Oraison funèbre de Marie-Thérèse d'Autriche

Le 24 janvier 1684

Pierre CUREAU de LA CHAMBRE

ORAISON FUNEBRE

de MARIE THERESE D’AUSTRICHE Reine de France et de Navarre. Prononcée le 24. Janvier 1684 dans la Chapelle du Louvre, par Mr. l’Abbé DE LA CHAMBRE.

 

Et erat haec in omnibus famosissima, quoniam timebat Dominum valde, nec erat qui loqueretur de illa verbum malum. Judith. cap. 8.

Elle s’étoit rendu tres-recommandable en toutes choses, parce qu’elle craignoit grandement le Seigneur, et personne n’en disoit le moindre mal.

Ces paroles sont tirées du 8. Chapitre du livre de Judith.

 

DANS le deuil universel qui couvre toute la France, dans la consternation generale de tous les Ordres du Royaume sur la perte irreparable que nous avons faite de la meilleure et de la plus vertueuse de toutes les Reines ; L’ACADEMIE FRANÇOISE a été toute plongée dans l’amertume et dans la tristesse, par l’attachement respectueux qu’elle a pour son Auguste Protecteur, par son zele ardent pour le bien de l’Estat, et par l’amour confiant qu’elle fait profession d’avoir pour la vertu : la passion qui l’anime pour les belles Lettres, ayant pour fondement de ses exercices la probité ; l’estude ne luy servant que d’aiguillon et de motif, pour tendre et arriver plûtôt au comble de la perfection et de la sagesse Chrétienne ; sans quoy l’esprit, le sçavoir et l’éloquence sont des maux, et non des biens, sont plus à craindre qu’à rechercher.

Ce vous étoit donc, MESSIEURS, une obligation indispensable de donner dans cette triste et deplorable conjoncture, des marques publiques de vôtre douleur, de mener vos larmes avec celles de tous les bons François et de tous les fideles Chrétiens, d’offrir un sacrifice de prieres et de louanges tout ensemble, de payer un tribut et de rendre vos hommages à la memoire d’une Princesse doublement vôtre Souveraine et par sa Couronne et par sa vertu ; puisqu’on n’en sçauroit faire un juste éloge qu’on ne trace à même temps une idée parfaite de la vertu même, qu’elle a sceu rendre et plus aimable et plus aisée à pratiquer. Aussi vous n’estes les derniers à luy rendre ces devoirs funebres qu’afin d’avoir l’honneur de clorre la ceremonie de ses obseques avec plus de splendeur de pompe et d’appareil.

Mais, MESSIEURS, comment avez-vous bien daigné me prendre pour vôtre Interprete parmi tant d’excellens sujets que vous aviez à choisir au dedans et au dehors ? N’est-ce point que vous avez jugé, qu’il n’y a rien de plus touchant que la Verité, qu’il n’y a rien de plus éloquent que les larmes, qu’elles pénétrent le ciel et amolissent les cœurs sans parler ? Oui, MESSIEURS, quelque glorieux que me soit vôtre choix, je n’eus jamais la présomption de croire que je ne peusse en quelque forte soustenir les interêts et la dignité de la Compagnie, respondre à ses souhaits et à son attente. Vous n’avez pas oublié la repugnance que je vous tesmoignay à me charger d’un si penible employ, que vous me forçastes pour ainsi dire d’accepter. Toutes les fuites d’une action si périlleuse se presenterent en foule à mon esprit, et me firent perdre presque courage. Cependant, aprés avoir bien considéré l’honneur qu’il vous a pleu de me procurer quasi malgré moy, je me sentis comme hausser le cœur et relever mes esperances. Il me sembla que la loy indispensable que vous m’imposiez de vous obeïr, m’applanissoit toutes les difficultez qui m’avoient paru d’abord insurmontables et me mettoit dans l’heureuse necessité de bien faire. C’est ainsi que vôtre bonté m’a voulu persuader qu’il m’étoit déja arrivé une autrefois fous vos auspices, dans ce jour à jamais memorable pour les belles Lettres, où aprés avoir rendu vos derniers devoirs au fameux Chancelier SEGUIER vous passastes de son Hostel dans ce Palais de l’Honneur et de la Gloire, où vous êtes depuis assemblez fous la protection du plus grand Roi qui fut et qui fera jamais.

Ah ! MESSIEURS, oserois-je vous avouer qu’il entre encore quelque chose d’aussi fort et d’aussi touchant dans mon obeïssance ! Le cœur me dit que je vais ranimer par ce moien les cendres d’un pere et d’un frere morts dans le service actuel de sa Majesté, dogmatiquement attachez à sa personne Royale. N’est-ce pas en quelque maniere leur rendre la vie, que d’essayer à faire revivre une Princesse qui les a honorez de sa confiance et de son estime ? S’ils ont sacrifié leurs jours, pour tascher d’augmenter les siens, puisse mieux faire que de les imiter ? puis-je rien faire de plus agreable à une memoire qui me doit estre si precieuse et si chere ?

Enfin, MESSIEURS ce qui a achevé entierement de me déterminer, c’est que tout est grand, tout est Chrétien dans le sujet que vous m’avez confié : la verité y brille de son propre éclat, sans qu’il soit besoin de la revestir ni de la parer.

Comme nous avons à celebrer une Princesse, qui ne faisoit point trophée ni montre de sa vertu ; ce seroit mal la louer que de faire ostentation et parade d’éloquence. Nous en ferions une image pompeuse et magnifique, et nous n’en ferions point une image fidele et ressemblante.

Comme les larmes que nous avons répanduës sur son tombeau, n’étoient point estudiées, mais veritables, qu’elles partoient du cœur, alloient droit au cœur ; nos louanges doivent être de même sans pompe et sans affectation : elles doivent couler de fource, elles doivent naître de l’abondance du cœur. Loin d’icy ces ambitieux déguisemens, dont l’on colore des actions douteuses et équivoques, helas ! que trop souvent criminelles.

S’il y a des tours et des ménagemens à prendre, il faudra s’en servir pour chercher à amoindrir le bien, et non pas à le faire valoir et à l’augmenter : tour au contraire de la pluspart des autres Discours funebres, où le grand art consiste à éloigner ou à approcher les objets ; à les grossir, ou à les diminuer, selon le mal qui s’y rencontre, ou le bien que l’on y suppose.

S’il y a des adoucissements et des voiles à mettre, il faudra s’en servir pour temperer le trop vif éclat des veritez que nous avons à representer, qui paroistroient incroyables et audessus de nôtre portée ; et non pas pour cacher des defauts, pour couvrir quelques foiblesses, ou pour ménager des jours favorables, et donner de autres lueurs à des vertus apparentes et superficielles.

En un mot, jamais Orateur n’eut tant de besoin de l’adresse si fort vantée de ce Peintre ingenieux qui travailloit également pour les yeux de l’esprit et pour ceux du corps, qui donnoit toûjours quelque chose à deviner et à entrevoir ; dont les Ouvrages laissoient plus à penser aux intelligens, que l’on n’en découvroit effectivement sur la toile.

Afin donc de m’ouvrir une nouvelle route dans un chemin si difficile et pour ne pas marcher sur les pas de tous ces Heros sacrez de l’Evangile, qui ont déploré nôtre perte commune avec tant d’honneur, de consolation et de gloire, dans les premieres Eglises du Monde Chrétien, d’une maniere si touchante et si pathetique : je me renfermeray dans mon texte qui m’a frappé d’abord, et qui m’a semblé remplir parfaitement l’idée qui nous reste à tous des vertus Chrétiennes et morales, publiques et privées de cette Auguste Princesse. Je me contenteray de faire un fidéle recit et un simple dénombrement de tout ce que nous avons vu et admiré pendant le cours d’une si belle vie. Je ramasserai de côté et d’autre les épics épars, qui ont plûtôt lassé, que sur la main des moissonneurs, qui ont travaillé avant nous dans un si beau champ, ce qui arrive toûjours dans une grande recolte.

Sur ce principe n’attendez point de division plus recherchée que l’ordre simple et naturel que me fournissent ces paroles : Et erat haec in omnibus famosissima quoniam timebat Dominum valde, nec erat qui loqueretur de illa verbum malum. Elle s’étoit acquis une reputation immortelle, parce qu’elle craignoit grandement le Seigneur, et personne n’en disoit le moindre mal.

