Réponse au discours de réception de M. Michel Zink

Le 18 octobre 2018

Michael EDWARDS

RÉPONSE

de

Sir Michael EDWARDS

au discours

de

M. Michel ZINK

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Monsieur,

cher Michel Zink,

 

Ce n’est pas la première fois que vous entrez sous la Coupole vêtu de gloire et de l’habit vert. Secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, vous avez déjà descendu les marches du destin, devant les tambours et les sabres au clair, vers ce lieu fabuleux où, déesse de la pensée, des lettres, des arts, Minerve nous contemple.

Ce jour est néanmoins pour vous, pour votre famille et vos amis, un jour faste, un jour nouveau. Vous avez voulu davantage ; vous voilà dans l’illustre Compagnie.

Est-ce pour nous aussi un jour mémorable ? Médiéviste, vous vous excusez de revenir toujours, lors de discussions plus générales, à votre « petit pré carré ». Cependant, vous nous rappelez vous-même que les littératures françaises du Moyen Âge fleurirent pendant quatre ou cinq siècles – l’équivalent d’une époque allant de Montaigne à nous. Votre petit carré se révèle plutôt vaste. Vous venez d’une autre Académie, d’une société savante où, éminent lettré, vous avez pleinement votre place. Vous dominez les études de la littérature médiévale, comme il n’a été donné de le faire jusqu’ici qu’à vos deux grands prédécesseurs au Collège de France et chez nous, Gaston Paris et Joseph Bédier. Avons-nous donc élu un « spécialiste » ? Non, car on pourrait dire de vous ce que vous dites d’Adam de Perseigne à propos d’un poème-commentaire du xiie siècle qui lui est attribué : que ce poème manifeste des connaissances « étendues, maîtrisées et réfléchies ». Réfléchies, voilà le mot-clé : votre érudition et votre mémoire ne monopolisent pas votre esprit, car vous aimez surtout réfléchir.

Dans tous vos livres, vous tentez de discerner le sens en soi et la signification pour nous du sujet que vous abordez. Si vos vingt années de cours au Collège de France et l’abondance de vos livres témoignent de votre ambition de tout savoir dans votre domaine, elles montrent aussi que les œuvres du Moyen Âge vous permettent d’explorer certaines idées importantes, comme la nature, l’amour, la conversion, l’humiliation. Vous apportez à ce que vous étudiez votre manière de voir les choses, et, pour anticiper, ce que vous êtes : une intelligence et une sensibilité chrétiennes.

Mais j’oublie l’essentiel : vous êtes amusant. Comment vous êtes-vous rendu irrésistible à Odile, votre future épouse ? En lui récitant de mémoire tout Bérénice de Racine. Et je vous ai vu moi-même, lors d’un dîner dans un restaurant plutôt smart à l’issue d’un colloque fort sérieux, vous lever de table et chanter, à notre intention et à la surprise des autres clients, « Avanie et framboise », de Boby Lapointe. Je sens qu’avec vous nous n’allons pas nous ennuyer. Par cette heureuse légèreté, qui accompagne très naturellement votre sérieux intellectuel et spirituel, peut-être nous aiderez-vous à changer notre image auprès du public, qui semble nous prendre pour des personnages irrémédiablement solennels.

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Vous êtes né dans notre monde de sang, de peine, de larmes et de sueur, mais également de rires, au moment précis de la victoire des Alliés. C’était le 5 mai 1945, entre la reddition des Allemands à Montgomery le 4 et à Eisenhower le 7. Vous aviez déjà le sens de l’opportunité, du grandiose et du triomphant. Votre famille non plus n’est pas banale. Si vous vous sentez parfaitement français, les trois quarts de vos ancêtres n’étaient ni français ni francophones. Vous avez aussi un nom alsacien. Issu d’une région germanique de la France, vous voici reçu aujourd’hui par un Germain. Vous auriez même préféré qu’on vous appelât Tzinnk, et il faut avouer que Zink semble un tantinet inadapté, une des propriétés de ce métal étant – excusez cette note personnelle – de lutter contre la calvitie.

