Enfin Corneille vint.... Séance publique annuelle

Le 1 décembre 2005

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

Enfin Corneille vint…

 

Mesdames, Messieurs de l’Académie,

« La langue française restait à jamais dans la médiocrité, sans un de ces génies faits pour changer et élever l’esprit de toute une nation. C’est le plus grand de nos académiciens, c’est Corneille seul qui commença à faire respecter notre langue des étrangers, précisément dans le temps que le Cardinal de Richelieu commençait à faire respecter la couronne. L’un et l’autre portèrent notre gloire dans l’Europe. »

C’est Voltaire qui, prenant séance à l’Académie, rendit ainsi hommage à Corneille.

Le quatrième centenaire de la naissance de Corneille sera célébré en 2006. En ces temps où l’Académie déplore que la langue française soit malmenée par ceux dont elle est le bien le plus précieux et menacée dans son influence extérieure, évoquer sous la Coupole celui qui en porta la gloire dans toute l’Europe, n’est-ce pas la meilleure manière de dire notre foi dans l’immortalité de la langue française et de son génie ?

Peut-on parler de Corneille brièvement ? Son neveu, Fontenelle, qui fut aussi son premier biographe, a écrit : « Il avait l’air fort simple et fort commun, toujours négligé et peu curieux de son extérieur : il parlait peu… pour trouver le Grand Corneille il faut le lire. »

Suivons Fontenelle, abandonnons l’homme pour l’œuvre grâce à laquelle il fut considéré en son temps comme l’un des quatre plus grands poètes de l’humanité, avec Homère, Virgile et le Tasse.

De cette œuvre immense, retenons trois versants, les comédies, symboles d’une jeunesse éblouissante et fantasque, Le Cid et la rencontre avec l’Académie ; enfin, Polyeucte et le grand poète chrétien.

En 1630, la France sortait de la guerre civile et des conjurations. Le sentiment de paix l’emportait, même si la paix extérieure devait se faire attendre jusqu’au traité des Pyrénées. À la cour, un jeune roi, une jeune reine représentaient une nouvelle génération avide de vivre et de s’amuser. C’est le triomphe de la jeunesse. C’est alors qu’au cœur du Marais, au Jeu de paume, la troupe de Mondory, rivale de l’hôtel de Bourgogne, présenta une comédie, Mélite, dont le succès fut immédiat. L’auteur en était un jeune inconnu de vingt-trois ans, Pierre Corneille. Ses portraits ont fixé l’image d’un homme âgé, sévère. Mais le Corneille que Paris découvre alors incarne la jeunesse, la fantaisie ; il apporte sur scène un univers irréel où le romanesque n’obéit ni aux règles, ni à la vraisemblance, mais enchante le spectateur. Comme toutes les pièces de ce temps, Mélite est une pastorale mais, et c’est là sa nouveauté, Corneille l’a transposée en ville, et l’a dotée d’un langage moderne, celui des « honnêtes gens » dira Fontenelle, c’est-à-dire la langue de la jeunesse de cour. L’intrigue en est compliquée. Un prétendant dédaigné montre à son rival heureux de fausses lettres de sa bien-aimée. Cet artifice entraîne une série de catastrophes et, croit-on, la mort des héros. Mais ce n’est qu’apparence. Par un heureux retournement, tout finit par un double mariage. Mélite consacre le triomphe de l’amour et la magie de la présence, constante chez Corneille, écrit Jean Starobinski. Quand Mélite paraît à sa fenêtre, Tircis, jusqu’alors indifférent et attaché à sa liberté, succombe à l’éblouissement. Dès lors ce couple surmontera toutes les épreuves qui menaçaient de tourner en tragédie. Mélite et Tircis forment le premier couple d’élus de l’amour, dont Marc Fumaroli a superbement montré qu’il est au cœur de toute l’œuvre de Corneille. Le couple, élu en vertu d’une grâce amoureuse réservée aux grandes âmes, domine toutes les épreuves, alors que ceux qui n’ont pas cette grâce sont expulsés du paradis pastoral. Ainsi la comédie légère laisse-t-elle entrevoir, derrière les illuminations du bonheur, un monde plus grave, celui des échecs et du malheur.