Eloge bien rare de tout temps ! plus rare encore dans un siecle où la calomnie n’épargne personne, où par une licence effrenée et par un déchaisnement terrible, cette ennemie mortelle de la charité Chrétienne jette indifferemment son venin sur tout ce qui éclate et qui brille.

Je suis d’autant plus volontiers cette route, qu’elle me conduit insensiblement à ce qu’il y a de plus remarquable dans nôtre grande Reine : soit qu’on la regarde du côté de Dieu ; soit qu’on la considere du côté des hommes.

Elle a mené une vie fort extraordinaire dans une vie commune et ordinaire. Il y a quelque chose de simple et de commun en apparence dans sa conduite, mais qui cache dans le fond quelque chose de bien grand et d’heroïque. Une vie exterieure, tumultueuse et agitée ; une vie interieure recueillie et nullement dissipée. Point de singularité, nulle affectation, mesme train de vie, et de vie constante et uniforme, et cependant distinguée, singuliere et inouïe ; et cela l’espace de quarante ans, sans intervalle, sans relasche et sans discontinuation, avec autant de ferveur au dernier jour qu’au premier. Caractere particulier de nôtre Auguste Princesse, qui la distinguera à jamais de toutes les autres. Exemple unique qu’elle a donné à son siecle qui fera l’étonnement des siecles à venir.

Elle a servi Dieu comme s’il n’y avoit point de creatures au monde : elle a regardé les creatures, comme si elles luy avoient toûjours representé Dieu : satisfaisant regulierement à ces deux devoirs capitaux et indispenfables du Christianisme, la crainte de Dieu et l’amour du prochain ; ne manquant jamais aucune occasion de servir le Createur et la creature.

Ces deux veuës du Ciel et de la Terre, des Anges et des Hommes, rarement d’accord quand il s’agit de juger du merite de quelqu’un, et de le couronner ; et qui se reunissent neanmoins parfaitement en faveur de la Reine, pour la combler à l’envi et à jamais de benedictions et de louanges, et pour luy procurer une double immortalité dans l’éternité et dans le temps : ces deux considérations, dis-je, de la crainte de Dieu et de l’amour du prochain, formeront les deux parties de l’Eloge Funebre que je consacre par obéïssance, par inclination et par devoir à la memoire éternelle de TRES-HAUTE, TRES-PUISSANTE, TRES-EXCELLENTE et TRES-CHRETIENNE PRINCESSE MARIE THERESE D’AUSTRICHE, INFANTE D’Espagne, ESPOUSE DE LOUIS LE GRAND, ROY DE FRANCE ET DE NAVARRE, PROTECTEUR DE L’ACADEMIE FRANÇOISE.

C’est une chose fort surprenante et bien digne de nos estonnemens et de nos admirations quoy-qu’on n’y ait quasi point fait de reflexion, de voir que la premiere qualité que Dieu a prise dans le monde, et le premier titre de grandeur qu’il s’est donné, est celui de Juge, suivant ce que l’on a remarqué dans la langue originale du Texte sacré de la Genese, où il est expressément porté que le Juge créa le ciel et la terre, au lieu que nous lisons ordinairement dans la Vulgate, Dieu créa le ciel et la terre. La fuite de de la Genese confirme merveilleusement bien cette verité : car Dieu n’eut pas fi-tôt établi l’homme dans la possession du Paradis Terrestre, qu’il lui défendit l’usage du fruit de vie, et qu’il le menaça de cet arrest épouventable de condamnation et de mort, s’il en mangeoit contre sa défense, luy montrant bien par cette Loy primitive, comme l’appelle Tertullien, qu’il étoit veritablement son Souverain et son Juge, faisant ainsi du Paradis Terrestre Palais et un Tribunal de Justice.

Il semble, MESSIEURS, que Dieu ait voulu tenir la mesme conduite, et se conserver le mesme droit dans la réparation de l’homme, qu’il avoit fait voir et qu’il s’estoit acquis dans sa création. En effet, si vous prenez garde à ce qui se passe, quand nous commençons l’année Ecclesiastique, et que nous comptons les premiers fastes sacrez de la grace ; l’Eglise ne nous propose pas plustost le premier avenement de JESUS-CHRIST dans l’incarnation du Verbe, qu’elle nous remet à mesme temps et presqu’auparavant devant les yeux son dernier avenement dans le jugement universel, qu’il doit faire à la fin du monde. Son tribunal et son berceau, sa créche et son trosne, l’estable de Bethleem et son lit de justice, la rosée et l’influence d’un ciel benin et favorable dans l’un, l’aspect d’un ciel irrité et en courroux dans l’autre, font tout ensemble l’objet de ses regards, de son culte et de sa devotion. Comment accorder cette rigueur et cette severité de JESUS-CHRIST juge, avec cette bonté et cette mansuetude de JESUS-CHRIST enfant ? C’est, MESSIEURS que la crainte du Seigneur est le commencement de la Sagesse, et le fondement de toutes les instructions necessaires à salut. Aussi voyons-nous que le Saint Esprit voulant donner une idée parfaite d’un homme de bien dans la personne de Job, dit de luy pour tout éloge, que c’étoit un homme simple et craignant Dieu. Le Panegyrique du bien-heureux Simeon est dressé sur le même plan, c’étoit un homme juste et de conscience timorée, remarque le Texte sacré.[1] La femme forte n’est point autrement exaltée. L’Heroïne Judith, de qui les paroles de mon Texte ont été dites originairement, n’est pas tant celebrée pour sa grandeur de courage, que par la crainte qu’elle a euë pour le Seigneur. Et erat haec in omnibus famosissima, quoniam timebat Dominum valde, nec erat qui loqueretur de illa verbum malum.

C’est donc louer MARIE THERESE D’AUTRICHE de la maniere du monde la plus Chrétienne et la plus avantageuse, que de luy attribuer ces mesmes paroles : d’autant plus qu’elle a craint le Seigneur dans un temps, dans un lieu et dans un Estat où il est bien difficile de le faire, et rien de plus ordinaire que d’y manquer : trois circonstances qui relevent infiniment le prix de cette vertu. Et pour commencer par la premiere, disons qu’elle a craint Dieu depuis le berceau jusqu’au tombeau, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, pendant tout le cours de sa vie.

Mais il est necessaire de remarquer ici, avant toutes choses, que quand je parle de la crainte du Seigneur par rapport à la Reine ; c’est bien moins de la crainte servile qui procede de la feule apprehension du chastiment, qui fait envisager Dieu comme un juge severe ; que de la crainte filiale, qui naist d’amour et de respect, et qui le fait regarder comme un pere clement et misericordieux.

Moyse disoit au peuple de Dieu pour l’exciter à la crainte qu’il n’avoit qu’à se ressouvenir de ses ancestres, ausquels il le renvoye, pour l’obliger à se contenir dans son devoir. [2]Consultez, dit ce Legislateur admirable dans son livre du Deuteronome, toutes les Generations qui vous ont precedé, elles vous tiendront toutes le mesme langage : interrogez vostre pere, et vous verrez ce qu’il vous répondra ; remontez jusqu’à vos majeurs, et ils vous avoueront tous unanimement que vostre premiere obligation est de vous attacher à Dieu par préference à toutes choses, que vous devez craindre le Seigneur, le servir et l’adorer.

Voilà, MESSIEURS ce qu’a fait MARIE THERESE D’AUSTRICHE. Elle s’est constamment appliquée à recevoir des regles d’une vie Chrétienne et édifiante, de ceux-là mesme dont elle avoit receu une vie d’éclat et de gloire. Elle a envisagé cette longue suite de Rois et d’Empereurs, dont elle est descenduë, non point pour s’enorgueillir, mais pour s’humilier, pour prendre d’eux des Leçons de piété et de Religion. Elle a scû tirer de la grandeur humaine, qui est la chose du monde, selon faint Paul, la plus opposée au veritable esprit du Christianisme, un antidote merveilleux, un préservatif assuré contre la contagion du siécle, je veux dire la crainte du Seigneur.

Je dois donc plus par necessité, que pour satisfaire à la coustume, marquer quelques traits d’une naissance, qu’elle a sçû sanctifier et si bien faire valoir pour son salut mesme, vû mesme que Dieu l’a consacrée jusques dans sa racine en la personne du fameux Rodolfe, dont la pieuse histoire est connuë de tout le monde.