Votre mère fit ses études en Sorbonne ; vos deux sœurs aînées passèrent par l’École normale supérieure de jeunes filles, boulevard Jourdan, avant de devenir respectivement historienne et mathématicienne. Ce n’est déjà pas si mal. Cependant, la réussite de votre père me touche davantage, cet épanouissement emblématique des IIIe et IVe Républiques que nous affublons du terme horrible d’« ascension sociale » et que nous sommes plusieurs dans cette Académie à avoir connu de près ou de pas si loin. D’une famille paysanne, qui parlait à peine le français, il fréquenta le collège puis le lycée à Strasbourg et, après une seule année d’hypokhâgne, entra à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Professeur d’allemand dans un lycée, il devint par la suite professeur à l’université de Lyon et termina une carrière si improbable au départ à la Sorbonne. Autre clin d’œil du destin : sa thèse portait sur le Moyen Âge.

Vous avez été très tôt initié à la littérature. Votre sœur Anne, plus âgée que vous, racontait au petit Michel de cinq ans les épopées homériques et la littérature du Moyen Âge. Pensait-elle qu’à cet âge si tendre il était bien de vous faire découvrir ces merveilles, même si vous deviez à peine les comprendre ? Mais vous entriez dans le jeu avec une telle aise et aisance qu’un jour vous avez grimpé sur une table en déclamant : « Vous vous souvenez, Messieurs, Mesdames, que nous avons laissé le comte Roland gisant dessous un pin. » La mystérieuse clarté du Moyen Âge et le décalage séduisant de son vocabulaire étaient déjà ancrés en vous. Enfant, vous lisiez beaucoup, et vous reteniez tout. Autre anecdote (rassurez-vous, je ne vais pas tout raconter) : en classe de 10e, la maîtresse a qualifié l’enfant que vous étiez d’« esprit cultivé et fin ». Vous qui déclarez vivre toujours dans votre enfance, vous avez commencé très vite à devenir adulte. Sans doute que les deux phénomènes, heureux et peut-être rares, vont ensemble.

Vous avez continué vos études à Lyon, au lycée du Parc qui figure largement dans votre dernier roman, et l’un de vos condisciples, maintenant grand juriste, raconte qu’un jour vous avez remplacé le professeur de français et fait le cours aussi bien qu’il l’aurait fait lui-même. Vous niez cette histoire. Est-ce votre surmoi qui vous interdit de vous rappeler une prouesse si flatteuse ? Ou vos camarades vous considéraient-ils si compétent qu’une telle substitution devenait possible à imaginer ?

Et c’est ensuite la fusée qui monte tranquillement vers les hauteurs : École normale supérieure, agrégation de lettres classiques où vous êtes reçu premier (what else ?), Sorbonne, Collège de France, Institut de France. Je m’essoufflerais à énumérer les universités du monde entier qui vous ont invité, les responsabilités importantes que l’on vous a confiées, les prix et les distinctions que vous avez reçus. Rien d’étonnant à cela. Dans le domaine des littératures françaises du Moyen Âge vous êtes le maître incontesté. Vous avez fait renaître cette discipline par votre enseignement, vos livres et articles, votre travail éditorial. Vous l’avez renouvelée grâce à votre enthousiasme, vos idées, votre érudition sans faille, et à la formation de nombreux chercheurs. Vous avez créé la célèbre collection « Lettres gothiques », afin d’offrir enfin à tous l’accès aux ouvrages qui ont nourri votre esprit et votre cœur et guidé votre vie.

J’ajoute, pour ceux qui ne le savent pas, que vous connaissez par cœur, grâce à votre mémoire exceptionnelle et difficile à concevoir, une quantité extraordinaire de poèmes et de chansons.

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Car ces littératures ne représentent pas simplement votre métier. Elles exercent sur vous une véritable attirance ; elles ont suscité une sorte de vocation. Et cela dès l’enfance, grâce aux contes et à la poésie des chansons populaires. Vous avez compris plus tard que cette vieille littérature ne vous éloignait pas de la moderne, mais vous permettait de mieux habiter le présent littéraire par la connaissance de ses origines. Et que le Moyen Âge des lettres est source de pensées et de sagesse.

Nous pourrions vous envier votre expertise dans ces littératures et leurs langues, lorsque nous contemplons cette profusion et cette variété de chefs-d’œuvre dont les Français sont fiers à juste titre. Je note en passant que la littérature en langue d’oïl a des liens profonds avec l’Angleterre, par ses thèmes ou par ses lieux de production. Ce qui n’est pas pour me déplaire, au moment du Brexit, puisque ce genre de relations constitue assurément la vraie Europe. Et quel monde immense s’ouvre pour l’imagination ! Les forêts profondes, les châteaux enchantés, les monstres, les demoiselles en détresse, les héros au grand cœur et les amours sans limites que vous évoquez dans votre leçon inaugurale au Collège de France ; les chansons de geste, les romans en vers et en prose, les fabliaux, les trouvères et les troubadours, Roland, Tristan, Lancelot : cette image d’Épinal n’est pas entièrement fausse. Elle charme, elle nous gagne comme un rêve, elle excite l’intellect à s’y aventurer, à comprendre avec précision cet univers étrange sans rien perdre de l’étonnement initial.

