Discours de réception de M. Michael Edwards

Le 22 mai 2014

Michael EDWARDS

Réception de M. Michael Edwards

DISCOURS

PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE

le jeudi 22 mai 2014

———

 

M. Michael Edwards, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Jean Dutourd, y est venu prendre séance le jeudi 22 mai 2014 et a prononcé le discours suivant :

 

Mesdames, Messieurs de l’Académie,

En m’ouvrant la porte de votre illustre Compagnie, vous accueillez en votre sein bien pire qu’un étranger : un Anglais. Le geste pourrait sembler imprudent à une époque où le vrai anglais universel, ainsi que la mondialisation d’un faux anglais rabougri et bizarrement accoutré, menacent la langue française que vous avez pour mission de sauvegarder. Qu’aurait dit Vaugelas ? Qu’aurait dit Jean Dutourd, mon pugnace prédécesseur ? S’il parvient, du ciel, de l’autre immortalité, à discerner nos petites agitations, se félicite-t-il d’avoir pour successeur un Britannique ? J’ose l’espérer. Comme vous le savez, appartenant à une nation d’excentriques, j’ai poussé l’extravagance jusqu’à choisir d’écrire pour l’essentiel en français, en contestant même l’idée reçue qui suppose que la poésie, qui sonde la matérialité des mots, leurs relations, leurs mémoires et qui naît d’un rapport intime et affectif avec le langage, ne peut s’écrire que dans la langue que l’on a gazouillée enfant. Vous avez senti chez moi une attirance irrésistible pour la langue française, vous m’avez honoré en m’invitant à la soutenir à vos côtés, en sorte que le fauteuil 31, qui comptait déjà deux exclus et un guillotiné, compte aussi, dorénavant, un immigré.

En accomplissant ce rite agréable et solennel, je me rappelle ce qu’était pour moi l’Académie française vue de la lointaine Angleterre. Dès le lycée, elle paraissait une réalité irréelle, un rêve qui faisait rêver, un peu à la manière de la pagode chinoise dans les jardins botaniques de Kew, tout proches de mon enfance. Je m’apercevais peu à peu qu’elle était unique, une de ces exceptions françaises, de ces institutions incomparables dont il convient de défendre coûte que coûte la nature spécifique. Il m’a plu par la suite de savoir qu’un autre poète anglais, Matthew Arnold, voyait dans l’Académie une preuve éclatante du génie du cardinal de Richelieu, qui avait compris qu’une nation pense par sa langue, et qu’il existe un rapport étroit entre la santé d’une langue et la santé de ceux qui la parlent. Il semblait en effet, au jeune poète que j’étais, que l’Académie, qui a pour vocation d’être la demeure de toutes les excellences, est notamment le lieu où se met en œuvre et en valeur le français, grâce aux écrivains qui ont à la fois défendu et illustré la langue française et sa littérature. À Cambridge, à Christ’s College, des académiciens contribuèrent à mon éducation, en premier lieu Racine. Il me révéla une autre manière de sentir, de penser, de vivre le moi et le monde, et par sa façon d’écouter le chant des sons et de la syntaxe, par son sens de l’ordre à établir dans une œuvre, il vint à représenter pour moi, face à la différence anglaise de Shakespeare, l’être même de la poésie française.

Maison de la création littéraire et de l’esprit chercheur, l’Académie me rappelle aussi, au moment d’en franchir le seuil, tout ce que je dois à Jacqueline de Romilly, à ce trésor de sagesse et de bonté dont la disparition nous attriste tous et que j’aurais tant aimé, aujourd’hui même, remercier.