Dans cette foule de Heros et d’Heroïnes, qui se presentoient incessamment à l’esprit de la Reine, pour luy servir de miroirs et de modéles ; je ne parlerai point de Philippe IV. son pere, ni d’Isabelle de France sa mere, la memoire en est toute recente, et en benediction à tous les peuples pour leur singuliere piété. Je remonte plus haut tirant vers la fource, et rapporte un seul exemple de l’un et de l’autre sexe, de l’une et de l’autre branche d’Espagne et d’Allemagne.

Le premier est de Maximilien, Archiduc d’Austriche, descendant de ce Rodolfe. Son aventure n’a pas tant fait de bruit, mais en verité elle n’a pas moins d’éclat, et elle merite bien d’estre tirée des tenebres du silence et de l’oubli où elle a elle ensevelie.

Ce Prince s’estant égaré à la chasse, tomba malheureusement dans un précipice affreux, d’où il paroissoit impossible de le pouvoir retirer sans une assistance visible du Ciel. En vain, toute sa Cour fondit sur le bord, et s’empressa de le recourir, il en cousta inutilement la vie à plusieurs de ses sujets, qui se precipitérent eux-mesmes dans cet abysme se hazardant de le sauver. Le Prince voyant qu’il n’en pouvoit pas humainement réchapper, au lieu de murmurer de la rigueur de son sort, et de s’abandonner au desespoir, fit entendre qu’il demandoit pour toute consolation et avec grande instance, qu’on luy apportast de la plus prochaine Eglise du voisinage, le saint Sacrement, seulement pour l’adorer, puisqu’il ne le pouvoit pas recevoir en effet et de bouche. Si-tost que le Curé du premier village luy eut montré nôtre Seigneur d’enhaut, Maximilien se prosterna incontinent au fond de son abysme et plus humilié de cœur et d’esprit, qu’il ne l’estoit de corps, il adore son Createur et la profondeur de ses jugemens, entiérement dévoué à ses ordres les plus rigoureux. Dieu pour recompenser, une.si grande foy, suscita un paysan qui par des routes secrettes et inaccessibles à tout autre, dégagea miraculeusement l’Archiduc.

Voyons si l’Espagne nous produira rien d’approchant, et si la Reine a recueilli une portion aussi considerable de l’héredité en matiere de foy, du costé des Rois Catholiques, que de la succession des Empereurs d’Allemagne.

Oui sans doute, MESSIEURS, ce n’est-là qu’un fait solitaire et particulier ; voici un bien universel répandu dans tout le monde, dont les influences s’estendront, dans tous les siécles et jusqu’à la derniere posterité.

C’est Isabelle de Castille, cette grande, généreuse et devote Princesse, que les Ecrivains espagnols élevent au dessus de toutes les Heroïnes des siecles passez. Elle eut tant de foy, elle fut tellement pénétrée de la crainte du Seigneur, que par un pur motif de zele et de devotion, elle obligea Ferdinand d’Arragon son époux de chasser tous les Maures du Royaume de Grenade, ce qui luy valut et à ses successeurs le glorieux surnom de Catholiques. Elle ouvrit la porte dans le Nouveau Monde à la Foy Catholique, en y envoyant fous la conduite de Christophe Colomb des Missionnaires zélez, pour y planter l’Evangile au Mexique et au Perou. Non contente de tous ces admirables progrés, elle fit imprimer ces belles Bibles de Complute[3], les premieres et les plus correctes qui ayent paru en ce genre dans l’Europe, en plusieurs Langues Orientales et que toutes les Editions qui ont paru depuis, n’ont fait que copier. Le zele de la gloire de Dieu et du salut de tant d’ames qui se perdoient dans le Levant, faute d’instruction, l’obligea uniquement de contribuer de son autorité et de ses finances à une si sainte œuvre. Elle donna jusqu’à quatre mille écus d’or de quelques manuscrits Arabes pour en perfectionner l’Édition, par les mains du Cardinal Ximenés son premier Ministre, le Cardinal de Richelieu d’Espagne Fondateur d’une Académie celebre, comme celui-ci.

Faut-il s’étonner si l’Auguste Sang, qui a coulé dans les veines de MARIE THERESE D’AUSTRICHE, luy a inspiré de la piété ; si elle a sucé avec le lait la crainte de Dieu, si elle avoit jetté de si bonne heure de profondes racines dans son cœur ? Elle cultiva soigneusement ces précieuses semences ; elle pratiqua toute forte de vertus dés ses plus tendres années ; elles crurent à mesure qu’elle s’avançoit en âge, fortifiée par l’excellente éducation qu’on luy donna.

L’Infante Catholique courut à grands pas dans la voie du salut et avec une extrême ardeur. La priere, la lecture, la frequentation des Sacremens, la retraite dans les Monasteres, surent les premiers et les plus continuels exercices de sa jeunesse. [4]Elle cherchoit de plaire à Dieu en mille manieres differentes, qui est le partage ordinaire de ceux qui le craignent ; elle s’étudioit de remplir tous ses devoirs avec autant d’empressement que les autres s’étudient de plaire au monde, pouvant bien dire avec le Prophete[5] : J’avois toujours la crainte de Dieu devant les yeux, et je ne le perdois jamais de vue. En un mot, elle fit pendant prés de vingt ans à la Cour de Madrid, ce que nous luy avons vû pratiquer pendant tout le temps que nous avons eu le bonheur de la posseder en France. Le theatre et les spectateurs changerent ; mais ce fut toûjours le mesme spectacle, ce fut toûjours un continuel applaudissement de deçà, et de delà les Monts.

Admirons icy la conduite de la divine Providence sur ses Elûs. Dieu veut sauver cette Princesse et se l’approprier, il la fait naistre, vivre et mourir à la Cour. Grand Dieu ! Que vos conseils sont secrets et incomprehensibles ! Que vos misericordes sont infinies et adorables, et que vous sçavez bien tout faire contribuer au salut de vos predestinez ! La Cour est le lieu de la sanctification de cette Princesse : cependant il est si difficile de s’y sauver que S. Chrysostome ne feint point d’avancer, que le miracle que Dieu opera en faveur des trois enfans de Babylone qui marcherent au milieu des flammes de la fournaise ardente, sans en estre consumez, quelque grand qu’il fust, n’étoit qu’une figure d’un autre infiniment plus surprenant qu’il avoit fait éclater en leurs personnes, en conservant leur innocence toute pure au milieu des perils, des piéges et des tentations de la Cour.

Si la demeure en est si dangereuse aux simples Courtisans, qui ont tant de sujets de mortification d’ailleurs, tant d’occasions de s’humilier et de rentrer en eux-mesmes : que fera-ce donc à l’égard de ceux qui y font assis sur le Trosne ? Comment pouvoir conserver au milieu de cet éclat exterieur qui les environne, une dépendance du premier Estre ? Comment pouvoir se retenir, dans la licence de tout faire impunément, ayant mille occasions de satisfaire sa cupidité, à moins que d’avoir la crainte de Dieu bien avant dans le cœur comme MARIE THERESE D’AUSTRICHE ? Nous pouvons dire aussi que cette vertu y faisoit l’office de Cherubin posté à l’entrée du Paradis terrestre, avec une épée flamboyante, pour en écarter jusqu’aux ombres et aux moindres apparences du peché.

Le frequent usage du Sacrement de l’Eucharistie étoit encore un excellent remede, dont cette Princesse se servoit contre toute sorte de tentations. Il la faloit voir au pied des Autels recevoir son Createur, prendre cette nourriture sacrée que le Psalmiste appelle si bien[6] l’aliment de ceux qui le craignent ; pour estre fortement persuadé de la verité que je prêche.

S. Thomas nous enseigne qu’une des principales raisons pour lesquelles la Communion nous défend avec tant de force contre les illusions du malin esprit, nous délivre des perils et des cheutes où nous fommes continuellement exposez, c’est que JESUS-CHRIST l’a establie pour estre le monument perpetuel de sa Passion, par laquelle toutes les puissances de l’enfer ont esté vaincues. La prefence du Corps et du Sang adorable de ce divin Sauveur, dont les démons nous voyent penetrez, et revestus au sortir de la sainte Table, nous rend terribles à cet esprit d’iniquité et de malice ; car si le sang de l’Agneau qui n’étoit que la figure de cet Auguste Sacrement, faisoit que l’Ange qui frapoit toutes les autres maisons, épargnoit celles dont les portes en étoient teintes, quelle force ne doit pas avoir ce Sacrement, mesme dans les bouches souvent teintes du sang de l’Agneau immaculé, sur ces lévres si souvent empourprées du sang precieux de JESUS-CHRIST ?