Commençons par la poésie, car elle se trouve au cœur de votre travail. Vous écrivez, dans Seuls les enfants savent lire : « J’ai aimé la poésie plus que tout. […] J’ai vécu dans la conviction qu’aucune activité humaine ne l’égale et qu’il n’y a rien au-dessus d’un poète. » Ça, je vous l’accorde sans hésitation ! Et permettez-moi de citer la suite : « J’ai cru l’être moi-même. […] Puis, je me suis découvert mauvais poète. […] Et aujourd’hui, j’ai, certes, l’impression de l’aimer toujours autant et même d’en éprouver autant que jadis le besoin, mais je ne suis plus trop certain de savoir encore ce que j’en attendais alors. Comme le vieux monsieur qui dit : “Je cours toujours après les femmes, mais je ne me rappelle plus pourquoi.” » Passage émouvant, mélancolique, mais qui sourit dans le bon mot de la fin.

Et on devine, en lisant vos travaux les plus savants, que la poésie est un de vos pains quotidiens, que vous vous ressourcez continuellement chez les « anciens poètes de la France » dont vous vous déclarez « l’enfant ». Ce besoin de poésie, cet amour du poème se voient en partie dans le zèle avec lequel vous poursuivez des idées, non pas à travers la poésie mais en son cœur. Vous signalez par exemple que la poésie du Moyen Âge, dont l’originalité peut sembler naître d’elle-même, surtout chez les troubadours, inventeurs de la notion moderne, « romantique » de l’amour comme de la précédence de la femme, que cette poésie nouvelle puise constamment dans la littérature antique, qu’elle « a les yeux fixés sur la latinité ». Mais ceci n’est pas pour vous un simple fait de l’histoire littéraire que le savoir permet de constater. Vous y voyez une forme d’imitation, dont vous dites qu’elle est la « première forme de la conscience de soi dans le miroir d’un modèle ». Formule saisissante, moins inquiétante que l’angoisse de l’influence de Harold Bloom, et moins ténébreuse que le désir mimétique de notre René Girard que vous avez si bien salué. C’est l’autre, admiré, qui nous révèle à nous-même, et non se mirer dans une glace ou, tel un Narcisse rompu au numérique, dans un selfie. Peut-être même, pour être original, faut-il avoir le don de l’imitation. On penserait à Proust, à Joyce. Ou à Racine, qui imitait si bien Euripide qu’il créa un théâtre entièrement différent. L’imitation déclenche l’originalité, comme la traduction la plus fidèle en poésie donne l’occasion d’écrire, dans une autre langue, un poème nouveau.

Oui, Monsieur, au plaisir de vous lire s’ajoute le plaisir d’avoir des idées. Un autre, celui de vous suivre dans le regard attentif que vous portez parfois sur les sons et la syntaxe, sur ces détails techniques qui sont en réalité le cœur battant du poème. Chez les troubadours, vous écoutez dans Peire d’Auvergne, Raimbaut d’Orange, Arnaut Daniel les « grappes de monosyllabes rugueux […] qui écorchent le gosier », et vous revenez souvent à cette écriture bien étrangère à ce qu’un Français de maintenant attend de la poésie. Vous approuvez « la concision abrupte et torturée, le goût des sonorités rugueuses, des consonnes enchevêtrées, de la succession heurtée des monosyllabes ». Vous expliquez cette musique percussive et dense par le désir qu’un tel langage, qui n’est pas un style, atteigne et porte dans son corps « l’impossible effort […] pour unifier les déchirements de la conscience amoureuse… ». La technique du poème en forme et en révèle le sens.

Ce langage, si éloigné de ce que Claudel nomme la « longue coulée mélodique du français », semble prouver, quand on pense aussi à la prononciation de la langue jusqu’au xvie siècle et même au xviie, que les Français ont en quelque sorte voulu que leur langue évolue vers sa musique actuelle. J’ajoute que votre description du langage de certains troubadours rappelle étrangement la poésie des Anglo-Saxons. Je ne parle pas, comme vous pouvez le deviner, des Américains, ou des Néo-Zélandais, mais des anciens envahisseurs germaniques créateurs de la première poésie anglaise. Elle rappelle par certains côtés la poésie anglaise moderne, qui s’écrit dans une langue riche en monosyllabes et à qui ne déplaît pas le choc des consonnes. Vous percevez également chez plusieurs troubadours un regard sensible à l’environnement immédiat : brin d’herbe, fleur solitaire, haie vive, coin de verger, qui correspond lui aussi au regard des poètes anglais, à cette présence de détails qui trouble souvent un lecteur français. Je me plais à imaginer la rencontre d’un troubadour et d’un poète anglais du Moyen Âge, ou de maintenant, leur étonnement, et leur plaisir à si bien s’entendre, à se retrouver si voisins.

