Les Enfants et les Domestiques

Le 25 octobre 1878

Ernest LEGOUVÉ

LES ENFANTS ET LES DOMESTIQUES

PAR M. LEGOUVÉ

DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies
du 25 octobre 1878.

 

MESDAMES ET MESSIEURS,

Le morceau que je vais avoir l’honneur de vous lire fait partie d’un ensemble d’études sur la famille, qui auront pour titre : Nos Filles et nos Fils. Une des questions les plus complexes que j’y aborde, est certainement celle-ci : les enfants et les domestiques. Cette question a, en effet, bien des aspects différents. Elle n’est plus aujourd’hui ce qu’elle était il y a cent ans. Elle n’est pas en province ce qu’elle est à Paris. L’âge des enfants, leur sexe, la posi­tion des parents, leur fortune, leur caractère, sont autant de circonstances qui la modifient. Je n’ai pas la prétention de la traiter tout entière : je ne parlerai que du présent ; je ne considérerai qu’une moitié des enfants, les filles ; je tâcherai de résumer les idées générales du sujet dans un fait particulier ; ce fait, je l’emprunterai au journal d’une mère. C’est une scène tout intime, et ma seule ambition est que vous puissiez y trouver quelque vérité.

 

FRAGMENT DU JOURNAL D’UNE MÈRE

 

10 mars 1869.

Hier ma fille arriva chez moi tout en pleurs. Son petit cœur de neuf ans était gonflé de sanglots. « Qu’as-tu, mon enfant, au nom du ciel, qu’as-tu ? » Là-dessus, récit entrecoupé de larmes. Depuis près de deux ans, j’ai pris à mon service une femme de chambre appelée Julie, qui, malgré un caractère un peu difficile, me satisfait beaucoup. Intelligente, propre, courageuse, active, son mari ; en mourant, lui a laissé tout le soin d’une petite fille, un peu plus jeune que la mienne, et qu’elle a placée chez sa mère à la campagne. L’enfant est tombée malade d’une fièvre muqueuse. On l’a écrit ce matin à Julie ; de là sa douleur, et de là aussi le chagrin de ma fille. Elle a vu sa bonne pleurer, elle a pleuré comme elle ; elle a entendu sa bonne se désespérer, et elle s’est désespérée autant qu’elle ! Enfin, sa bonne s’est écriée, avec sanglots : « Et penser que je ne suis qu’à dix heures de mon enfant, et que je ne peux pas aller la rejoindre ! qu’elle souffre et que je ne peux pas la soigner ! qu’elle va peut-être mourir, et que je ne lui dirai pas adieu. » Là-dessus, ma chère petite Madeleine, tout courant, est arrivée à moi. « Laisse-la partir ! Laisse-la partir !,.. Elle ne demande que quatre jours ! le temps de la voir... de l’embrasser... — Oui, ma petite fille ! Oui ! Je lui donne huit jours, dix s’il le faut, va le lui annoncer ! » Madeleine partit toute joyeuse, et revint au bout d’un instant, toute triste. « Julie te remercie bien, maman ! mais elle ne peut pas s’en aller. Le voyage, aller et retour, lui coûterait quatre-vingts francs, et quatre-vingts francs, c’est trop pour elle, elle ne les a pas. » Ma fille, fort contristée, reprit sa couture ; moi, je repris ma tapisserie, et, tout en travaillant, j’entrai dans mille réflexions sur le sort des domestiques ; puis mon aiguille com­mença à prendre le train de ma pensée, c’est-à-dire à aller très-vite et fiévreusement. Ainsi en arrive-t-il souvent ; quand un homme marche à grands pas dans la rue, ce ne sont pas toujours ses jambes qui courent, c’est sa tête.