Que si la Reine n’a .point maceré son corps par des mortifications exterieures et par l’austerité de sa vie, qui est un autre effet de crainte de Dieu et de l’apprehension de ses jugemens (car je ne pretends point luy attribuer des vertus qu’elle n’a pas pratiquées ; nous sommes assez riches de nôtre propre fonds, sans recourir aux emprunts et sans nous parer de faux diamans) Si, dis-je, la Reine n’a pas maceré son corps par des mortifications exterieures, elle brisoit son cœur par une douleur continuelle de ses moindres fautes. C’est dans le secret et au fond de son oratoire, qu’on veuë souvent verser des larmes en abondance devant Dieu. C’est-là qu’elle soupiroit, qu’elle gemissoit, se déconfortoit, qu’elle s’immoloit toute vivante au Seigneur. C’est-là qu’elle s’écrioit souvent avec le Roi Prophete : Domine, ante te omne desiderium meum, et gemitus à te non est absconditus ; ou avec le grand S. Augustin : Tu nosti gemitum cordis mei, et flumina oculorum meorum.

À le bien prendre, cette pénitence est mille fois plus rude que celle des jeusnes, des haîres et des cilices. Cette vie commune qu’elle a menée, est plus difficile à pratiquer, que la vie la plus austere des Anachoretes de la Thebaïde, car celle-cy est dans une extrémité qui oste à l’appetit charnel de l’homme tout sujet de se satisfaire, en luy ostant les occasions ; outre que le corps se forme et s’habitue insensiblement à ces observances et à ces rigueurs, et n’en est presque plus touché dans la fuite, par la force de l’accoustumance : au lieu que celle-là est toujours exposée à de nouveaux piéges, si l’on n’est bien sur ses gardes, et si l’on n’a sans cesse la crainte de Dieu devant les yeux, comme MARIE THERÉSE D’AUSTRICHE.

De forte que sçavoir se conserver dans le siecle sans en estre corrompu, c’est, à proprement parler, courir sur le bord des précipices sans y tomber, marcher au milieu des flammes dévorantes sans en estre atteint, manger du poison sans s’empoisonner, respirer un air mortel et contagieux sans en mourir.

Une des choses qui a le plus contribué à faite connoistre le neant de la grandeur humaine à la Reine, et cette importante verité que Dieu est terrible sur les Rois, et à l’affermir par consequent de plus en plus dans la crainte du Seigneur, est la reflexion qu’elle a souvent faite sur l’Estat et la qualité des Patrons et des Protecteurs des deux premieres Villes du monde qui ont partagé sa vie, et dont elle a également fait la joye et les délices par sa presence et par sa demeure ; la desolation et le desespoir par son absence et par sa perte.

Madrid lieu de sa naissance, la capitale des Rois Catholiques, le berceau et le centre de leur Monarchie, cet abregé du monde soumis à leur Empire, ainsi qu’elle est qualifiée dans une inscription Latine faite pour Philippe II. reconnoist pour Patron un Pauvre Laboureur, saint Isidore. Paris la premiere ville de l’Univers, qui est en effet ce que l’autre n’est qu’en idée, reclame pareillement pour Patronne une petite Bergere, Sainte Geneviéve.

La Majesté des Rois Tres-Chrétiens, la Majesté des Rois Catholiques si fort opposez en tout le reste, conviennent et s’accordent dans le choix commun qu’ils ont fait de l’Estat et de la qualité des Protecteurs de la capitale de leurs Royaumes, dans la veneration commune qu’ils ont pour un Paysan et pour une Paysanne. Ils n’ont point de secours plus asseuré dans leurs plus pressans besoins, que de venir implorer leur assistance à leurs tombeaux, et ils en ont toujours ressenti des effets tres-salutaires.

Grande et importante leçon pour contrepeser la vanité humaine ! Grande et importante leçon, pour faire apprehender aux Souverains le Roi des Rois qui les humilie de la forte jusqu’à mettre au dessus de leurs testes ce qu’ils ont foulé aux pieds ! Belle leçon pour nous faire toucher au doigt, combien la devotion de la Reine étoit éclairée, combien sa crainte étoit ingenieuse !

Pourroit-on douter aprés tant de preuves que MARIE THERESE D’AUSTRICHE n’ait demeuré fixe et [7]immobile dans la crainte de Dieu, ainsi que l’Ecriture l’a observé de Tobie, et qu’elle n’ait perseveré jusqu’à la fin de sa vie, dans un exercice continuel de cette vertu ?

La crainte de Dieu et l’amour du prochain font deux preceptes si étroitement unis et enchaisnez ensemble, que ce m’est une necessité de passer à ma seconde Partie, pour achever de mettre la derniere main à la premiere, afin de pouvoir verifier dans toute leur étendue, les paroles de mon texte à Sa Majesté, en vous faisant voir que cette Princesse a jouï pleinement de la recompense que Dieu a promise à ceux qui le craindront.

David[8] nous apprend quelle est l’abondance du bien, quelle est la douceur merveilleuse que Dieu a reservée quelquefois ici-bas sur la terre, à ceux qui auront été penetrez de cette crainte salutaire.

[9]C’est qu’il les cache dans le secret de sa face, pour parler aux termes du Prophete ; il les conferve comme à l’abri dans le secret de son cœur ; il les met à couvert de la contradiction, des murmures et des reproches sanglans des hommes ; il les preserve et les garantit du venin et des morsures de leurs langues médisantes ; ils font les seuls hors des atteintes de la censure et de la calomnie. La crainte du Seigneur leur sert d’un baume précieux et incorruptible, qui maintient leur reputation en son entier, et leur communique une sorte d’immortalité.

Voilà justement, MESSIEURS, ce que je me suis engagé de vous faire voir dans mon second point : voilà ce qui est précisément porté dans les dernieres paroles de mon texte. Non feulement il ne s’est trouvé personne qui ait osé ternir l’éclat d’une si belle vie du moindre soufle de son haleine médisante ; mais elle s’est fait autant d’admirateurs et de panegyristes de sa bonté, de sa douceur et de sa charité, qu’il y a eu de glorieux témoins de son regne et de sa vie. Nec erat qui loqueretur de illa verbum malum.

 

IL n’y a rien de plus contraire que la lumiere et les ténebres, rien de plus incompatible que le Soleil et la nuit. Cependant si nous en croyons le Prophete David, il s’en est fait une union et un assemblage merveilleux, pour former le Trosne de Dieu ; car si vous demandez à ce grand Prophete, où Dieu a placé son Tabernacle, il vous répondra que c’est dans le Soleil ; et dans un autre endroit, il vous dira que c’est dans les tenebres. Ne seroit-ce point là un trait de cette éloquence sacrée et divine de l’Escriture Sainte, dont il ne se rencontre aucune trace ny aucun vestige dans l’éloquence profane des Orateurs d’Athenes et de Rome ? le Saint Esprit nous apprenant par là, mais d’une maniere figurée, que la clarté qui environne l’Essence divine, est si grande, et qu’elle jette des rayons si purs et si vifs, qu’elle couvre de ténebres l’entendement de ceux qui en approchent, comme le Soleil éblouït par la splendeur de sa lumiere les yeux de ceux qui le regardent. In Sole posuit tabernaculum suum.

Disons plûtôt, MESSIEURS, que Dieu a mis son Trosne dans le Soleil à l’égard des Justes, qui s’élevant jusqu’à luy par les lumieres de la Foy touchent et voyent à découvert les veritez les plus cachées ; au lieu que les pecheurs et les infidelles qui ne se conduisent dans la recherche qu’ils font de Dieu, qu’à la faveur des lumieres troubles et confuses de la raison humaine, ne sçauroient percer les ténebres, et dissiper les nuages dont son Trosne est envelopé. Posuit tenebras latibulum suum.