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Vous essayez également, en lisant la poésie de cette époque qui semble vous avoir choisi autant que vous-même l’avez choisie, d’en dégager toujours une grande idée, quel que soit le sujet que vous abordez. Vous êtes assisté en cela par votre conviction de l’omniprésence, dans cette poésie, du christianisme. Vous vous êtes même opposé ainsi à l’ensemble de vos confrères qui, depuis la naissance de votre discipline, ont eu à cœur d’isoler une littérature dite profane, la seule intéressante, alors que les historiens du Moyen Âge dans tous les autres domaines : institutions, économie, philosophie, coutumes et autres, reconnaissent qu’il faut tenir compte en premier lieu de la présence de la religion chrétienne. Vous ne prétendez pas que toute la littérature médiévale fût religieuse. Vous affirmez, plus modérément, néanmoins avec une grande hardiesse, qu’il « n’y a pas au Moyen Âge de littérature qui ne se situe au regard de la vie religieuse et de la foi ».

Une des idées qui vous interpelle est celle de la nature, et plus précisément des rapports entre nature et poésie. Vous observez, d’une part, une poésie du cosmos venant de l’Antiquité et que le christianisme avait réinterprétée : la nature serait la création et l’active ouvrière de Dieu, ordonnant « la génération et la corruptibilité auxquelles est soumis le monde créé ». Vous observez d’autre part un phénomène curieux, et qui demeure mystérieux quelle que soit l’explication que l’on en donne : l’évocation d’une saison, habituellement le printemps et sa gaieté, présente au début des chansons des trouvères et des troubadours, commune aux poésies en langue d’oïl et en langue d’oc et se répandant comme un poncif mais animée à chaque fois, malgré les images récurrentes, par l’euphorie de la découverte. Il ne s’agit pas, dites-vous, de la « belle nature » du xviiie siècle, ni de la contemplation du paysage d’un certain romantisme, façons de s’écarter de la nature selon la distance du regard ; plutôt d’une immersion dans la nature des choses proches, dans un continuum, une création où l’on est soi-même créature. Toujours désireux de percevoir un ensemble, vous proposez une réciprocité entre la poésie cosmologique offrant la nature comme le milieu incommensurable auquel l’homme appartient, et la poésie des sensations que les saisons de la nature font naître, laquelle dit de manière plus intime cette même appartenance.

Pour associer le plus étroitement la poésie à la nature vous évoquez le changement, qui forme la nature même de la nature : naissance et mort, croissance et déclin, le temps qui passe, le présent qui n’est plus, disparition et renouvellement. La nature est une vie, un verbe. Cependant, dans les limites (si je les ai bien comprises) de la poétique de l’époque, la poésie se met en rapport avec le changement intrinsèque de la nature par le simple fait qu’elle le décrit. Afin de porter ce changement dans son corps même, de l’incarner en quelque sorte, il serait nécessaire que la poésie participe de ce changement, qu’elle soit surtout un langage qui change ce qu’il nomme. C’est la découverte d’un certain romantisme – comme vous le savez sans doute, car vous savez tout – en l’occurrence de Wordsworth et Coleridge en Angleterre : la poésie recrée le réel, pour notre esprit, grâce au pouvoir et à la fidélité de l’imagination. Elle modifie tout ce qu’elle touche par ses sonorités, ses rythmes, sa syntaxe, son souffle. En France, Mallarmé découvre pour lui-même que dans un poème « la réminiscence de l’objet nommé baigne dans une neuve atmosphère ». La poésie, sous cette perspective, participe de la nouveauté incessante de la réalité. Quand Genius décrit, vers la fin du Roman de la Rose, le « beau parc » qui représente les joies inexprimables du paradis, vous évoquez le « ciel nouveau » et la « terre nouvelle » prédits dans la Bible, l’au-delà de la nature pour laquelle toute la création œuvre déjà. Promesse qui serait, pour quelqu’un ayant la foi chrétienne, la justification de la poésie, sa raison d’être. La poésie travaille le réel comme il se travaille lui-même.