L’apparition, dans la langue française, d’un autre monde, avec sa musique, sa lumière et ses secrets, l’initiation à une autre manière d’être ne m’empêchent évidemment pas d’aimer et d’admirer l’anglais, mais affinent la perception que j’en ai. La beauté ordonnée du français ne me rend pas insensible à la belle exubérance de l’anglais, multiplicatrice d’horizons. Issu d’un mariage forcé mais pleinement heureux entre le Nord et le Sud de l’Europe, entre les idiomes des Germains et des Latins, l’anglais de Chaucer, Shakespeare, Dickens, Joyce, biforme, bilingue et ouvert au monde, cherche moins à se purifier qu’à s’enrichir. Il évolue, il vit, par une invention incessante et des emprunts nombreux. J’aimerais penser que l’anglais, perçu comme l’ennemi héréditaire et terriblement actuel du français, pourrait au contraire lui être utile. Car il n’est pas question, au fond, là où l’esprit raisonne sérieusement et voit clair, de rivalité. La pluralité des langues est un cadeau inestimable, qui fait proliférer les polyphonies des paroles, et des perspectives existentielles et ontologiques sur la terre et le ciel.

*
*    *

Poète, j’apprécie toujours davantage la langue anglaise et cette langue française que Jean Dutourd passait sa vie à chérir, à défendre et à animer de son génie. Une certaine idée de la France, que lui avait communiquée son père, était une des passions de sa vie. Il chantait inlassablement la gloire de son pays, « sel de la terre », et de ses compatriotes, « race des élus ». Ce qui ne l’empêchait pas d’admirer l’Angleterre, où il travailla pendant trois ans pour les services français de la BBC, ni de savourer la littérature anglaise, surtout Oscar Wilde, Sterne, Chesterton, qu’il traduisit, et Stevenson. Ces choix ne sont pas banals : ils démontrent l’indépendance de son jugement. Quant à la langue française, il craignait que son altération par le jargon et les anglicismes ne menaçât l’être intime des Français, leur capacité de penser et de sentir avec justesse et lucidité. Il savait, écrivain, que tout ce qui touche au langage touche également à la totalité de notre expérience, à notre recherche de l’autre, à notre cheminement entre le bien et le mal.

Il militait sans cesse pour le français, avec un talent de polémiste allègre et étonnamment érudit, dans des associations, des articles de journaux, dans ses travaux académiques et ses romans. Parler, cependant, de ses activités, de son action, soulève une difficulté. Au moment de préparer son propre discours de réception, il demanda à son ami Maurice Schumann, qui le recevait, de ne pas raconter sa vie. Il avait découvert que ce mystère que l’on appelle ma vie se dérobe aux regards et se cache en des lieux imprévisibles. D’où l’évocation, dans Les Taxis de la Marne, d’une cinquantaine de photographies mentales, d’un « album personnel que je suis le seul à pouvoir feuilleter », qui ne contient rien de marquant ni de significatif, mais qui constitue « mon histoire la plus secrète et la plus authentique ». Il avait appris surtout, tel Yeats ou Proust, que l’œuvre est la création de quelqu’un d’autre, qui ne coïncide pas avec l’auteur, avec la personne que ses amis connaissent et qui croit se connaître. Pour trouver le lien chez lui entre vivre et écrire, il convient de chercher le niveau profond auquel – observées nécessairement de l’extérieur – son expérience de l’histoire contemporaine et l’aventure de sa création romanesque se touchent.

Il appartenait à la génération 1920, qui avait vingt ans en 1940 et que la défaite provisoire de la France frappa en pleine jeunesse. Ses activités pendant l’Occupation : double emprisonnement, double évasion, participation à la Résistance et à la libération de Paris, rencontre avec le général de Gaulle, lui donnèrent l’espoir, vite déçu, de retrouver la France rayonnante qui avait nourri son imagination. Il passa le reste de sa vie convaincu d’être né dans une basse époque, où la France ne jouait plus un premier rôle, ne s’étant pas relevée toute seule et avec panache comme après les défaites de Louis XIV et de Napoléon, parce qu’elle avait été sauvée de l’Occupation en partie par ses alliés. Les Français, l’amour de la gloire perdu depuis l’armistice, avaient fait de la France, pour citer une de ces comparaisons expressives qu’il produisait copieusement, « une vénérable pendule sur une cheminée […] que personne ne regardait parce qu’elle ne donnait […] plus l’heure ».