Novice dans l’art de la comédie, Corneille fut accusé d’en ignorer les règles : « Je ne savais pas alors qu’il y en eût » reconnaît-il, mais il décide aussitôt de s’y conformer et « d’écrire une pièce régulière en vingt-quatre heures, pleine d’incidents, dans un style plus élevé et, conclut-il, j’y réussis parfaitement ».

Cette réussite, c’est Clitandre, sa deuxième pièce, qui rassemble dans le temps imposé l’action la plus confuse que l’on puisse imaginer. On ne peut résumer en quelques phrases les intrigues extravagantes qui se nouent autour du couple élu Caliste-Rosidor entouré de rivaux, Clitandre amoureux de Caliste et Doris de Rosidor, dont le couple élu triomphera finalement. Rien ne manque ici : duels, flots de sang, enlèvements, viol, œil crevé, supplices, assassinats. La pièce est un mélodrame de cape et d’épée où les héros se déguisent en bergers, se dupent, se confondent les uns les autres et s’entretuent sans retenue. Corneille avouait que, si le spectateur manquait un instant d’attention, il risquait fort d’y perdre l’intelligence de la suite. Pour Voltaire, cette pièce était un mélange de pastorale et de tragédie de Shakespeare mais, concluait-il, Shakespeare ne lasse jamais le spectateur, alors que Clitandre le fait périr d’ennui. Propos fort injuste. Si les spectateurs pouvaient se perdre dans ces rebondissements invraisemblables, ils ont sans doute regardé Clitandre avec la passion angoissée de nos contemporains pour les films d’un Alfred Hitchcock.

Avec La Veuve, Corneille négligea une fois encore la règle des vingt-quatre heures. Les cinq actes de la pièce se déroulent en cinq journées. Ici encore le couple élu Clarice-Philiste est victime d’innombrables déboires, dont un enlèvement organisé par l’imposteur Alcidon, assisté d’une nourrice truculente et fourbe, rôle joué par un homme ; mais pour finir tout s’arrange. On cria au chef-d’œuvre. Et tout Paris répéta après Mairet :

 

Oh Dieu que ta Clarice est belle

Et que de veuves à Paris

Souhaiteraient d’être comme elle

Pour ne pas manquer de maris.

Dans cette pièce moins haute en couleurs, moins ponctuée peut-être de coups d’éclat que Clitandre, un ton nouveau se fait entendre, une certaine mélancolie, l’accent mis sur les amants malheureux. Les peines personnelles de Corneille, séparé de son amour de jeunesse par des considérations matérielles, planent sur cette comédie où le thème de l’inégalité des fortunes sous-tend l’action. Deux vers dits par la mère de Philiste font écho à l’amertume du poète :

Le bien en ce siècle est une grande douceur

Étant riche on est tout.

Trois comédies encore, La Galerie du palais, La Suivante, La Place Royale, accentuent un ton grinçant qui altère progressivement l’harmonie de l’univers pastoral. L’argent, l’inconstance, les jeux de la coquetterie troublent l’amour et menacent, voire condamnent, le bonheur des élus. Marivaux perce déjà dans ces pièces et le romanesque y dissimule une certaine dureté.

L’Illusion comique, que Corneille qualifiait d’« étrange monstre », annonce la manière de Pirandello. Trois pièces s’y imbriquent. Pridamant recherche désespérément son fils Clindor qui a disparu. Le magicien Alcandre va lui montrer ses aventures sur un écran d’ombres où surgissent des fantômes. Clindor y apparaît en compagnie d’un spadassin burlesque, vantard et poltron, Matamore. Soudain, le spectacle tourne au drame. Florilame, mari jaloux de Rosine, poignarde Clindor, fait assassiner sa femme, qui voulait séduire Clindor, tandis qu’Isabelle, épouse de ce dernier, succombe au désespoir. Fou de douleur, le père sanglote. Mais le magicien fait éclater la vérité. Ce que Primadant a cru voir n’était qu’une pièce jouée par son fils devenu comédien. Ces trois pièces emboîtées, théâtre dans le théâtre, constituent une féerie d’une fantaisie et d’une grâce ravissantes. Certes Matamore est ridicule, il n’en préfigure pas moins des héros cornéliens mi-sublimes, mi-comiques, tels don Diègue et le vieil Horace. Et peut-être aussi don César de Bazan, car Victor Hugo admirait Corneille.