Essayons d’appliquer à MARIE THERESE D’AUTRICHE ce que le Prophéte a dit de Dieu. Ne Craignons point de verifier en sa personne ces deux passages du Psalmiste dans un autre sens et tout différent. Pourquoy ne pas attribuer à une image vivante de la Divinité, ce qui a esté dit de la Divinité mesme ; faisons-le d’autant plus hardiment, que cette Princesse a esté partagée des deux plus glorieux tributs de la Divinité, la grandeur et la bonté ; et qu’elle s’est rendue mille et mille fois plus recommandable par sa bonté que par sa grandeur, quelque immense et quelque infinie que celle-ci ait esté.

Dieu a mis son Trosne dans le Soleil, puisqu’il l’a fait naistre d’une Maison que le Soleil voit par tout où il se leve et qu’il ne se couche jamais pour elle. Dieu a mis son Trosne dans le Soleil, puisqu’il l’a placée sur le Trosne d’un Prince qui a le Soleil pour symbole et pour hieroglyfe ; d’un Prince qui voit tout, qui fait tout, qui est prefent à tout, infatigable comme le Soleil, environné de rayons aussi éclatans et aussi éblouïssans que ceux de ce bel astre. In Sole posuit tabernaculum suum.

Mais d’un autre costé ne pouvons-nous pas dire que Dieu a mis son Trosne dans les ténebres, puisqu’elle a fait souffrir une éclipse et une défaillance à ce Soleil ; qu’elle l’a couvert de nuages par sa mort ? puisqu’il est bien difficile de representer une vertu qui semble se dérober à la veuë, et par sa propre grandeur, et par la modestie dont elle se couvre, qui a toûjours fuï les regards et les applaudissemens des hommes. Posuit tenebras latibulum suum. Comment entrer dans le détail de sa vie privée et domestique ? Comment descendre dans le particulier de certaines actions qui paroissent mediocres et sans éclat, et qui ne laissent pas d’estre un grand poids et tres-difficiles à pratiquer dans le commerce du monde ? Si c’est un jardin tout rempli de roses et de lis ; c’est un jardin fermé, hortus conclusus. Si c’est une fontaine qui porte l’abondance et la fecondité par tout où elle coule ; c’est une fontaine seellée, fons signatus. Enfin, si c’est la fille du Roi ; c’est une fille[10] dont toute la gloire est interieure, et cachée, filia patris abscondita. Comment parlerons-nous donc de ces merveilles ? Quid faciemus in die quando alloquenda est ? Je me trompe, MESSIEURS, ce qui fait ma crainte et mon inquiétude, doit faire mon assurance et mon repos, puisque si je ne vous montre pas aujourd’huy toutes les grandeurs de MARIE THERESE D’AUSTRICHE, j’entreray du moins par là en quelque sorte dans l’esprit de son humilité, qui les a voulu dérober à nos yeux : mon silence en dira plus que mes paroles ; et il se peut faire que la mesme Providence qui a tendu, pour ainsi dire, comme autant de rideaux et de voiles sur ses grandes qualitez, ne permette pas encore aujourd’huy que les Predicateurs les levent et les découvrent entierement.

Voyons donc comme en les entr’ouvrant tant soit peu, de quelle maniere MARIE THERESE D’AUSTRICHE a rempli ses principaux devoirs à l’égard du prochain, en qualité de Fille, d’Epouse et de Mere : et nous trouverons que bien loin qu’on en ait dit du mal dans quelqu’un de ces differens états, elle s’est attiré par tout mille benedictions et mille louanges. Nec erat qui loqueretur de illa verbum malum.

Le devoir des enfans envers leurs parens est le plus ancien et le plus naturel de tous. Aussi le precepte nous en a esté enjoint d’une maniere toute particuliere, si nous en croyons l’observation curieuse de Philon Juif. Ce grand Homme nous assure que de tous les preceptes qui étoient contenus dans les deux Tables de la Loy que Dieu donna à Moyse sur la Montagne, il n’y avoit que celuy qui ordonne d’honorer ses parens, qui fust écrit dans l’étendue des deux Tables, et qui en remplist l’espace d’un bout à l’autre, au lieu que tous les Commandemens étoient reduits à part sur une colomne, en forte que ceux qui regardoient le prochain, fussent distinguez et separez par une Table differente de ceux qui avoient Dieu pour objet : afin sans doute de nous infirmer par cette mysterieuse, que ce precepte est divin et humain tout ensemble ; et que c’est la plus ancienne dette que nous ayons contractée par nostre naissance, aussi privilegiée que celle dont nous sommes redevable à Dieu mesme.

J’ose dire que peut-estre jamais personne ne s’en acquitta mieux que l’Infante Catholique. Jamais enfant n’eut tant d’attache, de veneration, de complaisance et de respect pour son Pere. En voicy une belle preuve, dont il n’y a guere d’exemple dans l’Histoire, quoy qu’il y en ait une infinité du contraire.

Nôtre Princesse ayant atteint l’âge de seize à dix-sept ans, Philippe IV. son Pere fut attaqué d’une maladie tres-dangereuse. Les Grands d’Espagne, particulierement la Noblesse des Royaumes de Valence et d’Arragon, fort mécontens et indignez de voir leur Monarchie autrefois si florissante, qui avoit esté portée au plus haut point de splendeur et de gloire par Charles-Quint ; qui avoit continué dans ce premier lustre sous Philippe II. Mais qui avoit commencé à décliner sous les deux autres Rois suivans ; prirent occasion de la maladie du Prince pour aller en corps saluër l’Infante ; et la prier de vouloir prendre en main les resnes du Gouvernement, et luy déclarer qu’ils avoient resolu de la proclamer pour leur Souveraine. Au lieu de les écouter et de consentir à une telle proposition, l’Infante s’irrite, elle s’emporte d’une noble colere elle les chassa de sa Chambre, aprés avoir traité leur demande de sacrilege et d’impieté, dont la seule pensée luy causoit de l’horreur. Bien éloignée de donner dans la manie de ce fils dénaturé de David, qui prévenoit les Grands de son Estat et les caressoit, afin de pouvoir plus aisément par leur moyen détrosner son pere.

Elle montra dans cette occasion qu’elle étoit veritablement fille d’Isabelle de France sa Mere ; qui dans une conjoncture toute semblable d’un souslevement géneral de ces mesmes Provinces naturellement fougueuses et remuantes, et qui se ressouviennent toûjours de leurs anciens privileges, qui les mettoient mesme au-dessus des Rois. Cette Princesse, dis-je, voyant avec une extrême douleur que Philippe IV. son époux sortoit de Madrid pour aller chastier ses rebelles, et qu’aucun des Grands ne se mettoit en devoir de l’accompagner, elle monta aussitôt à cheval, se fit voir dans les rues de Madrid, alla chez tous les Grands leur reprocher leur lâcheté, et leur representa avec une force heroïque, que c’étoit une grande honte, qu’ils laissassent ainsi partir le Roy pour une expedition aussi dangereuse et contre ses propres Sujets, sans qu’ils en voulussent partager les hazards avec leur Souverain ; que ce n’estoit pas là la coustume de la Noblesse Françoise qui étoit toûjours preste de verser jusqu’à la derniere goutte de son sang pour le service de son Prince. Elle les encouragea de maniere qu’ils partirent tous pour l’armée et en ramenerent le Roi glorieux et triomphant.

J’ay un bon garant de ces deux faits historiques, qu’il me semble que personne n’a touchez, et qui meritoient bien neanmoins qu’on les relevast : principalement le premier qui regarde en particulier nôtre Princesse, et qui fait tant à son honneur ; puisque le mespris d’une Couronne est plus glorieux que la Couronne mesme, et qu’il est plus difficile de la rejetter que de la soustenir. Il faloit bien qu’on la jugeast capable de gouverner, puisque le souverain commandement luy étoit deferé par ceux-là mesme, qui se disent Maîtres en l’art de regner.

