérature et des arts à celui de la réussite et de la célébrité. Adolescent vous avez haï le fait de ne pas appartenir à un monde dont vous rêviez. Aujourd’hui vous êtes membre à part entière d’une famille très particulière, celle des écrivains, certes, mais plus exactement celle des privilégiés de la littérature.

Dans la cohorte de ceux qui vous sont chers, il est un nom qui surgit d’emblée : celui d’un écrivain que vous n’avez pas pu connaître, puisqu’il a décidé de sa mort alors que vous n’aviez pas encore deux ans –, je veux parler de Drieu La Rochelle. Mais vous l’avez rencontré, au sens le plus fort du terme, à l’âge de dix-sept ans, en lisant Gilles, et, depuis, vous ne vous en êtes jamais plus séparé. Son ombre fraternelle plane sur ce discours comme sur votre vie, et il me faudra l’évoquer maintes fois pour dire qui vous êtes. Nul écrivain, plus que lui, ne vous aura probablement autant séduit, attiré, servi, pour une part, de modèle. Depuis que vous l’avez découvert, ce frère de l’au-delà vous accompagne. Vous avez partagé avec lui le rejet d’une famille, médiocre par ses origines pour lui, condamnée à la médiocrité du quotidien pour vous. La littérature vous fut à tous deux une revanche. Un moyen de dépasser vos vies et de vivre vos rêves. Mais vous avez eu, vous, la chance d’entrer dans l’âge adulte quand le monde était paisible, favorable à l’accomplissement de toutes les espérances. Alors que Drieu lui, qui rêvait de grands espaces et de gloire, se sentait enserré dans un univers marqué par la guerre ou l’entre-deux-guerres, sans avenir.

De Drieu vous aimez presque tout : l’élégance naturelle, l’amour du luxe, les hésitations face à l’existence, et par-dessus tout le désespoir, le goût de la mort. Vous ne partagez certes pas ses choix politiques, tout au contraire, mais vous en voyez le côté circonstanciel, lié à une époque particulière où l’homme épris de gloire, qui rêvait d’être « un homme à cheval », ne voyait devant lui qu’un horizon fermé. Ce fantôme qui vous hante est présent dans nombre de vos romans, dans le choix de vos amis, dans celui des héros de vos biographies. C’est peut-être en songeant à Drieu que vous avez tant aimé Hemingway, autre prince de la démesure, pour qui écrire signifiait libérer le rêve et l’achever, et qui, lui aussi, mit un point final à ses rêves par un coup de feu.

Écrivain, vous avez voulu l’être passionnément dès l’âge de vingt ans. Mais, en attendant d’être reconnu, il vous fallait vivre et le faire selon vos goûts. C’est le journalisme qui vous permit d’abord d’entrer – par la petite porte, pensiez-vous – dans l’univers vers lequel vous tendiez. Pendant dix ans vous fûtes journaliste au Magazine littéraire, puis au Figaro. Aujourd’hui vous dirigez le Figaro littéraire et vous êtes libéré de vos frustrations, heureux de cette position qui vous permet, lorsque vous n’écrivez pas de livres, de découvrir ceux des autres, de faire partager vos coups de cœur, d’aider de jeunes talents, voire de saluer de moins jeunes.

Pourtant à vos débuts, le journalisme littéraire accrut encore vos frustrations. Vous aviez l’impression d’être en marge de la famille intellectuelle que vous aspiriez à rejoindre. Vous avez préféré alors le journalisme politique, la fréquentation du Parlement, puis les grands reportages. Vous avez touché du doigt quelques scandales retentissants et il s’en est fallu de peu que vous ne vous consacriez à ce journalisme dit « à l’américaine », qui traque les puissants et les corrompus et s’assigne pour mission de faire éclater la vérité à n’importe quel prix. Mais, outre que vous avez promptement compris les difficultés d’importer une telle conception du journalisme en France, vous sentiez que là n’était pas votre voie. Vous vous vouliez, vous vous saviez écrivain. Dès lors que vous étiez exclu de la littérature, même si vous étiez salué pour vos reportages et vos chroniques, vous remâchiez un sentiment amer : celui d’être un « parent pauvre », destin que vous refusiez furieusement. Vous vouliez exister par vous-même, non comme porte-parole d’hommes politiques ou d’écrivains. Il était temps d’en finir avec les métiers de raccroc. L’amour de la littérature vous requérait tout entier.