Je réfléchissais donc combien ce nom de mère, si cher pour nous, est douloureux pour les femmes en service. Tout pour elles est privations, sacrifice, peine clans la maternité. À peine l’enfant regardé, embrassé, sans avoir pu lui donner une goutte de leur lait, car cette sainte communion de l’enfant avec la mère leur est défendue, elles remettent le pauvre petit aux mains d’une étrangère qu’elles n’ont peut-être vue qu’une fois, dont elles ne connaissent ni le caractère ni le cœur, et qui l’emportera au loin, le plus loin possible pour que cela coûte moins cher, et voilà que commencent les angoisses de la séparation. Premier objet de terreur ! l’enfant supportera-t-il ce voyage ? Un redoublement de froid suffirait pour le tuer. Il arrive, il est installé... où ? comment ? Elle ne peut pas même le suivre par la pensée dans ce lieu inconnu où il vit, et bientôt, pour tout lien entre lui et elle, de temps en temps, une lettre, qui se résume en une demande. « Je dirai à Madame que je n’ai plus de sucre. Madame veut-elle m’envoyer du savon, du linge, des habillements ? » La confection de ces petits habillements est la seule joie de la mère. On la voit le soir, après son travail fini, penchée jusqu’à minuit sur un petit jupon de futaine, sur quelques débris de la garde-robe de ses maîtres qu’elle rajuste, qu’elle répare, et qu’elle envoie là-bas : non sans les avoir baisés plus d’une fois, comme s’ils devaient porter ses baisers à l’absent. Parfois, grand évènement, quelque photographe ambulant a passé dans le village, et elle reçoit au jour de l’an le portrait de celui... qu’elle ne reconnaît pas... à peine l’a-t-elle entrevu ! et il est si changé depuis ce temps-là ! Rien de plus doux, pour nous, mères riches, que d’assister à toutes les méta­morphoses de visage, à toutes les conquêtes d’intelligence, à toute l’éclosion physique et morale de nos enfants : les yeux qui s’ouvrent, le regard qui naît, la bouche qui sourit, les cheveux qui poussent, les dents qui pointent, la langue qui bégaye, sont autant de sujets de joie et d’espérance. Eh bien, ces bonheurs, qui sont de simples bonheurs naturels, qui devraient être le lot de toutes les mères, la femme en service les ignore. L’enfant, au sortir de nourrice, ne revient pas chez elle... Elle n’a pas de chez elle ; il lui faut trouver, comme Julie, quelque parente retirée à la campagne, en province, qui élève l’enfant à sa place. Elle ne peut ni surveiller sa santé, ni combattre ses défauts... ni se faire aimer de lui, et enfin,... si comme Julie elle apprend qu’il est malade, mourant... elle ne peut pas... Oh ! je n’y tiens plus ! ce serait trop cruel ! quatre-vingts francs sont quelque chose dans mon petit budget personnel ; et puis, il faut bien l’avouer, je me rêvais, pour l’anniversaire de mes trente ans, une jolie toilette... que je comptais charger de défendre ma figure ! Bah ! une jolie toilette de moins... une petite bonne action de plus... j’y gagne ! Et, me levant vivement, je cours à mon secrétaire... j’y prends quatre-vingts francs, et je dis à Madeleine : « Va donner cela à Julie et qu’elle parte ! » Le saut de joie de ma fille, son avalanche de baisers, et les remercîments de la mère m’ont bien payée de mon sacrifice.

 

18 mars.

Julie est revenue. Son enfant est sauvée. La mère est bien heureuse !... Quand je dis bien heureuse... je dis trop. Est-ce un reste d’inquiétude ? est-ce une crainte pour l’avenir ? Je ne sais, mais il reste un nuage sur son front. Qu’a-t-elle ?

 

25 mars.