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Une autre idée qui vous attire dans vos lectures du Moyen Âge, c’est l’amour. Là aussi vous poursuivez une vision globale du phénomène. Vous décelez dans la poésie étonnamment neuve des troubadours une synthèse entre l’amour d’une femme et l’amour de Dieu, entre le désir, que Dieu a créé, et le plus haut amour qui nous permet de nous unir à Lui. Alors qu’on demande depuis longtemps d’où pourrait venir, chez les troubadours, cette expérience apparemment inédite de l’amour, cette hantise, poème après poème et d’un poète à l’autre, d’un seul et même sujet, vous vous demandez – en posant une question qui, vous le pensez bien, passionne tout particulièrement un poète – quel serait le lien entre l’invention de l’amour courtois et l’élaboration d’une nouvelle poésie. Qu’est-ce qui unit l’amour et le poème ?

Vous voyez entre eux une identité, ou un rapport de cause à effet. Pour les troubadours, dites-vous, « le meilleur poète est celui qui aime le mieux ». Vous citez Bernard de Ventadour (je donne votre traduction en français moderne) : « Il n’est pas étonnant que je chante / mieux que nul autre chanteur, / car mon cœur m’entraîne plus vers l’amour / et je me soumets mieux à ses commandements. » Mais, vous le sentez certainement, il est au contraire très étonnant de supposer qu’il suffit de mieux aimer pour mieux écrire, comme si une parfaite ordonnance de l’âme garantissait au poète une sensibilité plus fine au langage et à la forme. La vantardise de Bernard doit cacher un sens plus obscur. Vous citez également une autre de ses chansons qui soulève la même incrédulité : « Chanter ne peut guère avoir de valeur / si le chant ne vient pas du fond du cœur. » Est-ce maintenant la sincérité qui produirait la poésie authentique ? Assurément non, et le reste de la strophe, que vous donnez aussi, semble conduire vers une idée plus juste de l’acte poétique : « et le chant ne peut pas venir du fond du cœur / s’il ne renferme pas un amour parfait, venant du cœur. / Là est la supériorité de mon chant : / à la joie d’amour je voue / ma bouche, mes yeux, mon cœur et ma raison ». En cherchant la joie d’amour dans le poème, en sondant en même temps le langage et les sentiments qui arrivent et qui se précisent dans l’acte poétique, il sait que le fait même de définir ainsi ce qu’il ressent lui donne les mots, les sons, les cadences nécessaires, et que l’exactitude rythmique et les nuances sémantiques du nouveau langage qui se crée affinent en retour ce qu’il ressent. Les yeux du poète, son cœur et sa raison, en opérant la genèse du poème, imaginent la femme aimée et lointaine et les émotions et la conduite qu’elle inspire ; la bouche du poète forme à la fois le chant des mots et l’esquisse d’un baiser. Vous citez l’image parfaite de cette activité indissociablement poétique et amoureuse que donne un autre troubadour, Bernart Marti : « Ainsi je vais entrelaçant / les mots et affinant la mélodie : / la langue est entrelacée / dans le baiser. »

Le chant ne vient pas du moi du poète, de l’homme dans ses pensées et ses affections de tous les jours, mais du cœur de celui qu’il devient en écrivant, du moi du poème. Et l’on sent plus généralement le bel et profond artifice de cet amour poétique, par lequel tant de poètes aiment, ou feignent d’aimer, exactement de la même manière et les uns après les autres, une dame lointaine et sévère. L’amour de Jaufré Rudel pour « la comtesse de Tripoli » en est l’expression la plus connue et aussi la plus parlante. Que cette comtesse mystérieuse ait existé ou non, que Jaufré Rudel l’ait vue ou qu’il s’enflamme seulement de son nom, de son idée, cet amour de loin, cet amour de terre lointaine démontre que son exercice de parfaite courtoisie, de révérence à l’égard de ce qui est éblouissant mais hors d’atteinte, couvre une aspiration plus métaphysique, religieuse. Vous trouvez les formules pour le dire : « La parole poétique et l’amour qui se confond avec elle ne se manifestent que par le manque : manque de la parole qui est à la place de ce qu’elle dit, et qui ne dit guère que l’absence de l’absente ; manque du désir qui ne possède pas. » Tout se joue, pour tous les troubadours, dans l’écart douloureux entre « ici » et « là », ou bien, comme le dit Peire d’Auvergne, dans le plaisir et la frustration d’un objet désiré qui apparaît à la fois ici et là-bas, d’une « amour lointaine » et en même temps « voisine » (amor étant au féminin dans le texte). Et dans ce manque se trouve une autre absence. Lorsque Jaufré Rudel évoque Dieu « qui a créé cet amour de loin », l’expression « amour de loin » désigne sûrement la femme désirée, mais il est tentant d’y lire un autre sens : c’est le Dieu Créateur de toutes choses qui créa également l’amour de loin, le désir en nous de l’à peine accessible.