À trente ans, c’est chose faite : vous publiez votre premier roman, La Fuite en Pologne. L’accueil de la critique est favorable, vous savez que vous avez enfin gagné la partie engagée à dix-huit ans. Un premier succès ne dispense pas de poursuivre. Année après année, ou presque, les romans se sont enchaînés, les succès aussi. Le « petit-neveu de Valéry » – excellente carte de visite – vit s’accumuler les honneurs, la reconnaissance de ses pairs, et, par là, celle de la société que l’on vous avait appris, dans votre enfance, à mépriser et même à fuir. Le prix Interallié vous échut alors que vous n’aviez que trente-trois ans et trois romans à votre actif ; le prix Renaudot, moins de dix ans après vos débuts. Chargé ainsi de lauriers, vous donniez l’impression d’avancer d’un pas tranquille, ou plutôt discrètement pressé, vers l’Académie. Pendant plusieurs années, vous fûtes tenu pour un candidat dont les chances étaient certaines, même si l’échéance était moins prévisible. L’ombre de Valéry s’en portait garante, elle aussi. Asssailli de questions à ce sujet, vous avez parfois fait preuve de quelque impertinence, raillant les « empanachés de l’Académie », jurant vos grands dieux que vous n’étiez pas un « toutou académique », que vous n’étiez pas disposé à sacrifier votre liberté d’expression à ces graves messieurs du Quai Conti, que l’on imagine toujours bien plus sérieux qu’ils ne sont en réalité. Vous allez découvrir – mais vous le savez déjà par les nombreux amis que vous y comptez – que loin d’être revêche, pudibonde ou gourmée, notre Compagnie aime bien s’amuser. Nul, d’ailleurs, ne s’y est offusqué de vos propos gamins et en vous « empanachant », l’an dernier, nous avons eu aussi l’impression de vous jouer un bon tour...

Vous voilà, Monsieur, académicien. Toute votre jeunesse vous avez rêvé d’une reconnaissance sociale. Vous vous êtes révolté contre les principes qui guidaient votre famille et lui faisaient rejeter honneurs et institutions. En devenant membre de la plus ancienne institution française, ce n’est pas seulement votre propre revanche que vous tenez, c’est aussi celle de votre père, disparu hélas, au moment même où vous étiez élu, et cela a été une grande ombre sur votre joie.

Si nous vous avons élu, c’est que vous êtes véritablement un écrivain. Toute votre vie s’est construite sur la littérature à laquelle vous vous identifiez et consacrez chacun de vos instants. Comment aurions-nous pu ne pas saluer cet amour d’un art qui vous a permis de rassembler votre vie réelle et votre vie rêvée ? Vous êtes ainsi fidèle à votre cher Drieu qui écrivait : « Je ne renonce pas à rêver ma vie, mais je prétends aussi vivre mes rêves. » Il est mort de n’y avoir point réussi. Vous êtes ici pour avoir gagné ce pari.

Le moment est venu de parler de vos livres. Mais votre vie et vos livres sont si étroitement mêlés que, sans être nommés, ils ont déjà trouvé place dans ce discours.

Vous appartenez, Monsieur, à une génération habituée, lorsqu’elle éprouve de la difficulté à vivre, à se jeter dans les bras des psychanalystes. Vous-même semblez éprouver, à l’égard de cette éminente corporation, le même scepticisme que notre savant confrère le professeur Jean Bernard, même si votre famille si douée compte aussi dans ses rangs un grand praticien qui voit affluer vers lui, dites-vous, « tous les accidentés de la pathologie familiale ». Plutôt que de vous tourner vers ce recours commode, si conforme à l’air du temps, vous avez préféré faire vous-même votre psychanalyse par le moyen de la littérature. Chacun de vos livres sert d’exutoire à vos fantasmes, à vos frustrations. Dans chacun d’eux, vous avez liquidé un de vos démons et, de livre en livre vous avez avancé vers une maturité sinon paisible, du moins qui vous laisse de grandes plages de paix et de bonheur. C’est de cette littérature cathartique que je veux à présent parler pour tenter de retracer les étapes d’une biographie littéraire qui est en même temps un itinéraire intérieur.