Toutes ces comédies ont reflété l’atmosphère de paix civile qui régnait en France sous Louis XIII, et la vie de Paris marquée par la joie de vivre et l’insouciance. Le théâtre de Corneille, applaudi par une jeunesse fougueuse, a surtout reçu le soutien de l’hôtel de Rambouillet, c’est-à-dire celui des femmes de qualité, qui pour la première fois ont osé se rendre au spectacle. Ce sont elles qui ont assuré son succès.

Mais en 1636 la paix s’effrite. Les croquants soulèvent le Périgord. Et les Habsbourg prétendent dominer l’Europe. Les partis se mobilisent alors pour ou contre les choix politiques de Richelieu. Parti espagnol rassemblé autour de la reine, fille d’Espagne ; parti d’opposition à l’Espagne. Les grands se dressent contre Richelieu, qui veut renforcer l’État. C’est dans cette atmosphère plus tendue que l’on joue Le Cid en janvier 1637. Le triomphe de la pièce fut immédiat. Tant de spectateurs s’y pressaient qu’il fallut, contre tous les usages, les placer dans tous les recoins du théâtre et même sur la scène. Nul besoin de raconter Le Cid, mais il faut dire comment il fut entendu par les spectateurs de ce temps. Le Cid est d’abord le choc de deux temps historiques et de deux générations. Le couple Chimène-Rodrigue incarne la jeunesse de l’époque de Louis XIII. En face de ce couple élu se dressent les guerriers du temps d’Henri IV qui, au nom des services rendus, prétendent imposer leur autorité à leurs enfants, mais aussi au roi. Conflit du père et du fils : don Diègue exige de Rodrigue qu’il fasse sienne sa querelle et remplisse un devoir barbare : « meurs ou tue » ; l’injonction est inacceptable à une génération qui a connu la paix. Le Cid montre aussi l’arrogance des Grands à l’égard du roi. À don Arias qui lui oppose le pouvoir du souverain, le comte crie son dédain « d’un sceptre qui sans moi tomberait de ses mains ». Et il affirme : « Désobéir un peu n’est pas un si grand crime. » En tuant le père de Chimène, c’est le roi que Rodrigue débarrasse en dernier ressort d’un Grand bien encombrant. Et l’on comprend que le roi mette peu d’empressement à satisfaire l’appel à la justice de Chimène, elle-même déchirée entre ce que lui commande la décence et son amour pour Rodrigue. Le roi et Chimène se jouent ainsi à l’intérieur de la pièce une comédie des apparences. Dans leur dialogue tout sonne faux, la rigueur du roi et les cris de Chimène. Le Cid pose aussi la question espagnole qui vient de ressurgir ; les Espagnols ont menacé Paris. Le récit par Rodrigue de sa victoire sur les Maures ne fait-il pas écho aux récits de la reprise de Corbie ? Et les spectateurs de s’interroger. Cette pièce serait-elle à la gloire de l’Espagne dont elle présente une image éblouissante ? Ou des vainqueurs de Corbie ? Le théâtre français a toujours été séduit par l’Espagne, une Espagne joyeuse, ponctuée de chants d’amour et de combats, royaume de la jeunesse et d’une certaine folie. On retrouvera cette fascination chez Victor Hugo et chez Paul Claudel.