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En vous suivant dans votre élucidation de la poésie médiévale, nous découvrons avec vous que le bonheur est dans le pré carré. Je me rends compte également que notre amitié s’est construite autour de la poésie – de toutes les poésies – puisque nous nous sommes rencontrés dans un colloque d’Yves Bonnefoy sur « la conscience de soi de la poésie », et que nous nous sommes retrouvés dans les autres colloques qui ont suivi, année après année. Nous devons tous les deux beaucoup à cet écrivain d’exception, grand poète, grand homme, et grand initiateur d’amitiés ; trop tôt disparu.

Vous commentez la poésie avec délectation, tout en étant un professionnel du Moyen Âge. Mais ce n’est pas tout, et j’ai laissé pour la fin ce qui va peut-être vous surprendre et certainement vous plaire. La cinquantaine passée, vous avez voulu vous essayer à autre chose qu’à l’exégèse ; vous avez écrit un roman, publié par un autre ami disparu, Bernard de Fallois. Il est vrai qu’à cet âge critique, il vaut mieux commettre un roman que tromper sa femme. Toutefois, vous n’êtes pas sorti de votre pré carré constellé des fleurs du printemps, car Le Tiers d’amour est également un roman médiéval et un roman sur la poésie. Votre héros, Filhol, enfant trouvé, jeune homme passionné de poésie mais incapable d’en écrire, poursuit son destin avec deux autres jeunes gens, en compagnie de troubadours célèbres, entouré d’une myriade de poèmes qu’il chante, qu’il entend, qu’il se remémore. Votre roman est en effet une cascade de citations ; vous nous donnez à lire les poèmes de l’époque tout en suivant le récit et le Bildungsroman de Filhol.

Celui-ci, devenu jongleur dans un château, est persuadé que les poèmes des troubadours qu’il a constamment à l’esprit possèdent un secret, un sens caché. Il cherche à comprendre en même temps un poème de Guiraut de Calanson sur les trois tiers de l’amour et l’éveil de sa propre sensualité. Car votre roman est également, et surtout, un roman d’amour. Filhol saisit à la longue ce dont j’ai déjà parlé à propos de vos ouvrages d’histoire littéraire : le sens caché est à la fois l’amour de Dieu, qui constitue le « tiers suprême » de l’amour, et le fait que le « plus petit tiers d’amour », tel que les troubadours le chantent, n’est ni opposé ni indifférent à ce tiers supérieur, mais qu’il ouvre sur lui. Votre roman est un commentaire étendu du poème de Guiraut de Calanson, mais l’écriture romanesque vous permet d’inclure, par la logique de la narration, les cathares du château de Fanjeaux, ces manichéens qui prétendaient mieux comprendre le christianisme que les Écritures et dont le mépris pour l’amour charnel leur interdisait d’y voir un lien quelconque avec l’amour divin. Le roman vous permet également de faire comprendre à Filhol le passage d’un amour à l’autre par l’épreuve perverse et salutaire que Louve de Pennautier lui fait subir – mais je laisse à vos lecteurs le plaisir d’en découvrir la singularité. En introduisant dans les réflexions d’un autre personnage, Brun de Mons, ce qui vous intéresse dans vos ouvrages universitaires, vous en parlez plus librement. Brun se demande si les poèmes des troubadours offrent vraiment un secret religieux, « ou quelque pauvre et honteux secret enfoui au fond de son ventre, et que seule l’ignorance permet de baptiser amour ». C’est aussi dans la tête de Brun que vous placez des formules qui donnent à réfléchir : le « vide du poème qui est le poème » et le « vide de Dieu qui est Dieu ».

Je retiens surtout du roman cette affirmation : « La poésie a raison contre la raison. » Expression succincte de ce qu’éprouvent beaucoup de lecteurs de poésie, et proposition que, me semble-t-il, la raison admet.