Votre premier livre, celui qui vous fit entrer dans la grande famille littéraire, La Fuite en Pologne, comme il est révélateur de l’homme de trente ans que vous étiez alors ! Votre héros est un jeune prince blessé, dont le rêve est ailleurs – ailleurs dans ce roman a pour nom « Pologne » — , mais cela importe peu : ce qui compte c’est la fuite. Cet adolescent inquiet, s’invente une famille magique qu’il loge dans la maison de Balzac, moins pour éblouir ses camarades que pour mieux tourner le dos à sa famille réelle : il joue auprès d’une femme de trente ans le héros du Blé en herbe, et achève sa course folle non en Pologne, mais en se tuant avec un revolver volé à une pittoresque grand-mère, seul membre de la famille à trouver grâce à ses yeux. C’est un enfant du siècle, dont l’esprit hésite entre rêverie et cauchemar. C’est aussi un héros qui signale le retour du romantisme dans la littérature. Antoine Blondin ne s’y est pas trompé qui a d’emblée vu dans ce personnage sorti de votre propre vie, un frère cadet de ceux de Roger Nimier. Pour un début en littérature était-il comparaison plus flatteuse ? En évoquant le mal du siècle, autre thème de ce roman, vous rejoignez Marcel Arland qui avant Georges Duby vous précéda au vingt-sixième fauteuil. Il en avait, il y a déjà fort longtemps, analysé les causes, insistant sur le bouleversement de toutes les valeurs depuis la Première Guerre mondiale.

Il vous faudra à peine un an pour vous attaquer à un autre démon, l’ambition, élan désormais tempéré chez vous, semble-t-il, par une réflexion sur le prix à payer pour toute réussite. La Blessure de Georges Aslo, est l’histoire d’un jeune ambitieux qui exerce au début de sa vie professionnelle le métier de journaliste parlementaire. Comme vous. Mais l’ambition le pousse vers la politique, une des voies express vers le succès. Quittant la presse Georges Aslo franchit tous les échelons du pouvoir législatif, puis exécutif.

Pourtant le titre du livre sert d’avertissement : une blessure secrète témoigne que réussite sociale et bonheur individuel ne sauraient aller de pair. Plus encore : qu’il y a un prix à payer pour la réussite, c’est l’échec amoureux. Le pouvoir conquis détruit en dernier ressort celui qui a si passionnément voulu y atteindre.

Parce que ce n’est plus l’adolescence désordonnée, encore incertaine d’elle-même, qui est au cœur de ce second roman, mais l’effort acharné de l’adulte pour échapper à son destin, la forme du récit change alors radicalement. Au roman baroque, éclaté, de vos débuts, où le lecteur était brimbalé dans toutes les directions, succède une forme classique, celle du récit linéaire à laquelle vous vous tiendrez par la suite dans presque tous vos livres.

Fasciné par Drieu, vous ne pouviez vous abstenir de vous pencher sur sa génération qui eut un jour à faire des choix tragiques. Comme Patrick Modiano qui, pas plus que vous, n’a connu la génération de l’entre-deux-guerres, vous avez souhaité la rencontrer et vous avez écrit Avant guerre. Dans ce roman, vous suivez le destin de quelques jeunes gens, de 1933 aux années noires de l’Occupation. En ces quelques années, ils doivent achever leur formation et être capables de faire face aux choix décisifs de la maturité au moment même où la société se défait et où tous les repères se perdent.

Avant guerre témoigne de votre intérêt pour la politique perçue comme moyen de donner un sens à l’existence. Mais vous y passez du destin individuel à l’histoire d’un groupe comme l’avaient fait Flaubert dans L’Éducation sentimentale ou encore Barrès dans Les Déracinés.

Pour ce qui est de l’amour, dans ce roman qui se situe à la charnière de deux époques, celle des espérances et celle des désillusions, celle des dernières fêtes et celle des tragédies, les héros en empruntent à Drieu la vision pessimiste. « L’amour, dit l’un d’eux, n’a jamais donné à quiconque ni destin ni gloire. » Comme Drieu, comme Pierre Pucheu qui a inspiré l’un des personnages d’Avant guerre, tous savent qu’ils vivent dans une époque médiocre, peu propice aux rêves, et que leur honneur sera de savoir se dépasser. En définitive, l’amour tient ici peu de place ; il ne contribue pas à l’effort des hommes pour conquérir leur destin ; et il ne peut prévenir leur dégradation.