Ce sentiment cuisant de perte et de trahison le rendait férocement et joyeusement combatif. Il était déjà, avant 1940, en désaccord avec l’esprit de son temps. Il possédait déjà l’esprit de contradiction, qu’il retrouvait chez son héros Stendhal, toujours en guerre contre le ridicule, « en bon Français ». Le désaccord et la contradiction engendrent la satire, éclairage indispensable et salutaire dans le monde comme il va, et Jean Dutourd la pratiquait à la fois en s’indignant de ce qu’il fustigeait et en se délectant des armes verbales et spirituelles qu’il maniait avec virtuosité. Romancier, journaliste, personnalité célèbre de la radio et de la télévision, il allait au-devant de la controverse, en attaquant sans cesse, en soulevant contre lui les « intellectuels », en choisissant des titres destinés à déplaire, en se moquant de la politesse, de la bienséance et de l’objectivité, qu’il considérait comme des « qualités pour personnes pâles ». Il était donc attaqué à son tour, on le traitait de réactionnaire, de cocardier, de fasciste, on essaya (vraisemblablement) de le tuer. La manière dont il raconte cette dernière mésaventure révèle un trait dominant de son esprit, l’inventivité et la gaieté avec lesquelles il retournait toujours la situation : « J’ai été incendié, écrit-il, par des gens qui n’aimaient pas mon style, puis plastiqué deux ans plus tard par d’autres connaisseurs littéraires. » On aurait pu craindre que son goût pour la provocation ne convînt pas aux mœurs de l’Académie française. Il paraît qu’il se trouvait fort bien parmi vous, tel qu’au sein d’une deuxième famille. L’Académie n’est-elle pas du reste, par son indépendance et son prestige, un foyer de la pensée libre où l’on n’a pas de compte à rendre au politiquement correct (qui interdit, précisément, de penser), un lieu où l’on cherche à voir clair ?

Son sentiment d’être orphelin de la vieille France ne cessait de croître. Communiste de cœur en 1943, grand ami d’Aragon, il trouva pourtant le général de Gaulle, un peu comme on trouve Dieu, vit en lui, dans ce hurlement de frustration et de colère que sont Les Taxis de la Marne, le seul Français possédant, devant la cacophonie de l’Histoire, l’oreille absolue, et lui voua toute sa vie une sorte de culte. Il glissait, avec beaucoup de courage, de plus en plus vers la droite – ou plutôt, hors des cases sommaires habituelles –, en pensant l’impensable : que la démocratie, qui est un déferlement de paroles, plonge la société dans l’illusion et le mensonge, et que la France était plus elle-même sous la monarchie. Le héros tragique et minable des Horreurs de l’amour, Édouard Roberti, député radical, est présenté, par le gâchis de sa vie et sa longue descente dans le grotesque, comme le reflet de la IVe République. Il meurt le premier jour de la première campagne électorale de la République gaullienne.

Ses convictions portaient-elles Dutourd à écrire des romans réalistes, à opposer au réalisme socialiste un réalisme conservateur ? On pourrait le croire, à lire distraitement certaines de ses affirmations. La première règle pour le romancier, ou pour le peintre, et la source principale de leur bonheur d’artiste, serait de « faire ressemblant ». Dutourd aborde ici la question éternelle que se posent également les poètes et les dramaturges, sur le rapport énigmatique entre la réalité et l’œuvre, cette chose singulière et sui generis que nous faisons exister et qui nous surprend toujours. Mais il soutient qu’Apollinaire nous montre dans ses nouvelles des choses « devenant insolites à force de ressemblance ». Le paradoxe est nécessaire pour décrire l’effet produit par un art qui s’éloigne du réel familier à mesure qu’il s’en approche, et qui s’en approche à mesure qu’il s’en éloigne. Qu’un arbre peint par un grand artiste ressemble à un arbre, ou qu’un évènement raconté par un grand écrivain ressemble à un évènement, nous transporte dans le domaine de l’étrange, à cause du décalage entre l’œuvre, avec ses lois propres, et la réalité. Baudelaire avait évoqué de même, à propos des nouvelles de Gautier, la « magie », non pas du fantastique ou de l’extraordinaire, mais de la « vraisemblance ». C’est en s’efforçant de rester fidèle au réel que l’on y dévoile une autre dimension, insolite et magique.