Je sais le mot de l’énigme. Nos enfants sont les grands intermédiaires entre nos domestiques et nous. On nous fait dire par eux ce qu’on désire, pensant que les messagers aideront à la réussite du message. Ils sont très-diplomates, les domestiques ! et comme les enfants, de leur côté, n’aiment rien tant que d’être de moitié dans un petit secret, dans un petit manège, ils jouent le jeu des autres pour leur compte, ce qui fait qu’ils le jouent très-bien. Mademoiselle ma fille est donc arrivée hier près de moi, avec une mine mystérieuse, et de petits mots adroits jetés comme par hasard dans la conversation. Oh ! Julie l’a Lien dressée ! « Imagine-toi, maman, que le médecin a dit que la pauvre petite fille de Julie ne guérirait jamais, si elle restait là-bas. Il parait que l’air est très-mauvais ! qu’il donne la fièvre !... Enfin, tout le contraire d’ici... où l’air est si bon ! où l’on se porte si bien ! — Autrement dit, répondis-je en riant, Julie voudrait faire venir sa fille ici. — C’est ça, maman ! — Et elle t’a chargée de la commission ? — C’est ça, maman ! — Mais où mettra-t-elle cette enfant ? — Elle a trouvé une petite pension, tenue par les sœurs, une très-bonne petite pension, très-bon marché, où l’on apprend très-bien, où l’on est très-bon pour les enfants. — Eh bien, c’est parfait. — Oui ! seulement... — Ah ! il y a un seulement. — Oui ; seulement, les sœurs ne peuvent pas coucher sa fille, et alors... — Alors Julie ne peut pas la faire venir. — C’est ça, maman Et alors tu comprends comme elle a du chagrin ! — Je le comprends. — Il paraît pourtant qu’il y aurait un moyen. — Lequel ? pourquoi Julie ne l’a-t-elle pas dit ? — Elle n’ose pas. — Mais elle te l’a dit à toi. — Oh ! oui Eh bien ! alors, dis-le-moi. — Oh ! noir ! Julie nie l’a bien défendu ! — Pourquoi ? — Parce qu’elle a peur que tu ne veuilles pas. — Parle toujours, nous verrons après. — bien, voilà ! Oh ! ce serait un très bon moyen. La petite Thérèse viendrait tous les soirs coucher ici. — Ici ? — Oui ! avec sa maman ! dans le lit de sa maman ! Elle n’arriverai que pour se coucher ! Et elle s’en irait tout de suite en se levant ! cela ne dérangerait personne... Tu ne t’en apercevrais même pas ! et la pauvre Julie serait si contente !... Veux-tu ? » Je ne répondis rien. » Est-ce que tu ne veux pas ?... C’est qu’il parait que cette pauvre petite fille... elle mourra... si elle reste là-bas. O maman !... je t’en. prie !... je t’en prie !... » À ce... je t’en prie !... si bien sorti du fond du cœur, je n’eus pas la force de répondre par un non, et la fille de Julie entrera en pension chez les sœurs dans huit jours, et, tout le temps de notre séjour à la campagne, elle couchera avec sa mère... Oui ! mais après ? quand nous retournerons à Paris ? comment ferons-nous ? Oh ! je m’en fie à Julie pour souffler encore à Madeleine quelque très-bon petit moyen, que Madeleine me soufflera à son tour, et... je serais bien étonnée si je résistais !

 

15 octobre.

Plus de six mois se sont écoulés depuis ce jour-là. Les sœurs parlent avec grand éloge de l’intelligence et du caractère de l’enfant. Seulement, les choses n’ont pas tout à fait marché comme on me l’avait annoncé. La petite Thérèse, c’est le nom de l’enfant, ne passe pas tout à fait inaperçue dans la maison. Elle revient souvent avant l’heure du coucher, je l’ai trouvée plus d’une fois à table avec les domestiques ; le dimanche et les jours de fête, la mère la garde à côté d’elle dans la lingerie, mes prévisions et nos conventions sont un peu dépassées... Mais Madeleine aime tant cette enfant... à cause du bien qu’elle lui a fait !... La reconnaissance du bienfaiteur est souvent plus sûre que celle de l’obligé ! Puis, à cet âge-là, c’est chose si douce qu’une compagne qui est une contemporaine ! Jouer tout seul, ce n’est pas jouer, et quand j’entends dans le jardin ces deux éclats de rire qui se répondent, quand je les vois toutes deux, adroitement et ardemment attachées toute une journée à la confection de quelque robe de poupée, ou que ma fille me revient d’une course dans notre petit bois, le teint empourpré, les yeux brillants, le visage étincelant de gaieté et de santé, je me dis que Dieu me récompense en elle de ce que je fais pour l’autre.

 

10 juin 1871.