Si MARIE THERESE D’AUSTRICHE a eu tant d’attache et d’amour pour son Pere ; bon Prince, à dire le vray, mais peu agissant et peu fortuné : quelle doit avoir été sa passion pour Louis LE GRAND son Espoux ? Elle a été si forte, qu’elle la fit éclater dés son jeune âge. L’Infante Catholique donnoit à tout moment des marques du penchant et de l’inclination qu’elle avoit conceuë pour ce Prince, qu’elle a toûjours regardé comme luy devant être soumise un jour. Quand on vouloit obliger l’Infante de faire quelque chose où elle sembloit avoir de la repugnance, on n’avoit qu’a luy dire que le Roi de France le luy commandoit, elle obeïssoit aussi-tôt aveuglément et avec un extrême plaisir : tesmoin ce qui luy arriva une fois, lorsque Philippe IV. son Pere se promenoit en gondole al Buen Retiro, Maison de plaisance aux portes de Madrid, toute environnée de pieces d’eau. On ne put jamais engager l’Infante de s’y embarquer, parce qu’elle apprehendoit fort cet element, sans que le Roi s’avisa, de luy dire qu’elle ne seroit donc point mariée à Louis XIV. parce qu’il faloit passer la mer pour entrer en France. Quoy qu’elle eût à peine cinq à six ans, elle se jetta incontinent dans la barque avec une hardiesse surprenante, tant le Ciel luy avoit inspiré de penchant et d’inclination pour ce Prince qui luy étoit destiné. J’ay balancé quelque temps si je rapporterois ces particularitez, de crainte qu’en les regardant d’un certain côté, on ne les traitast de minuties indignes de la majesté de la Chaire ; mais S. Augustin m’a determiné, en m’apprenant qu’il ne faut point mesprifer ce qui paroist bas et abjet en apparence, puisque ces petites choses qui semblent legeres ont été les semences et les fondemens, la source et le principe de toutes les grandes que l’on a veues et admirées dans la suite. [11]Noli contemnere quod abjectum est, inde processit quod miraris.

Me voici enfin arrivé au plus bel endroit de la vie de nôtre Grande Reine, qui demanderoit un Panegyrique regulier, un Eloge tout entier. Mais je vous avoue, MESSIEURS, ma foiblesse ; je ne me sens pas assez de force pour soustenir un tel poids ; je ne me trouve pas assez d’adresse, pour déployer, comme il le faudroit, toutes les voiles de l’Eloquence. Deux excellens Orateurs de la Compagnie l’ont fait avec tant de delicatesse dans les superbes Mausolées du Corps et du Cœur de la Reine, que ce seroit une temerité de vouloir retoucher des tableaux faits de si bonne main. Mais que dis-je, MESSIEURS ? le tesmoignage que le Roi luy-mesme a rendu de la conduite soumise et respectueuse de cette Auguste Princesse, de son attache et de sa complaisance pour sa Personne sacrée, ne tient il pas lieu de tous les Éloges qu’on en pourrait faire ? Ne nous degage-t-il pas de ceux que nous en ferions effectivement, si Sa Majesté ne nous avoit pas prévenus ? Son tesmoignage ne vaut-il pas mieux, et ne l’emporte-t-il pas sur toutes ces masses de pierre, sur ces statues d’airain, de marbre et de porphyre, qu’on ne manquera pas d’eslever à sa memoire. Pour moi je n’y voudrois point d’autre inscription sepulcrale pour les animer, que ces paroles du Sage[12] : Vir ejus laudavit eam. Elle a esté louée par LOUIS LE GRAND son Espoux, Tout ce qu’on y mettra ensuite, bien loin d’ajoûter quelque chose à sa gloire, ne fera rien que la diminuer et l’affoiblir. Sa plus grande louange vient de LOUIS LE GRAND, l’amour et les delices de ces Peuples, la terreur et l’effroy de ses Ennemis, l’estonnement et l’admiration de tout l’Univers, l’Arbitre souverain de la Paix et de la Guerre, le Destructeur des Duels et de l’Heresie, le Vangeur de l’Innocence opprimée, le Protecteur des Loix et des Arts, le Remunerateur des Sçavans, Vainqueur et Triomphateur de luy-même, Modérateur et Emulateur de sa propre gloire.

Fasse le Ciel qu’il soit toûjours grand, toûjours bienfaisant, toûjours semblable à luy-même ; qu’il puisse voir pousser ces tendres surgeons des Lis, les voir croistre et multiplier à l’infini, les voir transplantez jusqu’aux extrémitez de la Terre, par tout où a volé la gloire de son Nom.

Fasse le Ciel qu’il puisse jouïr du privilege que nous ne lisons point qui ait été jamais accordé qu’à un seul Roi de l’ancien Testament, grand zelateur de la gloire de Dieu et de la religion de ses Peres, le portrait au naturel de nôtre .Prince ; puisqu’on a dit d’Ezechias[13], qu’il n’y en eut point devant et après luy un semblable. Que ses jours soient prolongez aux despens mesmes des nostres. Que ce qui a été retranché de ceux de la Reine, soit ajoûté aux siens. Enfin que Louis LE GRAND puisse estre long-temps dans la situation admirable ou il paroist aujourd’huy.

La Reine a encore esté louée par ces Astres tres naissans, par ces Anges qu’elle a aussi-tost donnez au Ciel qu’à la Terre, dans le genereux sacrifice qu’elle a fait de cinq Enfans, que la mort luy a enlevez. Après avoir imité Clotilde dans les prieres ferventes et assidues qu’elle faisoit au pied des Autels, pendant que son Espoux combattoit à la teste de ses Armées, elle l’a encore parfaitement imitée dans la resignation Chrétienne qu’elle tesmoigna à la mort de son Fils, qui luy fit dire dans le transport d’une foy vive et animée, qu’elle ne pouvoit s’affliger de la perte d’un Enfant, dont Dieu avoit fait un Roi dans le Ciel.

L’Auguste Heritier de la Couronne, ce Fils unique, dont Dieu a beni le mariage de ses plus saintes benedictions, ne fait-il pas aussi le Panegyrique de la Reine ? Pour bien juger du prefent qu’elle a fait en le donnant à l’Estat, voyons quels Heros nous tenons de deux autres Reines Espagnoles, Blanche de Castille et Anne d’Austriche. L’une nous a donné S. LOUIS et l’autre LOUIS LE GRAND. Quel fera donc ce noble Rejetton qui vient du même Plan ? Quel glorieux avenir n’en devons-nous pas esperer ?

N’attendez pas, MESSIEURS que je m’explique davantage sur la bonté, la douceur et la charité que la Reine a tesmoignée en toutes occasions à ses Sujets. Tous jusqu’aux moindres ont ressenti des effets de son humeur tendre et bien-faisante ; et ils n’auroient pas tous esté abysmez de douleur à sa perte, (il y en a qui en font morts) si elle ne les avoit pas toûjours traitez en veritable Mere. Pour bien juger de sa charité, je vous renvoye au portrait que Saint Paul a tracé de cette vertu, tableau qui semble uniquement pour nôtre Princesse, et qui est comme l’abregé de sa vie. [14]La charité est patiente, elle est douce. La charité n’est point envieuse, elle n’est point témeraire et précipitée, elle ne s’enfle point d’orgueil, elle n’est point dédaigneuse, elle ne cherche point ses propres interests, elle ne se pique point, elle ne s’aigrit point, elle n’a point de mauvais soupçons. Elle ne se réjouit point de l’injustice, mais elle se rejouit de la verité, elle tolere tout, elle croit tout, elle espere tout, elle souffre tout.

Nous en avons encore un portrait vivant et animé dans cette Auguste Princesse, qui vient d’assurer le bonheur de la France, par les nouveaux et precieux gages de sa fecondité. L’on peut voir en la regardant comme dans une glace fidele, une image de cette grandeur accommodante et aisée, de cette grandeur civile et obligeante, qui compatit à toutes les miseres du prochain, qui les envisage comme les siennes propres, qui entre dans tous leurs besoins, qui ne cherche qu’à les soulager et à se rendre utile et necessaire à tout le monde. Mais helas ! MESSIEURS, ces draps mortuaires, qui couvrent de deuil et de tenebres un Palais tout couvert de gloire, tout ombragé de palmes et de lauriers, me rappellent ailleurs, et m’avertissent qu’il faut necessairement finir par le dernier periode de la vie de MARIE THERESE D’AUSTRICHE : ce qui va faire la morale et la conclusion de ce Discours.