Le réalisme cède aussi devant la caricature, que Dutourd tenait pour sérieuse « parce qu’elle tire au jour violemment ce qui était caché ». Cette violence de l’art répond à une réalité complexe et obstinée où le réalisme primaire ne rend que les apparences. On comprend dès lors qu’il fût attiré par une certaine tendance de la littérature anglaise, chez Fielding, par exemple, ou Dickens, dont un des personnages, en examinant un portrait, le trouve si ressemblant « qu’il pourrait presque être une caricature ». On comprend aussi qu’il admirât Oscar Wilde, qui va encore plus loin. Dutourd sentait que peu d’auteurs l’avaient influencé davantage. Il estimait par ailleurs que, à l’encontre de l’opinion généralement admise, Wilde avait un « bon cœur » et un « esprit de charité et d’amour », ainsi qu’en témoignent, en effet, particulièrement ses nouvelles. Il introduit Wilde en personnage dans Mémoires de Mary Watson, pour qu’il expose, avec des exemples imaginés par Dutourd, l’essentiel de sa théorie artistique. Lorsque le peintre américain Whistler reproduit une cafetière, la vraie cafetière ne se trouve pas sur la table mais sur la toile ; par la suite, dans l’esprit des gens, toutes les cafetières se mettent à ressembler à celle de Whistler. Monet, en peignant la gare Saint-Lazare, qui n’était auparavant qu’un amas de noir, de fer et de fumée, la change en elle-même, la fait devenir ce qu’elle est : quelque chose de précieux et de sublime. La vie, en imitant l’art, commence à lui ressembler. Autrement dit, le roman, le tableau, le poème, en avant du réel, constituent des lieux fictifs où les faits sont transfigurés, où nous tâchons de voir autre chose au-delà d’un monde à la fois splendide et horrible. Je suis tenté d’ajouter que toutes les formes d’art opèrent, plutôt que la mimèsis aristotélicienne, l’anaktisis, la re-création de la réalité, mais, connaissant la répugnance de Dutourd pour le discours savant, je sens qu’à entendre ces mots grecs, il murmurerait « cuistre » !

Déshérité dans l’univers méconnaissable de l’après-guerre, il devait trouver de l’espoir dans cette capacité innovante de l’écriture, son autre passion. Car Mémoires de Mary Watson concrétise l’idée que Wilde y exprime : le roman constitue une fiction qui attire sans cesse le réel dans la littérature. Des célébrités de l’époque, Wilde, Whistler, Mallarmé, Verlaine, côtoient des personnages tirés de Conan Doyle : Sherlock Holmes et le docteur Watson, et d’autres personnages inventés par Dutourd. La narratrice est doublement imaginaire, étant l’épouse de Watson. Elle raconte des choses extravagantes parce qu’elle a assimilé la leçon de Wilde. Jeune, écrit-elle, on croit Jane Austen les yeux fermés, alors que ce sont Balzac ou Dickens, avec leurs « énormités », qui dictent à la réalité « ce qu’elle sera ». Son histoire en contient une autre, un long récit d’aventures dans le goût du xixe siècle raconté par Holmes, et l’étude des mœurs de la bonne société victorienne se mue en roman à suspense. Le signe le plus magistral du passage de la vie vers la fiction qui la renouvelle, c’est l’ambition du docteur Watson d’écrire les exploits de Sherlock Holmes en donnant à cet être paraissant sec et désagréable une allure séduisante et romanesque : en le transformant en héros de roman, en un Sherlock Holmes possible.

Mémoires de Mary Watson, rédigé sur un ton étincelant et sans faille, témoigne de la variété des ouvrages de Jean Dutourd et de son brio. Quelle gageure que de faire parler Mallarmé, Verlaine et surtout Oscar Wilde, aussi éblouissant dans sa conversation que dans ses écrits ! Il s’en tire brillamment. Et nous découvrons dans ce roman un des aspects du « vrai » Dutourd, non pas celui de la biographie, mais celui, transformé, qui vit dans son œuvre.