Le Cid clôt le cycle des œuvres de jeunesse de Corneille, dont il reprend tous les thèmes. L’amour est le véritable moteur de la pièce, mais il ne triomphe qu’au prix d’une victoire totale du héros dans l’épreuve qu’il a dû affronter. Le bonheur de Chimène et de Rodrigue dépend de l’héroïsme de ce dernier qui, en triomphant, réconcilie deux ordres, celui de l’amour, celui de la loi et de la cité. C’est dire que Corneille n’ébranlait pas, loin de là, l’ordre établi. Et pourtant, dans la querelle qui naît en 1637, l’ordre public et la morale au théâtre lui seront opposés. Scudéry, auteur moins heureux que Corneille, jaloux de son immense succès, lança le débat. Il accusa Corneille de plagiat, grief étrange en un temps où tout auteur pillait sans scrupule les œuvres du passé ou des étrangers. Il brandit l’irrespect des règles. Certes, vingt-quatre heures ne pouvaient enserrer toute l’action du Cid. Mais Balzac, farouche partisan de Corneille, écrira à Scudéry dans une lettre dont tout Paris s’enchanta : « Considérez Monsieur que toute la France entre en cause avec lui. C’est quelque chose de plus que d’avoir fait une pièce régulière. »

Les critiques portaient aussi sur le fond. Peut-on tout dire au théâtre ? Les mauvais exemples ne sont-ils pas contagieux ? A-t-on le droit de divertir au récit de monstruosités ? Le poète ne doit-il pas sacrifier le vrai à la vraisemblance ? Et Chimène, fille dénaturée, impudique, n’était-elle pas un personnage trop détestable pour être proposée aux applaudissements du public ?

Scudéry en appela à l’Académie, lui demandant d’être le tribunal d’un étrange procès. Tâche inattendue et embarrassante pour la Compagnie tout juste fondée par Richelieu. Ses statuts ne lui permettaient de juger d’un ouvrage qu’avec l’accord de l’auteur. Corneille y consentit du bout des lèvres, laissant entendre qu’il se soumettait à une volonté supérieure à la sienne, supérieure aussi à celle de l’Académie. Celle de Richelieu, pensait-il. Pressée de juger, l’Académie réagit par un texte intitulé Sentiments de l’Académie française sur le Cid, dont Sainte-Beuve écrira dans les Nouveaux Lundis que, placés entre le Cardinal qui distribuait des pensions et le public qui donne la considération, les académiciens s’en tirèrent dignement : « Le jugement de l’Académie, écrit-il, fut très supérieur aux pamphlets consacrés au Cid. »

Voltaire puis Sainte-Beuve se sont interrogés sur les sentiments du Cardinal dans ce conflit. Pellisson, premier historien de l’Académie, évoqua une jalousie d’auteur et Fontenelle écrivait : « Quand Le Cid parut, le Cardinal en fut aussi alarmé que s’il avait vu les Espagnols devant Paris. » Corneille crut certes à l’hostilité du Cardinal, bien qu’il fût pensionné par lui et que son anoblissement, coïncidant avec le triomphe du Cid, ait probablement été approuvé par lui. Mais lorsque le débat sortit des limites de la bienséance, c’est de Richelieu que viendra le coup d’arrêt. Plutôt que de l’imaginer jaloux des succès du poète, mieux vaut avec Voltaire retenir des raisons politiques. L’autorité de l’Académie naissante d’abord. Le Cardinal l’avait fondée et, en lui confiant le soin d’arbitrer une querelle littéraire qui faisait grand bruit, il consacrait son magistère dans le domaine de l’esprit. La question espagnole mérite aussi de figurer dans ces explications. Richelieu a pu s’alarmer de voir le parti espagnol applaudir bruyamment Le Cid, saluer en Rodrigue une incarnation de l’héroïsme castillan, autant d’hommages rendus à l’Espagne et à la reine de France, autour de laquelle se rassemblaient tous ses adversaires. Corneille livra son sentiment sur cette affaire dans l’épître dédicatoire de La Suivante :

« Le premier but du théâtre, écrit-il, est de plaire à la Cour et au peuple et non aux grands ministres et aux académiciens. »

La querelle s’éteignait. Mais Corneille attendra que le Cardinal eût disparu pour faire la paix avec l’Académie. Auréolé du succès du Cid puis d’Horace et de Cinna, il y posa alors sa candidature. L’Académie fut-elle effrayée de cette gloire qui risquait d’éclipser celle de nombre de ses membres ? Battu à deux reprises par d’insignifiants rivaux, Corneille fut élu triomphalement en 1647. Il avait alors quarante et un ans et, pendant trente-sept ans, il participa très activement aux travaux de la Compagnie, dont il devint doyen d’élection.