Drieu La Rochelle, l’homme couvert de femmes, qui ne les aimait vraiment que quand elles l’avaient chassé, n’est pas loin, une fois encore. Mais cette plongée dans l’Histoire, ce souci d’appréhender un passé qui n’était pas le vôtre témoigne, Monsieur, de votre volonté de comprendre l’itinéraire moral de ceux qui vous ont précédé, et surtout de ceux dont le destin vous hante. Ce roman d’une génération sacrifiée est aussi celui de l’amitié, et, par là, vous justifiez encore le jugement de ceux qui vous rattachent à la lignée de ceux qu’on appelle les Hussards.

Si le pouvoir ne suffit pas à donner un sens à la vie, que dire alors de l’amour, sujet de tant de vos romans ? Leurs titres, ô combien pessimistes, sont révélateurs de votre conception profonde de l’existence. Le plus évocateur pourrait résumer une part importante de votre personnalité : Le Goût du malheur, publié il y a cinq ans à peine alors que la réussite ne vous avait jamais fait défaut. Mais d’autres parlent tout autant de vous : Le Cavalier blessé, Le Voleur de jeunesse, La Femme de proie.

Comment croire à la vertu de l’amour après avoir lu La Femme de proie, récit d’une passion qui devient descente aux enfers ? L’amour fou est destructeur, il broie celui qui s’y abandonne ; la démonstration est implacable, vous la conduisez à son terme avec une précision d’anatomiste.

L’homme toujours blessé, défait dans l’aventure amoureuse où il poursuit un rêve que l’autre ignore, vous en présentez un portrait plus tragique encore dans Le Voleur de jeunesse, roman d’une double impuissance : celle de l’écriture, celle de l’amour. Que le héros soit cette fois un écrivain à peine plus âgé que vous, en dit long sur les fantômes que vous avez décidé d’exorciser. D’illustres écrivains du fiasco y sont convoqués pour témoigner de ce qu’ils vécurent – Stendhal, Hemingway, Pavese ou Romain Gary. Vous êtes encore bien jeune pour que vous habitent les hantises de l’âge, de ses dégradations ; mais, de même que vous avez liquidé les frustrations de l’enfance dans votre premier roman, vous essayez ici, à l’avance, d’écarter celles qui pourraient un jour, l’âge venu, vous menacer. Cette psychanalyse préventive donne un son déchirant.

Il est impossible d’aimer et d’être aimé : tel est le sens caché de vos livres. Pourquoi alors ne pas en finir avec une vie où tout – l’écriture, la gloire et l’amour – se dérobe ? Ce désespoir latent imprègne tout autant Le Goût du malheur. Vous n’êtes pas croyant, dites-vous, du moins pas de manière consciente. Mais vous sentez bien, et vous le reconnaissez, que le désespoir d’une génération, le sens du malheur sont ceux de l’homme sans Dieu. Le vide d’une époque qui s’est bien à la légère débarrassé des religions, de tous les principes qui la guidaient, ont conduit les hommes à se raccrocher à une ultime bouée, l’amour. Mais en s’efforçant ainsi d’échapper à eux-mêmes, à leur solitude, ils découvrent que l’amour n’est qu’illusion. Et parce qu’en ce domaine, tout est aujourd’hui de plus en plus permis, agressivement affiché, l’amour se retrouve empoisonné par la hantise du péché, que l’on pense à tort disparue avec l’affaiblissement de l’emprise religieuse sur les âmes. La quête du plaisir conçue comme moyen de se fuir plonge en dernier ressort l’homme dans le désespoir et la solitude. C’est pourquoi L’Invention de l’amour, récit d’un colloque consacré à ce sujet et qu’une tempête de neige empêche de se tenir, démontre une fois encore l’importance des malentendus contemporains qui ont raison de l’amour. Si Dieu n’existe pas, tout est permis, disait un héros de Dostoïevski ; mais lorsque tout est permis, la liberté perd son sens et l’amour en est la première victime. Ce n’est pas un hasard si vous avez fait appel, en épigraphe à l’un de vos livres à Pascal : « Ceux qui croient trouver le bonheur dans le plaisir des sens, qu’ils s’en saoulent et qu’ils en meurent. » Ainsi qu’à Tolstoï pour qui la plus grande tragédie de l’homme est celle de l’alcôve. Votre approche de l’amour, Monsieur, est résolument pessimiste et n’a guère évolué au cours de ce quart de siècle qui vous conduisit du journalisme parlementaire au Quai Conti. Vous oscillez entre deux pôles : le romantisme désespéré de Drieu La Rochelle et la foi passionnelle en une littérature salvatrice. « Je suis un miraculé de la littérature » dites-vous. C’est elle qui, tempérant votre pessimisme foncier, vous permet d’être, au bout du compte, un homme raisonnablement heureux.