*
*    *

Si son invention romanesque dépassait le réalisme, l’examen de ce qu’il considérait comme un monde fourvoyé et perdu dans l’illusion débordait le cadre de la politique. La pire des illusions serait de se tromper sur soi, avec les malheurs qui s’ensuivent. Nombre de ses personnages vivent, dans l’inconnaissance de soi, à la frontière entre l’erreur et le mensonge. Même les Poissonard d’Au bon beurre, qui s’enrichissent pendant l’Occupation en faisant du marché noir avant de passer pour des patriotes, juste avant la Libération, grâce à quelques actions en réalité ignobles, ne se voient pas tels qu’ils nous paraissent et sont trop entiers dans leur égoïsme et trop inconscients de ce qu’ils font pour être de véritables hypocrites. Roberti surtout, dans Les Horreurs de l’amour, se dégrade par petites étapes, en s’échinant à se convaincre qu’il n’aime pas sa maîtresse et que leur liaison sera sans conséquences.

Pour Dutourd, ce défaut de présence réelle à soi-même est dramatique. Il cite Stendhal disant de Napoléon qu’il avait « emprisonné sa vie dans une comédie grave ». Nous discernons en effet cette prison lorsque nous voyons que notre conscience se dédouble et se multiplie et que nous cessons rarement de nous jouer la comédie, ayant décidé arbitrairement quelles idées et quelles émotions nous conduisent. Dutourd distingue dans les mirages que nous cultivons, dans « cette éternelle duperie intime » qui est le lot des hommes et par laquelle la réalité du monde et du moi est voilée, l’effet du péché d’orgueil. C’est sans doute, pourrait-on ajouter, l’effet principal du péché originel. Nous ne savons pas qui nous sommes.

Si un discours de réception à l’Académie française devait ressembler à une conversation à table dans la bonne société anglaise, où l’on s’abstient de parler politique et religion par peur de détruire l’ambiance feutrée, anodine et délicieusement ennuyeuse, il n’aurait pas fallu que Dutourd décédât et que son successeur fût tenu de parler de lui. Athée dans sa jeunesse, il devint plus tard croyant ; la présence de Dieu sous-tend dès lors son œuvre, et avant tout Les Horreurs de l’amour. Ce roman, où un homme politique marié glisse imperceptiblement dans l’engrenage du mal parce qu’il croit entretenir une liaison par simple désir et où il finit par commettre un meurtre, est assurément son œuvre la plus ambitieuse. Il y raconte, selon son narrateur, « le destin d’un homme », « le Bien et le Mal », mais en faisant descendre ces sujets grandioses dans la trame illimitée, inextricable et en partie déterminante des circonstances qui nous encerclent quotidiennement, dans « cette espèce de grande incertitude de la vie, où rien n’est tout à fait vrai ni tout à fait faux, où tout est cote mal taillée, approximation, tâtonnement, expédient ». La chute infiniment circonstanciée de Roberti et sa lenteur à comprendre sa passion expliquent la longueur exceptionnelle du roman. Il y retrace aussi « la tragédie de notre temps », où le héros est sans grandeur et où son geste meurtrier résulte d’une méprise. Il tue le frère de sa maîtresse qui l’insulte à grands cris afin de briser sa liaison, ne sachant pas que sa sœur a déjà rompu et que Roberti est au désespoir. Dutourd s’attache à montrer, finalement, « un enfer plus vrai et plus détestable […] à la mesure de ce siècle misérable et surpeuplé », les flammes éternelles où certains s’engouffrent sur la terre même, petit à petit et sans s’en rendre compte.

Roberti est présenté sous les traits d’un Faust moderne, qui a vendu son âme sans le savoir, ayant été marqué par la « grâce noire » de Satan, et qui reçoit dans ses mains, afin de tenir et de poignarder un homme vigoureux et plus jeune que lui, une puissance qui « n’était pas de ce monde ». Mais un Dieu qui s’éloigne du convenu est à l’œuvre également. Une jeune femme, dans Le Séminaire de Bordeaux, sent à côté d’elle la présence de Dieu, « bonté insatiable et monstrueuse ». Dutourd suppose la même qualité chez tous ceux, croyants ou non, qui agissent selon les principes – ou plutôt, sous la dictée – de l’altruisme. Dans Les Horreurs de l’amour, l’esprit borné et intempestif de Valentin, frère de la maîtresse de Roberti, perd toute importance devant son dévouement au bien de sa sœur. Il agit à la manière d’un saint pour qui rien n’existe en dehors du salut de son prochain, « ni tact, ni tolérance, ni respect humain, ni pitié ». L’esprit de contradiction fournit à Dutourd cette vision sévère, qui tranche sur la mièvrerie d’une certaine image fort répandue de l’amour de Dieu et de la charité humaine.