Un lien nouveau s’est formé entre moi et Julie. Elle m’a montré, à l’époque de la guerre, un dévouement véritable. Elle a sauvé notre petite maison de campagne du pillage, et m’a apporté en Bretagne, où j’étais réfugiée avec ma fille, tous les petits meubles qui étaient pour moi un souvenir. Une fois là, elle m’a profondément touchée par sa délicatesse et son cœur. Mon mari m’avait donné comme viatique la moitié de ses fonds de réserve ; Julie se montrait plus économe de mon petit pécule que moi-même ; elle se refusait presque tout pour moins dépenser. Nos malheurs publics me déchiraient l’âme ; elle était aussi patriote que moi, et elle l’était à cause de moi. Que de fois la vis-je entrer éperdue, hors d’haleine, épuisée par une course à toute vitesse, pour m’apporter un peu plus tôt une nouvelle un peu moins mauvaise ! Notre logement se composait de deux petites pièces, qui servaient de chambres à coucher, de salon et de salle à manger. De là un rapprochement matériel de tous les instants. Plus grand encore était le rapprochement moral. Nous mettions en commun nos pensées... comme nos robes ; tout cela ne faisait qu’un. Quant aux deux enfants, elles vivaient comme deux sœurs ; ce qui nous était un sujet d’angoisse leur était un sujet de jeux : elles jouaient à la guerre. Enfin ces quelques mois passés dans ce petit port de Bretagne, si près les uns des autres et si loin de ce que nous aimions, avaient fait de notre égalité d’existence une sorte d’égalité de condition. Revenus après l’armistice, rentrés dans notre maison de campagne, cette intimité de passage ne s’effaça qu’à demi de nos habitudes. Julie continua à intervenir dans tout ce qui touche Madeleine ; elle se mêle de sa toilette, de ses plaisirs, elle la gronde même quelquefois ; je prétends en riant que, depuis notre séjour dans le Morbihan, Madeleine est devenue pour elle une sorte de nièce à la mode de Bretagne.

 

30 juin.

Un entretien, que j’ai eu hier avec une de mes amies, m’a fort troublée. Elle est beaucoup plus du monde que moi ; mais, au milieu du tourbillon de la vie élégante, elle a gardé un vif souvenir de notre affection de jeunesse, et elle vient de temps en temps jeter, par bouffées, dans le calme de ma vie, les saillies de son bon sens mondain et positif. Elle arrive donc hier, et avec sa soudaineté habituelle : « Qu’est donc cette petite fille qui joue avec Madeleine ? — C’est la fille de Julie. — Qu’est-ce que Julie ? — Ma femme de chambre. — Tu laisses ta fille jouer avec la fille de ta femme de chambre ? — Sans doute. — Tu as tort. — Écoute d’abord l’histoire, car il y a une histoire... » Et je lui conte ce qui s’est passé. « Eh bien, sais-tu ce qu’elle prouve, ton histoire ? C’est que tu as eu trois fois tort : tort de faire venir cet enfant, tort de la laisser coucher chez toi, tort d’en faire la compagne de jeu de ta fille. » À ce moment, les deux petites filles passaient près de nous. « Prends donc garde, di Thérèse à Madeleine. — ! bon Dieu ! s’écria mon amie, voilà bien autre chose ! Cette petite fille tutoie ta fille ? — Oui, quel inconvénient y vois-tu entre deux enfants de douze ans ? — Quel inconvénient ? C’est que cela n’a pas le sens commun. — Mais... — Écoute-moi bien : je me crois une bonne femme et j’espère être une bonne maîtresse. Quand mes domestiques sont malades, je les soigne ; quand ils sont dans la peine, je les aide ; quand ils sont dans l’embarras, je les conseille ; mais de l’intimité entre moi et eux, de la familiarité entre eux et mes enfants, jamais ! jamais ! Mes sentiments à leur égard ressemblent aux figurants dans les tragédies... ce sont des personnages muets ! pleins de sincérité, de cordialité, toujours prête, à agir, mais ne par­lant pas. — Rappelle-toi donc que Julie m’a rendu un véritable service ! — Tant pis, te voilà à l’état d’obligée vis-à-vis d’elle or, nous ne pouvons plus être les obligés de nos domestiques. — Julie appartient à la race d’élite des vieux domestiques. — Oh ! les vieux domestiques ! s’écria mon amie en riant, tu tombes bien ! moi qui pré­tends qu’il faudrait les changer tous les six mois ! — Ah ! par exemple ! — C’est évident ! As-tu remarqué que, quand on prend un domestique nouveau, on cherche pendant le premier mois quels sont ses défauts, et qu’après, on cherche bien souvent quelles sont ses qualités ? C’est tout simple ! au début, il cache tout ce qu’il a de mauvais et met en montre tout ce qu’il a de bon ; c’est comme les nouveaux mariés ; d’où il suit qu’une succession de domestiques constituerait une succession de lunes de miel. — Quelle folle ! — Du tout ! je parle très-sérieusement. — Voyons, peux-tu nier que mille exemples prouvent qu’autrefois... ? — Autrefois était autrefois ; et aujourd’hui est aujourd’hui. Autrefois les domestiques faisaient partie de la famille, ils y naissaient, ils y mouraient. Aujourd’hui ils ne font que traverser nos maisons ; ce sont des étrangers, des nomades. Autrefois un serviteur qui se sacrifiait pour son maître pensait ne faire que son devoir, et se trouvait payé par son sacrifice même ; aujourd’hui... — Mais c’est aujourd’hui, repris-je vivement, c’est chaque année qu’une illustre compagnie... Ah répliqua mon amie, je devine ce que tu vas me citer !... les prix de vertu, les prix de l’Académie... — Précisément ! L’Académie qui donne un quart de ces prix à de vieux serviteurs... — Mais je ne te parle pas de ceux qui les obtiennent, je te parle de, ceux qui ne les obtiennent pas !... Et tu conviendras bien que c’est la majorité. — Sans doute. — Et que, dans cette majorité, il y a plus d’un dévouement un peu grognon, un peu acariâtre, voire même un peu paresseux, ce qui fait que je suis toujours tentée de leur dire :