Mais vous ne vous intéressez pas exclusivement à la poésie, cela va de soi, et votre deuxième roman, Déodat ou la transparence, explore sous un angle inattendu le domaine inépuisablement fascinant du Graal. Votre lecteur peut être d’abord déçu, s’il se prépare à trouver le lustre de la Table ronde, l’éclat des chevaliers errants et le mystère du château du Roi Pêcheur. Car vous avez écrit un anti-Graal. Déodat, qui s’attache à Yvain, le chevalier au lion, et qui rencontre Galaad, se demande pourquoi tous ceux qui l’entourent tiennent la quête du Graal comme la quête suprême, alors que ce vaisseau censé contenir le sang du Christ n’apporte rien de plus que ce qui est présent dans l’eucharistie. Il s’indigne du comportement des deux chevaliers les plus prestigieux qui tuent sans cesse leurs semblables : de la « détermination froide » de Galaad et de la « fureur meurtrière » de Perceval. Yvain même, quand on lui explique que la vision du Graal permet à un petit nombre d’élus de connaître certaines paroles secrètes de Jésus, est rebuté par ce faux mystère, par l’idée d’une révélation réservée à un cercle d’initiés.

Et vous allez plus loin. Déodat finit par se méfier de l’idée même d’aventure et des contes que les aventures engendrent. Il en vient à penser que les chevaliers du Graal se perdent dans un monde irréel, dans la narration fabuleusement orchestrée de la recherche d’une ultime révélation, quête illusoire qui les éloigne de la vie réelle. Comme le foyer de toutes ces histoires devient, pour les paysans qu’il rencontre, non pas la vraie ville du roi Arthur mais un « Camaalot de l’au-delà, une capitale de l’ailleurs ». La manière dont il a essayé de comprendre sa propre vie lui semble participer, elle aussi, du leurre du conte.

La quête du Graal représente parfaitement ce leurre. Nous avons besoin de récits afin de ré-imaginer notre monde et notre moi. Le récit présente une cohérence achevée, même s’il s’agit de Candide, ou de Tristram Shandy, ou de L’Innommable, avec commencement, milieu et fin, et une finalité qui peut sembler manquer à la réalité comme à la vie. Chaque évènement raconté a un sens – est une aventure qui, en arrivant à un personnage, paraît lui être envoyée par une réalité veillant sur lui. Dans le récit nous découvrons un univers avec un dessein et un objectif. D’où parfois la confusion volontaire entre le récit et la vie, comme dans La Nausée de Sartre, dont le héros, Roquentin, cherche désespérément des « aventures » capables de le sauver de sa vie de contingences et de le transformer en « héros de roman ». Vous avez vu la quête du Graal sous la même perspective. Vos chevaliers du Moyen Âge sont déjà des don Quichotte, le plus sublime de ces personnages de roman qui aspirent à devenir des personnages de roman, sans la grandeur. Le récit, en tant que récit, est salutaire : il nous parle d’une harmonie que nous n’avons pas et d’une finalité à chercher. Il nous suggère ce qui pourrait être. Il devient dangereux dès que son monde autre nous éloigne de ce qui est.

Déodat apprend à vouloir le contraire du conte : une vie sans histoire et un moi sans éclat. Il choisit de n’être rien, de devenir transparent, tout en rendant les autres opaques par l’attention qu’il leur prête. Ce qui vous donne l’occasion de situer ce désir insolite dans le contexte que vous n’oubliez jamais, en faisant dire à l’ermite qui aide Déodat : « Qui est plus transparent que Dieu ? Mais qui est présent plus que lui ? »

Chacun de ces deux romans raconte le lent apprentissage d’un jeune homme qui parvient à saisir quelque chose des profondeurs du christianisme. Chacun mêle à cette éducation spirituelle un mystère à éclaircir. Vous parlez dans Déodat d’une « enquête » concernant une mort suspecte, d’une investigation qui rappelle le roman policier et qui s’élargit pour inclure les rapports de famille dissimulés de tous les personnages principaux. Vous semblez sentir le besoin, dans tous vos romans, d’introduire ce genre de suspense (vous êtes en bonne compagnie : Simone de Beauvoir conseillait la même chose à Sartre), mais, pas assez captivant, je ne suis pas sûr que cela fonctionne bien. Sauf dans Un portefeuille toulousain, où l’élaboration d’une intrigue compliquée en diable, comme la succession des coupables possibles qui précède la révélation, rappelle l’art d’Agatha Christie.