Les Horreurs de l’amour sont un roman bien français, et pas seulement parce qu’il raconte un adultère. L’auteur s’applique à analyser dans le moindre détail la psychologie des personnages ; il le fait pendant des centaines de pages, avec une puissance d’observation et une fécondité dans l’invention, à partir d’une maigre anecdote, tout à fait prodigieuses. Publié en 1963, l’année même de Pour un nouveau roman, d’Alain Robbe-Grillet, le livre allait à contre-courant, non pas par opposition à l’air du temps, mais parce que Dutourd poursuivait ce qu’il appelait sa « petite musique » et ne se préoccupait pas du renouvellement du genre romanesque, à moins que cela n’arrivât plus ou moins spontanément par le récit qu’il voulait faire et le monde qu’il voulait construire. Les Horreurs de l’amour effectuent un croisement de Diderot : l’action consiste entièrement en une conversation entre moi et lui sur Roberti et sa déchéance, et de Proust, pour l’analyse psychologique et sociale, et parce que l’histoire qui se déroule dans les paroles des deux interlocuteurs est un roman à venir, que moi se charge de rédiger.

*
*    *

Le livre est complexe, en effet ; moderne à sa façon. Et si Dutourd ne cherchait pas en premier lieu de nouvelles manières de concevoir le roman, il réfléchissait sans cesse sur les arcanes de la création littéraire, en parlait souvent et en faisait parler ses personnages.

Il hésitait, jeune, entre la littérature et la peinture ; Pluche, le peintre dans son roman du même nom, sonde les sources et la pratique de son art avec autant d’acuité que Jacques de Boissy, le jeune romancier du Printemps de la vie. Pluche a appris qu’une œuvre ne vaut, en soi, pour son créateur et pour celui qui la trouvera sur son chemin, que si l’artiste se surprend, en tombant continuellement sur « la nouveauté, l’inattendu, l’inconnu, ce qui ne va pas sans dire ». Même étonnement chez l’écrivain, « myope curieux et intrépide » selon Le Demi-Solde, qui ne sait où il va et qui avance sur la piste en suivant ses phrases. L’œuvre commencerait « par un acte qui modifie le monde en lui ajoutant une idée, un sentiment, une couleur, une mélodie inexplicables » ; la pensée viendrait après, « pour ordonner et exploiter ». Dutourd évoque ici un problème qui nous concerne tous, poètes autant que romanciers, celui du rôle de l’intellect où l’éducation et un préjugé culturel nous ont habitués à nous mouvoir. Il se fie plutôt à la matière de l’œuvre en gestation et des mots qui la composent, sans produire du surréalisme. Il se jette également dans l’écriture pour la joie de se découvrir, de faire peu à peu le portrait de l’inconnu en lui qui brûle de se révéler. L’inconnu paraît, tout comme l’œuvre se crée, non pas à l’aide de l’entendement mais de l’inspiration vue sous un angle moderne, « porte du subconscient qui s’ouvre quand on veille ». Il va jusqu’à déclarer qu’il n’avait à peu près jamais écrit ce qu’il avait voulu.

L’acte d’écrire, lorsqu’il réussit, est un acte gai. Cela peut surprendre, et pourtant Dutourd l’affirme en de nombreuses occasions. La gaieté surgit malgré la tristesse de l’écrivain, malgré la cruauté du sujet. Elle est présente pour le lecteur dans l’œuvre achevée comme pour l’écrivain dans l’œuvre en train de se faire. Elle est la marque des grands écrivains, ainsi que des grandes époques littéraires. Aux antipodes du martyre flaubertien, mais aussi d’un usage ludique de la littérature, elle présente une image inaccoutumée du travail créateur, qui suppose un bonheur semblable à nul autre devant le possible du langage et devant le monde à la fois familier et étrange qui commence à exister. Elle suppose la transmission du bonheur au lecteur, qui s’aventure lui-même dans l’inconnu des mots et du monde.