Aimez-nous un peu moins ! servez-nous un peu plus !

Je t’indigne !... C’est que j’ai eu aussi, moi, une vieille bonne qui m’affectionnait... Ah !... seulement, son affection avait toujours la quittance à la main, et rappelle-toi que tu entendras sortir de la bouche de Julie... et probablement à propos de sa fille, la phrase sacramentelle : Après ce que j’ai fait pour Monsieur et Madame ! — Ah ! tais-toi ! m’écriai-je avec vivacité, tu désenchantes tout avec ton prétendu bon sens. — Ce n’est pas mon bon sens qui parle, ma chère amie, c’est celui d’un homme que tu aimes et honores, mon mari ! — Que t’a-t-il dit ? — Un mot qui m’a convaincue et me sert de règle : « Les filles autrefois n’appartenaient pas aux mères, m’a-t-il dit, elles appartenaient aux nourrices d’abord, puis aux bonnes, puis aux gouvernantes, puis aux couvents, puis aux filles suivantes, comme parle Molière. Quelles sont, en effet, dans ses comédies, les confidentes, les conseillères des Marianne et des Isabelle ? Les Dorine et les Lisette. Aujourd’hui, grâce à Dieu, les mères ont reconquis leurs enfants. Qu’elles les gardent ! » Voilà ce que m’a dit mon mari, on ne peut pas mieux dire... Et pour en revenir à toi, parlons nettement. Ta fille peut-elle rester l’amie de Thérèse ? Non. Thérèse pourra-t-elle toujours tutoyer Madeleine ? Non. Madeleine doit-elle regarder toujours Julie comme une sorte de tante ? Non. Tu as donc eu tort d’établir des rapports qui ne peuvent pas durer, d’autant plus que ta Julie doit avoir un mauvais caractère. Est-ce vrai ?— Un peu. — Hé bien ! tu seras forcée de briser péniblement ce que tu as noué imprudemment. Voilà ma prédiction ! » Là-dessus, elle partit, me laissant fort songeuse.

 

12 août.

Deux petits incidents, arrivés il y a quelques jours, m’ont donné à réfléchir.