Le Cid fut à la fois l’apogée de la jeunesse de Corneille et l’adieu à cette jeunesse placée sous le signe de la fantaisie et de la féerie. Il se tourne ensuite vers l’histoire romaine, se soumet aux règles et invente le héros cornélien. Horace, Cinna transfèrent la pastorale à Rome et mêlent le royaume politique à celui de l’amour. Puis vient Polyeucte. Corneille ajoute alors à son œuvre une nouvelle dimension, celle du mystère chrétien.

Polyeucte fut représenté cinq ans après Le Cid. Lue d’abord à l’hôtel de Rambouillet, la pièce y fut applaudie. Mais « ce tribunal des affaires d’esprit », comme on l’appelait, manifesta aussi des réserves, que Voiture exposa à Corneille : « Le christianisme en a fort déplu. » Le « théâtre de dévotion » était pourtant fort en vogue. Fontenelle et après lui Voltaire ont imputé les critiques de l’hôtel de Rambouillet à l’épisode des idoles brisées. La destruction des idoles, interdites par des évêques, n’était-elle pas un défi à l’ordre et aux lois ? Trois siècles plus tard, Paul Claudel écrira : « Polyeucte n’est qu’un fier-à-bras grotesque et ce n’est pas avec des tirades et des rodomontades imbéciles qu’on affronte l’enfer. »

La pièce se situe pourtant, comme l’a montré Marc Fumaroli, dans la continuité de la vision cornélienne du couple. « La pièce commence, écrit-il, comme La Place Royale, et par où finissait Cinna, le bonheur de deux élus, Polyeucte et Pauline, au sein de la Pax Romana. » Pauline conserve certes le souvenir nostalgique de Sévère, qu’elle avait aimé à Rome, et que son père, Félix, avait refusé en raison de son peu de fortune. Converti au christianisme par son ami Néarque, Polyeucte est saisi d’un élan qui le conduit à vouloir tout briser, les idoles de la religion officielle de Rome et son bonheur avec Pauline. Péguy, à qui l’on doit une magnifique analyse de la pièce, a montré qu’elle prend appui sur l’œuvre antérieure de Corneille, Le Cid, Horace, Cinna. Comme le Cid, Polyeucte incarne la jeunesse, la chevalerie, mais une chevalerie de la sainteté. Comme Horace qui a mis son héroïsme au service de la cité romaine, Polyeucte sert la cité, mais la sienne est spirituelle, éternelle, c’est la cité de Dieu. Comme Cinna, il revendique la grandeur de Rome, d’une Rome pacifiée, fondée sur le droit, la loi et la clémence d’Auguste, cette Rome que Sévère incarne mais à laquelle Polyeucte oppose la loi du Christ. Polyeucte est une pièce chrétienne, dominée par la grâce qui accompagne le héros jusqu’au terme de son existence et au-delà, puisque cette grâce ira aussi à Pauline. Polyeucte est, Péguy l’a écrit, un drame chrétien par la place qu’y tient la grâce. Mais aussi parce que la pièce est centrée sur l’amour conjugal, sur le mariage, symbole de l’union de l’âme chrétienne à Dieu. Pauline, dont l’amour rayonne, que Polyeucte a repoussée au nom d’un amour plus haut, annonce les héroïnes de Claudel, Marthe, Sygne de Coufontaine et dona Prouhèze. Avec la grâce et le mariage, la troisième composante de cette pièce chrétienne est l’intercession et la communion des saints. L’Église, même inscrite dans le temps et dans l’espace, est une communauté spirituelle qui rassemble les siens. Elle est Église militante, celle de la terre où les fidèles doivent faire leur salut. Le baptême y a fait entrer Polyeucte. Elle est Église souffrante, elle est surtout Église triomphante pour ses membres entrés dans la possession divine. Polyeucte martyr entre dans l’Église triomphante purifié par ses souffrances et, par là, il peut intercéder pour celle qu’il aime. Dans l’enthousiasme de la conversion, il avait d’abord oublié Pauline et l’avait confiée à Sévère. Mais l’amour conjugal l’emportant, il veut partager son bonheur avec elle, dans la gloire de Dieu. Toute la portée spirituelle de la pièce est inscrite dans sa prière à Pauline :

Mais si, dans ce séjour de gloire et de lumière,

Ce Dieu tout juste et bon peut souffrir ma prière,

S’il y daigne écouter un conjugal amour,

Sur votre aveuglement il répandra le jour.

