La mémoire des mots

Le 4 juin 2015

Michael EDWARDS

Bloc-notes de juin 2015

 

Comme notre cerveau est plus intelligent que nous, notre langue se souvient de ce que nous oublions. La vie des mots est longue et variée et leur mémoire, tenace. Leurs origines (comme celles des formes syntaxiques) nous offrent des mondes perdus, à condition, cependant, de les entendre. Il semblerait que les Français, parlant une langue romane relativement homogène, soient peu conscients de l’histoire de la géographie diverses des mots, et ainsi peu prompts à évoquer le passé par celui des vocables et à jouer sur les différences entre les étymologies.

Plus des quatre cinquièmes des mots français viennent en effet du latin, mais il suffit d’ouvrir un dictionnaire à presque n’importe quelle page pour s’étonner du patchwork coloré de la langue. Ce qui suggère deux sujets de réflexion. Au lieu de noter passivement qu’algèbre vient de l’arabe, banane du bantou, chocolat du nahuatl, kiosque du turc, paréo du tahitien ou parka de l’inuit, nous pouvons observer que les langues se parlent entre elles (tels les mots d’un poème) et qu’elles ont besoin les unes des autres. Même si le nomadisme des mots ne diminue pas l’incompréhension créée par la multiplicité des langues, ces petites lumières de l’ailleurs s’allumant de temps à autre dans une conversation ou un texte en français nous invitent à accueillir l’autre et à aller vers lui et constituent un très modeste anti-Babel. Le voyage de pyjama est typique et réjouissant : il passe par le persan, l’hindi et l’anglais avant de s’intégrer dans le français. La biographie des mots est souvent un récit d’aventures – ou, moins agréablement, un récit de conquête.

Il convient avant tout d’être sensible à la présence dans le français moderne (à côté des Romains et des Grecs) des Gaulois et des Francs. Les Gaulois interviennent dans la vie de tous les jours dès qu’il s’agit d’exercer notre gosier, de marquer une charpente, de signaler un truand, ou simplement de craindre, de bercer, de briser, de changer. Ils nous attendent à la campagne dans l’alouette, le mouton, le bouc, dans la bruyère, le chêne, le sapin. Nous marchons sur leurs traces en suivant un chemin, en passant sur un arpent, un talus, une dune, en pataugeant dans la boue jusqu’à un quai. Nous nous promenons en Gaule grâce à quelques milliers de noms de lieux qui ont survécu, des Cévennes et des Vosges au Morvan, de l’Oise et la Marne à la Seine, de Bordeaux et Lyon à Paris.

Les Francs nous accompagnent également dans notre quotidien, en nous environnant de bleu, de gris, de blanc, en qualifiant quelqu’un de riche ou de hardi, en désignant un garçon ou, à la place d’un truand, un félon, en pénétrant dans notre orgueil ou notre honte, en nous permettant de haïr, de haranguer, de ricaner. La campagne, qui parle parfois gaulois, parle aussi francique, dans épervier, troupeau, frelon, hêtre, houx. Sans oublier maréchal ou trop, la France et les Français.

La présence de tels mots, et de beaucoup d’autres puisés aux mêmes sources, importe-t-elle vraiment, vu l’essentielle latinité du français ? Ou le fait que la numération par vingt (quatre-vingts) vient des Gaulois, le préfixe mé- (méfiance, méchant, mépriser), des Francs ? La collaboration de ces deux langues dans la formation du français nous rappelle que nous ne parlons pas une langue pure, et devrait nous inciter à chercher, en vue du bien-être, de l’évolution et de l’enrichissement de langue, autre chose qu’une pureté inhospitalière et de toute façon chimérique. Surtout, les origines des mots sont aussi nos origines. Négliger des régions du passé nous prive des parties correspondantes de nous-mêmes. Les Gaulois précédèrent les Romains sur le territoire national ; ils constituent l’être le plus reculé des Français. Les cent cinquante mots courants et les noms de lieux qu’ils ont transmis donnent accès, pour l’esprit comme pour l’émotion, à un lointain passé encore vivant dans ce qu’ils nomment. Les Francs viennent d’ailleurs et apportent un tout autre idiome indo-européen. Leurs quelques cinq cents mots encore existants ouvrent une petite fenêtre, dans le latin évolué qu’est le français, sur la grande aire des peuples et des parlers germaniques, et encouragent à reconnaître l’apport de ces envahisseurs dans l’expérience même d’être français.

Il faudrait continuer de réfléchir sur la France bilingue entre le Ve et le Xe siècle, suivant l’arrivée des Francs, et sur la recommandation du synode de Tours (813) de prêcher, non pas en latin, mais en langue romane ou « tudesque ». Sur le fait que les Serments de Strasbourg (842), qui marquent la naissance du français, sont rédigés en roman et en francique, et que la Séquence de sainte Eulalie (vers 880), première attestation littéraire du roman, se trouve dans un recueil où apparaît également un poème en francique. On pourrait noter la présence dans la France actuelle d’une version de cette langue, en Lorraine, et de plusieurs autres langues germaniques, comme, dans le français moderne, de beaucoup de mots venus de dialectes germaniques, ou du vieux scandinave des Normands, du hollandais, – et même du vieil anglais. Le monde germanique est actif dans la langue française, et lui donne une autre dimension. Nous passons entre le germanique et le latin, entre le Nord et le Sud, en disant tout simplement guerre et paix, le bouton de la rose ou, avec Pascal, un roseau pensant.

Michael Edwards
de l’Académie française