 

COMME la Reine avoit toûjours extremement apprehendé la mort, ce qu’elle a eu de commun avec les plus grands Saints : Dieu a permis que sa derniere heure luy ait été entierement cachée, et qu’elle soit morte, pour ainsi dire, sans le croire et sans le sentir. Il y avoit beaucoup à craindre, que cette triste pensée l’ayant souvent inquietée pendant sa vie, l’approche de la mort ne la troublast encore davantage, que ce lugubre appareil n’attendrist son cœur et n’augmentast ses allarmes. Mais la Providence divine veillant toujours au bien de ses Elus, fit en forte de luy dérober un spectacle plus douloureux que la mort mesme. Non feulement elle ne vit point venir cette affreuse ennemie du genre humain, elle ne sentit pas même ce coup terrible que nous avons tous ressenti si vivement, et dont le simple ressouvenir nous perce le cœur. Elle a passé par la commune loy du trépas ; mais ç’a été sans aucun sentiment et sans aucune connoissance. Les craintes, les frayeurs, les ombres pleines d’horreur qui environnent et assiegent en foule le lit des autres mourans, ne se font point approchées du lieu de son repos.

Bien au’ contraire, Dieu luy suscita un Ange, un Envoyé du Ciel. N’est-ce pas le nom que S. Jean donne dans son Apocalypse aux Evesques ? Peut-on autrement appeller son propre Pasteur ? Il survint là comme s’il avoit été mandé exprés ; quoi qu’il fust venu fortuitement et en apparence pour les besoins communs de toute l’Eglise, dont il est le continuel et fidele Mediateur auprés du Prince. Pourrois-je, MESSIEURS, oublier ici un des principaux ornemens de nôtre Compagnie, cet heureux Genie qui a le plus contribué à nous approcher du Trosne, à nous introduire dans cet Auguste Palais ?

Quoy que nôtre Seigneur n’eût pas besoin du secours des Anges dans son agonie ; l’Ecriture neanmoins marque expressément[15] qu’un Ange luy apparut du ciel, pour le conforter ; en quoy il nous a voulu donner l’exemple de nous faire assister au lit de la mort, par quelqu’un de ces Anges visibles préposez à la conduite du petit monde, figures des Intelligences qui donnent le mouvement au grand. Ce secours n’avoit donc garde de manquer à la Reine : une des personnes de tout le Royaume la plus capable de la rassurer, se trouva là à point nommé, pour luy rendre ses derniers devoirs comme son Archeveque, et pour écarter, s’il en eust esté besoin, par ses vives, profondes et pénétrantes lumieres, tous ces vains phantasmes que nous ne voyons que trop souvent s’emparer de l’esprit des autres moribonds. Il accourut aussi-tost, il la munit du S. Viatique, il luy administra le Pain des Anges, le Pain des forts. Il luy dit sans autre preparation ces paroles qui font trop belles et trop Chrétiennes pour n’avoir pas esté recueillies, et qu’on me sçaura gré d’inserer icy.

Dieu vous a visité, MADAME, par une douloureuse maladie, et vous l’avez receu avec un respect  et une patience, qui a donné de l’edification à tout le monde. Il s’approche de vous à ce moment d’une maniere bien plus avantageuse, puisque c’est pour s’unir à vous, et pour vous unir avec luy : ce précieux gage de son amour qu’il vous a laissé sur la terre, ne vous a été accordé que pour vous rendre immortelle dans le Ciel. Il ne faut plus songer, MADAME, qu’à cette couronne precieuse ; il l’a preparée pour ses Elus, et la terre entiere vous feroit nuisible, si elle vous empeschoit d’estre mise dans ce nombre. Ce Dieu fait humble jusqu’à l’aneantissement, demande à vostre esprit et à vostre cœur de vous humilier devant luy. Les Souverains ne luy plaisent jamais mieux qu’en cet Estat, Croire en luy, l’aimer uniquement, s’offrir en sacrifice à sa majesté divine, sçavoir se conformer entierement à ses ordres. Voilà, MADAME, la preparation qu’il demande de vous, et sans laquelle vous devez tout craindre, et n’avez aucun bien à esperer. Faites, MADAME, reflexion sur ces sentimens, vous n’avez aucun temps à perdre ; et songez, que de la bonne ou de la mauvaise disposition que vous apporterez à cette derniere action Chrestienne, depend peut-estre le bonheur de vostre éternité.

Oserois-je prendre la liberté d’avancer ici par forme de pieuse conjecture, qu’il semble que Dieu ait permis qu’on n’eust pas le temps d’administrer à cette Princesse la sainte Onction des mourans ; comme s’il nous avoit voulu monstrer par là visiblement en quelque forte l’innocence et la pureté, de ses mœurs ; la bonne odeur et l’onction miraculeuse de sa vie veritablement Chrétienne, suppléant en quelque forte au défaut de celle-cy.

Car il paroist par la recherche de la plus haute antiquité Ecclesiastique, que l’on ne donnoit gueres le Sacrement de l’Extreme-Onction aux personnes de mœurs irreprochables et de sainte vie. Tesmoins les Athanases, les Chrysostomes, les Nazianzes, sans parler d’une infinité d’autres Saints rapportez par Gregoire de Tours où il n’en est fait aucune mention dans leur Histoire, si exacte et si circonstanciée d’ailleurs.

La raison de cette conduite est fondée sur ce que l’Eglise a toûjours regardé l’Huile sacrée des Infirmes, comme la consommation de la Penitence, comme un baume salutaire qui sert à consolider les playes, qui sert à expier les restes des pechez ; c’est-à-dire la langueur et l’infirmité que l’ame a contractée par l’habitude du peché, comme l’explique le Catechisme du Concile de Trente. Etsi in peccatis fit, remittentur ei, dit formellement l’Apostre S. Jacques ; d’où vient qu’on la donnoit autrefois avant le saint Viatique ; coustume que l’on observe encore aujourd’huy en quelques Dioceses ; et elle tient lieu pour lors de preparation à la divine Eucharistie.

Il est certain que l’usage constamment establi en plusieurs Provinces ; porte de ne point administrer ce Sacrement aux enfans qui n’ont pas atteint l’âge de discretion ; l’Eglise ne jugeant pas qu’il y ait rien à nettoier des fautes contractées en Adam dans ces ames tendres et timorées, qu’elle présuppose avoir conservé leur innocence baptismale.

La voix du peuple, qui est si souvent la voix de Dieu, ne dit-elle pas quelque chose d’approchant de la Reine ? Ce contentement unanime de tous les Fideles sur le bruit qui s’est respandu de sa sainteté, n’est-il pas d’un heureux présage ? N’a-t-il pas accoustumé de devancer l’Oracle de l’Eglise, émané du centre de la Verité ; de la Chaire Apostolique, qui ne fut jamais plus en droit de régler l’objet du culte des Fideles, qu’aujourd’huy qu’elle est si dignement remplie par un Souverain Pontife qui est la sainteté mesme.

Quoy qu’il en soit de ce raisonnement que je soumets à la décision de mes Superieurs, estant fortement persuadé avec toute l’Eglise, que ce Sacrement a esté institué par JESUS-CHRIST pour relever nostre courage, et pour nous faciliter l’entrée du Ciel au sortir de cette vie, et que tout Chrestien doit souhaiter d’estre en Estat de le recevoir, autant qu’il est possible, avec toute la religion et la pieté requises. S’il est-permis de presumer de la sorte, de la privation de ce Sacrement à l’égard de nostre Princesse, nous pouvons dire avec bien plus de fondement et d’assurance de la privation de sa vie, arrivée dans le plus florissant Estat de son âge, ce que S. Basile de Seleucie a dit du premier exemple de la mort, qui a paru dans le monde. O res inopinatas ! in mortis vestibulo tabula resurrectionis legitur. O merveille surprenante et inouïe ! l’on voit dans le vestibule du temple de la mort, un tableau vivant et animé de la resurrection. Comment un tel prodige est-il possible ? et cela n’enveloppe-t-il pas contradiction ? N’en doutons point, MESSIEURS, puisque l’innocent Abel, la premiere et la plus expresse figure de JESUS-CHRIST, a subi le premier la commune loy du trepas. Il semble qu’une loi faite pour des coupables, qui s’estoient attiré eux-mesmes ce chastiment par leur prevarication criminelle, devoit estre premierement executée sur leurs personnes, et qu’ils en devoient subir les premiers la peine. Cependant l’innocent Abel est immolé ; assurément que Dieu nous a voulu donner par là un arrhe et un gage certain de la resurrection : en faisant que la mort fervist de passage à la vie, et qu’elle devinst pleige et caution de l’immortalité.

C’est que Dieu qui est misericordieux dans le plus fort mesme de sa colere, a voulu nous faire luire au travers et au milieu mesme des ombres de la mort et de ses plus épaisses tenebres un rayon d’esperance et de resurrection. Et mortis primam viam, mortis dissolutionem fore spondet.