Seigneur, de vos bontés il faut que je l’obtienne,

Elle a trop de vertu pour n’être pas chrétienne.

Écoutons encore Péguy :

« Ce qui fait la grandeur de cette prière et de cette intercession… c’est qu’au premier plan elle est d’abord une prière ordinaire… La prière d’un mari chrétien pour sa femme infidèle… et au deuxième degré, il prie déjà pour sa femme comme un martyr dans le ciel prie pour sa femme restée sur la terre. Comme tous ceux qui sont partis, comme tous ceux qui sont arrivés prient pour tous ceux qui sont restés. C’est l’office de saint Polyeucte… C’est l’Église triomphante qui prie pour toute l’Église militante et pour l’Église souffrante. »

Le couple, séparé sur terre, va se reconstituer en Dieu dans une nouvelle cité qui, par la grâce, inclut tous ceux que la communion des saints, leur intercession va sauver. Les mérites de Polyeucte assurent le salut de Pauline, mais aussi celui de Félix et bientôt, peut-on imaginer, de Sévère.

Le public ne partagea pas les réserves de l’hôtel de Rambouillet et son enthousiasme assura à la pièce un succès durable. Voltaire en conclut que l’assemblée de l’hôtel de Rambouillet, comme les censeurs du Cid, s’était reposée sur la raison pour juger Polyeucte alors que le public cédait au sentiment, à l’émotion, à la joie de retrouver l’univers chrétien qui lui était familier.

En 1650, Corneille, au sommet de la gloire, subit pour la première fois un échec. Pertharite ne sera représentée que deux fois. Les difficultés matérielles s’accumulent aussi. La Fronde le prive de sa charge de procureur des États de Normandie et de la pension que lui versait Mazarin. Il s’enferme alors pendant sept ans dans le silence pour se consacrer à la traduction de l’Imitation de Jésus-Christ. Il traduit aussi l’Office de la Sainte Vierge et quelques poésies latines que l’on chante dans les églises. Si elle est la part oubliée de son œuvre, l’Imitation parachève un portrait de Corneille qui, dans un itinéraire allant de Polyeucte aux traductions et aux prières qu’il compose pour dire sa foi, s’impose comme le grand poète chrétien des lettres classiques.

Après cette période de retraite, il reviendra encore au théâtre, mais il doit alors partager le succès : avec son frère Thomas d’abord, auteur d’innombrables pièces auxquelles on fit l’accueil que connut Corneille le Grand jusqu’à Polyeucte ; et surtout avec son véritable rival, Racine, dont la gloire paraît soudain obscurcir la sienne. Pourtant c’est à Racine qu’il faut emprunter l’ultime jugement sur l’apport de Corneille aux lettres françaises. Recevant son frère Thomas, élu à l’Académie, au xive fauteuil que Corneille avait occupé, il lui dit :

« Vous savez en quel état se trouvait la scène française lorsqu’il commença à travailler, quel désordre… Les auteurs aussi ignorants que les spectateurs. La plupart des sujets extravagants et dénués de vraisemblance, point de mœurs, point de caractères… Inspiré d’un génie extraordinaire et aidé de la lecture des anciens, il fit voir sur la scène la raison, mais la raison accompagnée de toute la pompe, de tous les ornements dont notre langue est capable. Il accorda heureusement le vraisemblable et le merveilleux. »

Racine a tout dit. Corneille, le plus grand des classiques, fit naître un nouveau théâtre. Il sut dire dans une langue éblouissante le réel ; mais il fit aussi surgir la légende derrière l’apparence des choses, conviant les spectateurs à discerner les signes mystérieux dont l’univers était rempli. La fusion du vraisemblable et du merveilleux, c’est là tout Corneille, c’est la révolution que lui doit le théâtre classique. Peut-on mieux conclure qu’en pastichant Boileau : « Enfin Corneille vint… » ?