Pourtant que de personnages suicidaires dans vos écrits, que d’échecs vous ont fasciné comme s’il s’agissait là de la forme la plus noble de l’accomplissement du destin humain. Deux livres Ils ont choisi la nuit et La Noblesse des vaincus, témoignent de ce goût de la mort, et pas seulement du malheur. Écrits à treize ans d’intervalle ils sont tout autant des hymnes à la gloire des désespérés que l’expression d’une volonté farouche de conjurer ce genre de tentation. Une fois encore il faut en revenir à Drieu qui domine la cohorte des vaincus de l’Histoire ; une Histoire toujours inférieure à leur rêve. La mort seule leur permet d’accorder le réel et ce rêve. Auprès de Drieu, Prévost Paradol, son égal venu du Second Empire, dandy désespéré, vous attire tout autant. Et derrière eux se massent des ombres tragiques : Stefan Zweig, à qui notre siècle impitoyable a interdit de continuer à vivre ; Maupassant ; et même Napoléon dont vous déplorez la longue agonie en captivité alors qu’une mort choisie, volontaire eût constitué, selon vous, l’achèvement parfait d’un destin si glorieux.

À ces hommes que vous admirez parce qu’ils eurent la force morale d’entrer délibérément dans la mort, vous ajoutez ceux que la société a décidé d’exclure de la vie, qui ont su regarder la mort en face et l’accueillir avec le meilleur d’eux-mêmes dans une élévation soudaine de tout l’être. C’est d’abord Honoré d’Estienne d’Orves, l’un des premiers héros de la Résistance, mais aussi bien Pucheu ou Brasillach. Votre choix ne découle aucunement d’un jugement politique, mais d’une certitude morale : le suicidé et le fusillé sont frères dans la volonté de faire face à leur destin. C’est une « chevalerie des ombres » que vous dessinez.

C’est cette fascination pour les perdants de la vie qui a inspiré l’un de vos plus récents ouvrages, La Noblesse des vaincus. Sous cette bannière sombre vous enrôlez beaucoup de monde, plus ou moins tous les écrivains : Musset, Aragon, Nietzsche, Valéry, Cocteau, Léautaud, Paul Morand. On n’en finit pas, avec vous, homme et écrivain à succès, de dresser le palmarès de l’échec. À lire leurs noms, on comprend que, pour vous la réussite littéraire dissimule souvent l’échec d’une vie. Vous nous livrez ainsi votre panthéon personnel et, au bout du compte, vous vous interrogez autant sur les écrivains que vous aimez tant que sur vous-même. Qu’y a-t-il, au terme d’un parcours de gloire, sinon un homme seul « mourant de soif au bord de la fontaine » ?

Cette empathie pour des hommes dont vous vous sentez proche vous a conduit à la biographie. Celle de Morny d’abord chez qui la bâtardise est pour vous l’élément constitutif de son destin. Celui qui ignore le secret de ses origines est conduit à inventer sa famille, renouant ainsi avec l’enfance. Quel enfant ne s’est, à un moment ou à un autre, imaginé une famille différente de la sienne, idéale, échappant ainsi au réel ? Ce rêve des enfants leur tient lieu de première création artistique. Se noue ainsi le lien qui, pour vous, existe entre l’enfant et l’artiste. Tous deux doivent rompre avec la famille. Tel fut le cas de Morny, qui inspira tant de romanciers – Balzac, Zola, Daudet – et à propos de qui vous montrez bien que l’absence de toute conscience de la légalité plonge ses racines dans le sentiment d’illégitimité de l’enfance dont sa vie fut marquée. Cet ambitieux qui cumula tant de réussites reste, au bout du compte, un homme blessé qui jamais n’oubliera la honte d’une origine obscure.

Morny vous a attiré parce qu’il est l’un de ces vaincus de la vie qui jalonnent votre œuvre ; il en va de même du cardinal de Bernis qui vous a offert l’occasion de vous plonger enfin dans votre cher XVIIIe siècle, de vous pencher sur un destin éminemment romanesque et surtout sur une quête effrénée du bonheur. Morny et Bernis, tous deux fort ambitieux, ont eu pour aspiration première, plus encore que le goût du pouvoir, la volonté d’être heureux. L’un et l’autre y échouèrent, comme tous les héros de vos romans.