La gaieté participe plus généralement d’une vision globale de la condition humaine et de la vocation de l’art. Elle s’affirme en dépit du malheur et elle accompagne un pessimisme certain quant à la bonté de l’homme et à l’amabilité de l’histoire. Le pessimisme de ceux qui se sont persuadés que les choses tourneront toujours mal est la ruine de l’âme, tout comme l’optimisme tranquille, mais le pessimisme fortifié par la gaieté, qui voit clairement les vices, les bêtises et les faiblesses à vaincre, est « un facteur d’énergie […] la source de toutes les vertus, l’œuf de l’action ».

Cependant, le Maître de la gaieté semblerait être Dieu. Dutourd le tient, dans Les Horreurs de l’amour, pour un être « facétieux et déconcertant », qui se plaît avant tout dans le « saugrenu ». Dieu se montre ainsi en partie pour déjouer notre orgueil et notre gravité. Dans un monde déchu, il nous empêche de nous prendre au sérieux, d’exhiber dans des paroles sonores le malheur majestueux de notre destin. La vie quotidienne s’ingénie à nous faire la même leçon. Dutourd prend l’exemple d’un curé qui lit son bréviaire en marchant avec des chaussures trop étroites et qui, à chaque pas, est conscient de Dieu et de ses cors aux pieds, loue les anges et maudit le cordonnier. « Nous sommes partagés, conclut-il, entre le Très-Haut et les pieds sensibles. » En tant que Français je pense à Montaigne, à Voltaire, mais en tant que Britannique je reconnais bien ici une caractéristique de la littérature anglaise, qui passe constamment, et philosophiquement, entre l’élevé et le terre à terre. Le diable, en revanche, est compassé et logique, « il endort notre méfiance avec tous les prestiges de la raison ». Il est surtout triste, alors que Dieu est la gaieté même. Dutourd se réfère à saint Philippe Neri, « dont la vie édifiante a été quatre-vingts ans de fou rire, tellement Dieu lui paraissait drôle ».

Ce qui nous conduit vers la tragédie, et vers le cœur de l’œuvre de Dutourd. Le peintre Pluche, en répétant son idée que la gaieté est la porte ouverte sur les œuvres réussies, ajoute : « Tout ce qui n’est pas gai est raté, même les tragédies. » C’est bien vrai, mais qu’il est rare de l’entendre ! Il soutient de même que Beethoven et Rembrandt, « esprits tragiques par excellence, n’attristent jamais ». Nous le savons, mais nous ne voyons pas clairement que cette joie littéraire, musicale ou picturale participe de la substance de l’œuvre et parachève sa signification, qu’elle transfigure et dépasse le malheur sans le nier. Il dit surtout : « Il y a dans l’impuissance et la stérilité quelque chose d’affreux et de tragique, qui est un levain pour les belles œuvres futures. » En un clin d’œil, le mot tragique change de sens. Employé d’abord selon la coloration négative que nous lui donnons à l’ordinaire (il est tragique d’être stérile, de ne pouvoir peindre ou écrire), il devient soudain positif, il désigne ce qui permet de sortir de la stérilité et de créer des œuvres. Par une simple phrase dite presque en passant par un de ses personnages, et qui descend très bas avant de remonter très haut vers l’œuvre et la beauté, Dutourd suggère que la tragédie ne sombre pas, que sa dynamique l’entraîne au-delà du malheur, qu’elle change l’avenir.

Dans Les Horreurs de l’amour, Roberti devient meurtrier et Valentin est sacrifié, mais la femme de Roberti est transfigurée, sauvée, par la colère et le chagrin. Sa maîtresse épouse un jeune homme remarquable, qu’elle n’aime pas mais qui l’aime. Après le passage de la tragédie, qui détruit, exalte et projette en avant sa gaieté en tant que création et forme, la vie quotidienne reprend. Cette vie se déroule également tout au long du roman dans la conversation entre moi et lui, qui commentent l’histoire narrée par ce dernier au cours d’une longue promenade dans Paris. Le passage continuel entre l’histoire de Roberti et la flânerie de deux interlocuteurs qui lui sont étrangers nous rappelle que nous non plus ne vivons pas nécessairement au niveau de la tragédie, que nous connaissons toujours une œuvre tragique – ou épique, ou comique – à distance, assis dans un fauteuil, au théâtre ou chez nous. La vraie vie est ailleurs, mais l’ailleurs est proche.