Cependant, Un portefeuille toulousain n’est pas tout à fait un polar – plutôt un polaroïd. Car derrière l’histoire du portefeuille retrouvé et de la lumière trouble qu’il pourrait jeter, dans la Toulouse des années cinquante, sur certains résistants, se trouve le vrai sujet du roman, qui est l’humiliation. Et cela dès le bref prologue où un « notable », en lançant de façon énigmatique l’intrigue à décrypter, évoque, dans l’angoisse de la honte, les humiliations brutales imposées pendant l’Occupation. Surtout, le récit est ponctué par le journal d’un certain Émilien Rébeyrol, éternel humilié, où le vrai drame se joue. Professeur de troisième convaincu qu’il occupe une place élevée dans la société toulousaine et qu’il est destiné, grâce à son audace intellectuelle, aux plus grands honneurs, il se ridiculise sans cesse et se voit humilié par le manque de respect qui l’entoure. Prétentieux et condescendant, sans une once de connaissance de soi, ne comprenant rien au drame qui se déroule sous ses yeux, on pourrait penser qu’il mérite son humiliation. Mais ne montrez-vous pas que la dérision ou l’agacement des autres personnages, bien que fort compréhensibles, sont injustifiables ? Vous le faites de manière allusive lorsque la propriétaire de son appartement est persuadée que Rébeyrol a surpris ses propos désagréables à son sujet. Vous dites, en vous glissant dans sa conscience : « Elle n’aime pas être blessante. S’il lui arrive de l’être, elle se sent elle-même humiliée. » Vous impliquez ainsi le lecteur. Lui aussi se moque de Rébeyrol, se croyant un esprit supérieur par la facilité avec laquelle il comprend votre satire. Vous vous êtes demandé, plus tard, dans votre étude récente de l’humiliation au Moyen Âge, si une petite humiliation n’est pas pire qu’une grande violence, et vous vous affligez de la minime humiliation sournoise que chacun « subit et inflige tour à tour ». En un sens, votre roman présente mieux l’humiliation que votre étude, parce qu’on la voit infligée et subie, page après page, et parce que vos lecteurs sont amenés à s’interroger sur leurs propres réactions.

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Après ces trois romans, de forme intéressante, avec deux protagonistes qui reçoivent une éducation sentimentale ou spirituelle et un troisième fermé à toute éducation du moi, je pourrais continuer, mais votre œuvre n’étant pas terminée – on est si jeune à soixante-treize ans ! – il ne s’agit pas de faire un portrait exhaustif.

Il est évident, du reste, que vous avez un passé très riche. Et l’avenir ? Je constate deux choses. Votre dernier livre est un roman, Bérets noirs, bérets rouges, et dans votre livre professionnel le plus récent, L’Humiliation, le Moyen Âge et nous, vous parlez de façon plus personnelle, le penseur en vous s’affranchit de l’universitaire et de son métier. Qui sait quelles nouvelles voies s’ouvrent devant vous ? Vous évoquez, dans Le Tiers d’amour, en pensant à vous-même, « ceux qui ont grandi et vieilli sans sortir de l’enfance ». Vous affirmez dans ce même roman qu’on « entre toujours dans la vie adulte marqué à l’excès par quelque détail de son enfance ». Je peux confirmer cette assertion à première vue surprenante ; on se demande quel était pour vous ce détail. Est-ce votre enfance retrouvée à volonté qui vous guidera dans d’autres directions ?

Monsieur, votre carrière jusqu’ici donne le vertige. École normale supérieure, Sorbonne, Collège de France, Institut, un Secrétariat perpétuel et maintenant Académie française. Il ne vous manque que des funérailles nationales, mais, de grâce, prenez votre temps ! Du travail vous attend chez nous. Vous qui connaissez les débuts et le premier épanouissement de la langue française, vous êtes bien placé pour nous épauler dans la mission que nous confia le cardinal de Richelieu. Vous pourrez nous aider à défendre cette langue menacée moins de l’extérieur, par les perfides Anglo-Saxons, que de l’intérieur, par les Français infidèles au bon usage, et souvent insensibles à ce qui nous mobilise encore plus : le bel usage du français et son enrichissement continu.

Vous avez présenté ma candidature au Collège de France – vous m’avez « cornaqué », mot que vous m’avez appris –, et c’est moi qui ai l’honneur et le grand plaisir de vous recevoir à l’Académie. En ce jour mémorable, les cloches ne sonnent pas dans toutes les églises de Paris, les drapeaux ne flottent pas sur les édifices publics, mais le soleil se reflète dans l’innombrable sourire des zincs sur tous les toits de la ville. Soyez, Monsieur, le bienvenu parmi nous !