Justement, le monde où évoluent vos personnages mérite que l’on s’y arrête. Vous avez commencé à écrire en un temps où le roman se voulait plutôt peinture d’une société difficile, dominée par la lutte pour la vie, une réalité grise qui atteint souvent au sordide. Rien de cela chez vous : tous vos héros sont beaux, jeunes, riches et en apparence heureux. Ils évoluent dans un univers de grands hôtels, de belles villas, de châteaux mystérieux peuplés de maîtres d’hôtel et de servantes en tablier et bonnet blancs. Paul Morand vous reconnaîtrait pour l’un des siens. Loin de moi l’idée de vous faire reproche d’un univers aussi plaisant, si propice, en apparence, au bonheur, mais qui dissimule des âmes blessées. Je trouve plutôt heureux, pour ma part, que vous ne confondiez pas la littérature avec un cours d’histoire sociale et n’éprouviez pas le besoin de verser dans le misérabilisme. Plus s’éloigne de notre fin de siècle le temps de la facilité de vivre, plus il est bon qu’un écrivain le réinvente et nous en fasse don.

Pour autant vous n’ignorez pas la vie réelle et vous avez consacré du temps et de l’attention à un homme misérable, tout à l’opposé de vos personnages de roman, un jardinier maghrébin accusé de meurtre et dont vous avez inlassablement clamé l’innocence, Omar Raddad. Vous avez affirmé avec force votre conviction qu’il est une véritable justice, transcendant celle des institutions et qu’il faut opposer, le cas échéant, à la justice rendue au nom de la société. Vous êtes ici un disciple de Tolstoï, indigné comme lui à l’idée que l’on puisse placer l’ordre au-dessus de la justice, affirmant qu’entre un désordre et une injustice vous choisissez et choisirez toujours le premier terme de l’alternative. Ce combat, vous en avez gagné une première étape. N’est-ce pas pour vous l’occasion de constater que la littérature qui est, vous le dites souvent, une aventure, un rêve, peut aussi s’inscrire parfois dans la réalité de la manière la plus efficace ?

Le monde de vos écrits, notre siècle peint par vous aux couleurs des « années folles », celui aussi qui vous hante depuis toujours, le XVIIIe, sont fort loin du Moyen Âge dont votre prédécesseur, Georges Duby, a été l’inoubliable historien. Il a non seulement renouvelé l’histoire des sociétés médiévales, mais jeté sur elles un regard si neuf que, grâce à lui, nous avons soudain découvert avec émerveillement que cet âge abusivement tenu pour celui de l’obscurité fut un temps de lumière. Nous lui devons d’avoir compris qu’autour des bâtisseurs de cathédrales, c’est la Nation qui se forgeait. Nous lui devons la révélation des origines médiévales de l’Europe, qui plonge ses racines dans la communauté de la culture. Le monastère, la cathédrale, le palais : voilà en effet les lieux de naissance de l’Europe qui parachève aujourd’hui son unité. Si les ouvrages de Georges Duby donnent vie à la société du Moyen Âge, s’ils ressuscitent de manière si convaincante la chevalerie, les paysans, les villes qui s’éveillent, c’est certes qu’ils reposent sur une méthode scientifique novatrice, mais aussi qu’ils sont l’œuvre d’un très grand écrivain. L’époque que vous décrivez vous sépare à tous égards de ce prédécesseur dont le souvenir, ne serait-ce que par la relecture régulière de son œuvre, ne nous quittera pas. Mais vous avez tous deux en commun l’amour de la peinture. Georges Duby a été sa vie durant fasciné par les peintres. Le regard qu’il portait sur l’art médiéval, sur les cathédrales et les monastères, et dont il gratifiait aussi ses peintres préférés, témoigne de la soif d’absolu qui l’habitait et qu’exprime si bien l’ardente intelligence de son œuvre.

Le moment de conclure est venu. C’est à Degas, qui pesa si fortement sur votre jeunesse et y sema probablement un certain goût du malheur, que je veux en appeler pour le faire. N’avait-il pas pour habitude de saluer la réussite d’autrui par ces mots méprisants : « Il est arrivé, mais dans quel état ! » Monsieur, vous démentez Degas : certes vous voici arrivé, à ce qui fut le rêve de votre jeunesse, à être un membre à part entière – choyé, reconnu, aimé – de la famille littéraire. Vous y êtes arrivé, mais en fort bon état. C’est pour cela que je peux aujourd’hui vous dire avec amitié : soyez le bienvenu dans notre Compagnie.