Plus on étudie l’œuvre de Jean Dutourd, plus on saisit qu’elle dément l’image populaire de l’homme et de ses écrits. Ce batailleur montrait une générosité extraordinaire. Ce faiseur de bons mots désopilants était un homme de cœur, dont la vie, ancrée dans l’amour de sa femme Camille, rencontrée dès l’adolescence, fut profondément ébranlée par la mort, jeune, de sa fille Clara. La sècheresse stendhalienne de son écriture servait à discipliner une âme sensible.

Ses romans et ses autres livres constituent certainement un portrait en relief de la France de la deuxième moitié du xxe siècle, une satire allègre et décapante aux cibles nombreuses. Mais ils innovent aussi, à leur manière, l’acte créateur et la composition romanesque. Ils explorent ce que Dutourd appelle « la grande vérité irrationnelle du monde », laquelle n’est pas contraire mais inaccessible à la raison. Ils témoignent surtout d’une quête et d’une sagesse.

*
*    *

Merci, Mesdames, Messieurs, d’avoir voulu que je siège parmi vous, et de m’avoir offert ce fauteuil 31 où je découvre aussi, parmi mes prédécesseurs récents, Jean Cocteau et Edmond Rostand. Nombre de vos confrères d’antan – Corneille, Boileau, La Fontaine, Racine, Hugo, Claudel, Valéry, Pierre Emmanuel – m’ont accompagné fraternellement dans ma recherche de la poésie et dans ma réflexion sur les rapports entre la poésie et la vie ; j’ai tant écrit sur eux que je me sens presque à ma place dans votre assemblée. Il me suffit cependant de citer ces Noms pour trembler devant l’exigence de l’art, et pour me souvenir qu’à l’université de Cambridge pareillement j’avais un moment l’impression d’être un intrus. Je ne m’en inquiète pas : il faut connaître ses limites, afin de les dépasser.

Pour l’humoriste américain Ogden Nash, « être anglais, c’est appartenir au club le plus select du monde ». Pour l’Oscar Wilde des Mémoires de Mary Watson, que Dutourd écrivit après son élection, « l’Académie française est une sorte de club, comme le Traveller’s, ou à la rigueur la Chambre des lords ». Me voilà deux fois parmi les happy few ! Mais j’envisage autrement l’Académie. Pour venir ici à pied, nous laissons derrière nous les bruits de la ville, la prose de l’ordinaire, et nous traversons le si bien nommé pont des Arts. Un pont se contente de relier l’ici à l’ici, sans prétendre, comme une tour ou un clocher, à la transcendance ; il nous permet toutefois de gagner l’autre rive, en passant au-dessus des eaux de la vie et de la mort, et de nous trouver, un moment, ailleurs. S’élève pour nous recevoir, les bras ouverts, le palais Mazarin, avec une architecture si heureuse dans son sobre épanouissement, si joyeuse dans l’élan de sa coupole, si française dans sa mesure et son équilibre. Si émouvante pour un Anglais, car la chaleur de sa pierre lui remémore la pierre dorée des Cotswolds et d’Oxford. Nous entrons enfin dans cet espace singulier qui ressemble aux lieux réels et pourtant mystérieux qui, dans plusieurs pièces de Shakespeare, accueillent les personnages lorsqu’ils s’éloignent du monde familier, pour être transformés. Je pense au domaine de Belmont dans Le Marchand de Venise, à l’île de Prospéro dans La Tempête et surtout à la forêt d’Ardennes dans Comme il vous plaira, située à la fois en Angleterre et en France. L’Académie ne serait-elle pas également le lieu, pour reprendre trois thèmes qui me tiennent à cœur, du bonheur d’être ici, de l’émerveillement et du possible ?