Cette mort prématurée prouve manifestement qu’il y a une autre vie meilleure que celle-cy, pour recompenser les justes : et comme un Pere a dit, parlant du sacrifice d’Abraham, que c’estoit une forte d’engagement que Dieu prenoit pour immoler un jour son propre Fils, afin de ne se pas laisser vaincre en magnanimité et en grandeur de courage par les hommes : aussi la mort avancée d’Abel, est une autre forte d’engagement que Dieu prenoit d’une resurrection glorieuse, pour le dedommager dans l’éternité de ce qu’il avoit perdu dans le temps. O res inopinatas ! in mortis vestibulo tabula resurrectionis legitur.

Disons donc de nostre Auguste Princesse, enlevée au milieu de sa course par un jugement de Dieu, qu’il ne nous est pas permis de fonder, ce qui a esté dit autrefois d’une grande Imperatrice, qu’elle n’a quitté le Royaume de la Terre, que pour entrer en possession de celuy du Ciel ; qu’elle n’a perdu qu’une Couronne corruptible, pour acquérir la Couronne d’immortalité et de gloire : (la couronne des Rois, quelque fermée qu’on la fasse, estant à jour, tousjours entr’ouverte aux traits funestes que la mort y decoche à toute heure) en un mot, qu’elle n’a fait que passer d’un Trosne à un autre.

Si cette mort avancée de la Reine est un figne et un présage de resurrection glorieuse pour elle : ne devons-nous pas au contraire apprehender qu’elle ne devienne un figne de reprobation pour tant de mauvais Chrestiens, et qu’elle ne s’esleve au jour du jugement, comme une autre Reine de Saba[16], pour leur reprocher leur peu de foy et de religion, le peu de cas et de profit qu’ils ont fait de tant de grands exemples qu’elle a donné à son siecle. Je n’entre point dans le détail des merveilleux rapports qui paroissent icy : je sçay trop bien devant et pour qui j’ay l’honneur de parler. Nous sommes trop vivement penetrez de reconnoissance pour nostre genereux Bienfacteur, pour le perdre tant soit peu de veuë.

Quelle opposition des vertus de MARIE THERESE D’AUSTRICHE à nos defauts ! Quel esloignement de sa conduite à la nostre ! Nostre corps a esté plongé dans les eaux salutaires du Baptesme ; mais nostre cœur est tousjours plongé dans l’amour du siecle. Nostre front a esté marqué du figne de la Croix, du seau et du caractere des Prédestinez ; mais nostre cœur l’abhorre, nostre front en rougit, nostre bouche le desavouë ; nous ne sommes pas dignes de porter un si beau nom, en menant une vie si peu conforme à nostre Estat.

La raison de ce desordre vient de ce que la crainte de Dieu est entierement bannie du cœur des hommes, qu’ils errent sans cesse au gré de leurs désirs, se laissent aller au torrent du siecle, au poids de la cupidité qui les entraisne. Le panchant qu’ils ont pour les choses caduques et perissables, est si grand, qu’ils se laissent seduire par leurs moindres attraits.

Comment ferons-nous donc, pour nous garantir de tant d’écueils ? Comment ferons-nous, pour nous mettre à couvert de tant d’ennemis ? Courons au tombeau de nostre Princesse ; c’est une escole ouverte, où elle nous enseigne un moyen infaillible de nous tirer de tous ces pieges. Ecoutez-la, MESSIEURS.

[17]Venite, filii, audite me, timorem Domini docebo vos. Venez, mes enfans, venez, mes fideles sujets, je vous apprendrai à craindre le Seigneur, à honorer le Roy, et à aimer vostre prochain. Ne courez point aprés ces imaginaires grandeurs du monde, qui nous eschappent au moment que nous commençons à en jouir. Ne courez  point aprés ces richesses, qui traisnent tost ou tard l’injustice après elles, si l’injustice ne les devance. Ne courez point aprés ces plaisirs détrempez de tant d’amertumes, qui ne laissent que des remords cuisans et des repentirs éternels. Ne courez point aprés cette vaine gloire, qui n’est rien ; si vous avez à vous glorifier[18], glorifiez-vous comme moy dans le Seigneur. Voilà tout ce qui m’est resté de ma grandeur : voilà tout ce qui fait le sujet de ma joye et de ma felicité éternelle. : voilà l’effet qu’a produit en moy la crainte de Dieu : Venite, filii, audite me, timorem Domini docebo vos.

Qu’un tel exemple nous confonde d’une sainte honte : apprenons dans nostre bassesse à craindre le Seigneur, aprés avoir veu une telle Majesté soumise si genereusement à Dieu. Tremblons à la veue d’une si profonde humiliation dans le premier Trosne du monde, c’est le vray moyen de ne point apprehender un jour à l’article de la mort, la rigueur des jugemens de Dieu, dans ce jour de calamité et de misere ; dans ce jour décisif de nostre bienheureuse éternité. C’est le conseil que nous donne S Augustin, de chasser la crainte par la crainte. Metuamus, ut non metuamus.

Pourquoy ne craindrions-nous pas, MESSIEURS ? Pourquoy ne ferions-nous pas frappez d’une crainte salutaire sur l’incertitude de nostre destinée ? puisque nous ne sommes pas tout-à-fait exempts d’apprehension et de crainte pour le salut de cette grande Reine, quelque remplie de vertus qu’elle nous ait paru. Dieu nous enseigne qu’il découvre des fautes dans les ames les plus pures et les plus innocentes, qu’il apperçoit des taches dans les Anges mesmes. Prions donc la divine Bonté, qu’il luy plaise vouloir expier ce que la fragilité humaine n’auroit peu éviter dans cette religieuse Princesse. Unissons nos vœux et nos prieres à celles de toute l’Eglise, afin d’obtenir de sa misericorde infinie, que la Reine, aprés avoir esté l’exemple et l’édification de tous les Fidéles icy-bas sur la terre, puisse estre encore reverée bien-tost sur ces mesmes Autels, comme l’Ange tutelaire, et la Protectrice de la France dans le Ciel.

 

 

 

 

[1] Mulier timens Dominum, ipsa laudabitur. Proverb. 31.

[2] Memento dierum antiquorum. Cogita generationes singulas, interroga patrem tuum, et annuntiabit tibi ; majores tuos, et dicent tibi. Deut. 32. 7.

[3] Alcala de Henares.

[4] Qui timet Dominum, in mandatis, ejus volet nimis. Pf. 111.

[5] Providebam Dominum in conspectu meo semper : quoniam a dextris est mihi, ne commovear. Pf. 15.

[6] Escam dedit timentibus se. Pf. 110.

[7] Immobilis in timore Dei permausit. Tob. 2. 14. Timor Domini sanctus permanens in saeculum saeculi. Pf. 18.

[8] Quam magna multitudo dulcedinis tuae, Domine, quam abscondisti timentibus te ! Pf. 30. 20.

[9] Abscondes eos in abscondito faciei tuae à conturbatione hominum. Proteges eos in tabernaculo tuo à contradictione linguarum, Pf. 30. 21.

[10] Omnis gloria filiae Regis ab intus.

[11] S. August. Hom. 36. tom. 10.

[12] Proverb. 31. 23.

[13] Post eum non fuit similis ei de cunctis Regibus Juda, sed neque in his qui ante eum praecesserunt. 4. Reg. Dedisti hereditatem timentibus nomen tuum. Dies super dies Regis adjicies. Pf : 60. 6. 7. Cum me simul laudarent asta matutina, et jubilarent omnes filii Dei. Job. 38. 7.

[14] Charitas patiens est, benigna est : Charitas non aemulatur : non agit perperam : non inflatur, non est ambitiosa : non gaudet super iniquitate ; congaudet autem veritati : omnia suffert ; omnia credit ; omnia sperat, omnia suffinet. r. Cor. 13. Et atram laureatis foribus induet vestem. Seneca de Consolatione ad Polyb.

[15] Apparuit ei Angelus de coelo, confortans eum. Lucas 22. 4.

[16] Regina Austri surget in judicio cum generatione illa, et condemnabit eam : quia venit à finibus terrae audite sapientiam Salomonis : et ecce plus quàm Salomon hic. Matth. 12. 42.

[17] Pf. 33. 12.

[18] Qui gloriatur, in Domino glorietur. I. Cor. 31.