Hommage prononcé en séance lors du décès de M. Jean d'Ormesson

Le 7 décembre 2017

Michael EDWARDS

HOMMAGE

à

M. Jean d’ORMESSON

prononcé par

M. Michael EDWARDS
Directeur en exercice

dans la séance du jeudi 7 décembre 2017

 

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Notre confrère et ami, Jean d’Ormesson, est décédé dans la nuit du 4 au 5 décembre. Nous perdons ainsi notre doyen d’élection, et le membre littéraire le plus rayonnant de notre Compagnie. D’autres que moi seraient bien plus aptes à prononcer son hommage et à mesurer notre infortune : ses confrères de longue date, ses amis intimes, alors que mes rencontres avec lui furent brèves, et que notre échange de lettres et de livres, marqué de son côté par une grande générosité et un élan de sympathie extrêmement touchant, date d’il y a seulement quelques années. Cependant, je garde comme chacun le souvenir de ses interventions dans nos séances, auxquelles il assistait jusqu’à la fin, interventions où l’urbanité et le sourire étaient souvent accompagnés par une parole particulièrement ferme. Nous sommes tous sous le choc de sa disparition, survenue un an seulement après celle de Michel Déon – mais je crois l’entendre me souffler, avec son élégance et sa voix enveloppante : « Ne soyez pas trop solennel, please ! »

Partout dans son œuvre, en effet, comme dans sa manière de se laisser guider par les délicates attentions de la vie à son égard, il invite à la réflexion et en même temps à une certaine gaieté. Non que la vie lui épargnât toute souffrance et toute difficulté. La vente du château de Saint-Fargeau ouvrit une blessure difficile à fermer ; une maladie grave le tenailla vers la fin de sa vie. Il dut certainement travailler pour entrer à l’École normale supérieure et réussir l’agrégation de philosophie. Il dut aussi repenser son rapport à la littérature, à laquelle il avait renoncé un moment, afin de composer La Gloire de l’Empire, qui lui valut le Grand prix du roman de l’Académie française en 1971 et permit son élection deux ans plus tard. Cependant, il semble avoir accueilli comme des cadeaux de la vie sa direction du Figaro, par exemple, sa présidence du Conseil international de la philosophie et des sciences humaines à l’UNESCO, son rôle de rédacteur en chef de la revue Diogène et de conseiller dans des cabinets ministériels, sans chercher à avancer sa carrière mais en laissant se dérouler sa « destinée » – mot qui lui fut attribué, lors de son installation, par des confrères de 1974 admirablement perspicaces. En laissant fleurir ses dons personnels, son amour de l’écriture et son rapport heureux, classique et immédiat avec la langue française, il rassemblait autour de son œuvre de romancier et de chroniqueur un très large public, et se trouva bénéficiaire d’une carrière illustre, allant jusqu’à la grand-croix de la Légion d’honneur et à son entrée, de son vivant, dans la bibliothèque de la Pléiade.

À moins que ce laisser-venir ne fût en quelque sorte fictif. Espiègle, Jean d’Ormesson se plaisait dans ses écrits à rendre sa vie – et celle, glorieuse, de ses ascendants – poreuse aux inventions de son imagination, à découvrir le bonheur inespéré de la vie en partie dans sa légèreté, sa malléabilité.

On l’appelait souvent un écrivain léger, formule peu obligeante que néanmoins, avec sa modestie à la fois réelle et amusée, il voulait bien accepter. Mais il y a une différence entre un écrivain léger et un écrivain de la légèreté. Il était le maître du sérieux énoncé avec humour et aisance. Il écrivit lui-même : « Une certaine légèreté demande plus d’efforts que la pesanteur, les leçons de morale, la gravité, l’ennui qui s’en dégage. Mais elle est liée aussi à une certaine grâce, au charme, au plaisir. » Tout dépend de l’élection des mots, du rythme, du ton de la voix avec laquelle on invite le lecteur dans l’œuvre, et au cours de la réponse à son discours de réception, Thierry Maulnier lui dit : « Votre phrase est allègre, parfois jusqu’à l’insolence, souple et précise, d’un équilibre sûr. » D’où la séduction d’un passage tel que celui-ci : « J’aime le monde où je vis, ce qu’il me procure et ce qu’il m’impose : le soleil sur la neige, le bureau le lundi, la révolution demain, les wagons-lits, les femmes du monde, le courage et le désespoir, les questions sans réponse, la guerre et la paix, l’attente, les triomphes, l’insuccès, l’amour, presque rien. » Après le volontairement convenu, mais vrai : « le soleil sur la neige », la surprise : « le bureau le lundi », puis le totalement inattendu : « la révolution demain ».

Nul doute que cette rare légèreté a contribué à son immense renommée, comme elle a fait beaucoup de bien pour l’image de l’Académie. Sa présence pétillante dans les médias, sa bonne humeur, son esprit, sa parole de virtuose, montraient à quel point le talent et l’intelligence peuvent être enchanteurs et nourrissants. Et le sérieux de sa réflexion sur la vie, sur l’histoire, sur la littérature paraît souvent au détour d’une phrase. À propos de Claudel, par exemple : « Claudel est l’explosion superbe et presque monstrueuse d’une force brute et sainte. » Ou des limites de l’historien : « Demain expliquera peut-être aujourd’hui, mais il ne le comprendra plus. » Ou bien dans ce bon mot qui incite à regarder d’un autre œil l’ensemble de son œuvre : « La littérature, c’est du chagrin dominé par la grammaire. »

Il représente dans la France contemporaine, et il représentera à l’avenir – tous le savent, tant sa façon d’être était claire et distincte – , l’idéal de l’honnête homme, raffiné, courtois, portant ses vastes connaissances, non pas comme un fardeau pour lui-même et une menace d’ennui pour les autres, mais comme source toujours vivante de pensée et de sagesse. Il regrettait le temps où les Français se tenaient pour « plus gais, plus charmants, plus cultivés » que les autres peuples, et il s’attachait à faire revivre cette gaieté intelligente dans une France qu’il trouvait morose et à la dérive. Il représente également l’ouverture au transcendant, à une époque qui, le craignant, estime s’en être débarrassé, même si Dieu demeurait pour lui une question sans réponse. On n’oubliera pas non plus qu’il milita pour qu’une femme entrât enfin à l’Académie, et l’histoire se souviendra de son célèbre et annonciateur « Madame ».

Jean d’Ormesson n’était pas solennel. Il se présentait comme « le Schweppes de la culture ». Nous qui ne sommes pas tenus à être modestes à sa place, dirions qu’il en était plutôt le champagne. Rappelons-nous son éternelle jeunesse. Méditons sur l’étrange dernier bienfait de sa « destinée » : paraîtra l’année prochaine son livre posthume, Et moi, je vis toujours. Et écoutons cette phrase qu’il prononça en réponse au discours de Marguerite Yourcenar : « Ma vie est jalonnée de quelques visages d’hommes et de femmes à qui je dois beaucoup et que je n’oublierai pas, jusqu’à mon dernier souffle. »

Offrons-lui l’hommage de notre silence.