Une fort aimable femme, qui vient, de s’installer dans notre voisinage, m’a amené ses deux filles. Mon imagination maternelle rêva aussitôt en elles de gentilles compagnes pour Madeleine. La sympathie, du reste, s’était déclarée entre elles du premier coup. Un quart d’heure après l’arrivée, je les voyais toutes trois rire et jaser sur la petite terrasse. C’était un dimanche. La fille de Julie arrive selon son habitude, traverse le salon, et va se joindre au petit groupe. « Quelle est donc cette enfant ? » me demande ma nouvelle voisine. Je le lui dis : ma réponse amena sur sa figure une expression de surprise et de mécontentement. Même effet parmi les trois amies. L’arrivée de Thérèse coupa court à la gaieté, à l’expansion. Les deux petites étrangères semblaient choquées, Madeleine embarrassée, Thérèse elle-même gênée. La mère, en me quittant, ne me parla plus du désir de réunir encore nos enfants. Avait-elle fait le même projet que moi, et l’intimité de Madeleine et de Thérèse l’en a-t-elle détournée ? Je le crains. Qui a tort, elle ou moi ? Voilà ma conscience en éveil. Si ce rêve d’intimité ne se réalise pas, je regretterai beaucoup les filles pour Madeleine, et la mère pour moi.

Le dimanche suivant, Madeleine jouait une partie de crocket avec Thérèse. Un coup douteux produit une altercation ; les mots aigres s’échangent, et Thérèse, qui a quelque chose du caractère ardent de sa mère, lance à Madeleine une repartie qui ressemblait à une Malhonnêteté. J’en fus très-choquée. Plus j’oublie que Thérèse est la fille de ma femme de chambre, plus elle devrait s’en souvenir ; il y a là un manque de tact qu’on pourrait presque appeler une ingratitude. De plus, faut-il tout dire ? Je vois poindre en moi, depuis quelque temps, un sentiment nouveau et dont je ne puis me défendre. Je commence à m’impatienter que Thérèse fasse plus de progrès avec les sœurs que Madeleine avec moi ; qu’elle soit plus adroite que Madeleine, plus vive d’esprit que Madeleine, plus gracieuse que Madeleine. Mon Dieu !... qu’on préfère à Madeleine... une de ses compagnes... je ne m’en blesserai en rien... mais que la fille de ma femme de chambre soit plus jolie que ma fille... cela m’agace, cela m’irrite... Il me semble qu’elle n’en a pas le droit, et une petite mésaventure, qui m’est arrivée récemment, a très-fort mortifié mon amour-propre maternel. Une dame, que je connais à peine, m’aborde avec les compliments les plus sympathiques, les mieux sentis sur ma fille : « Quelle jolie taille ! quelle figure spirituelle ! quelle aimable physionomie ! » Je triomphais, quand je m’aperçois qu’elle s’était trompée ; elle avait pris Thérèse pour Madeleine. Enfin, inconvénient beaucoup plus grave, Madeleine trouve trop souvent dans Thérèse une obéissance docile à sa volonté, à ses caprices ; de là des habitudes de despotisme, d’égoïsme qui entravent toute bonne éducation... Décidément mon amie pourrait bien avoir eu raison.

 

13 avril 1872.

La prédiction s’est accomplie. Avant-hier, à table, une expression plus que vulgaire, presque grossière, est sortie de la bouche de Madeleine. Mon mari a bondi sur sa chaise. « Qui t’a appris un mot pareil ? — Je l’ai entendu dire à Thérèse, répond l’enfant tremblante. — C’est bien, laisse-nous. » Elle sort, nous restons seuls. « Ma chère amie, me dit mon mari, voilà un mot qui doit vous éclairer. C’est un symptôme. Madeleine n’a répété que celui-là, mais Thérèse lui en a appris probablement plus d’un autre. J’hésite depuis quelque temps à vous dire mon sentiment et ma résolution, mais il ne m’est plus permis d’hésiter. Il faut couper court aux rapports de Madeleine avec la fille de Julie. La fréquentation des domestiques est mauvaise pour nos enfants, surtout pour nos filles. Elles n’y apprennent pas seulement des paroles qu’elles doivent ignorer, elles s’y initient à des pensées, à des actions dont la connaissance seule est déjà un mal. Vous ne vous cloutez pas, avec votre naturelle élévation de sentiments, de ce qui se raconte souvent autour d’une table de cuisine. Or, la fille de Julie, confinant à la fois à la cuisine et au salon, est comme l’intermédiaire, le fil conducteur qui porte aujourd’hui à l’oreille de Madeleine, et porterait demain jusqu’à son âme, ce qui pourrait la troubler, plus que la troubler ! Il faut éloigner la fille de Julie. Il faut la mettre en ap­prentissage. — La séparer de sa mère ! — Il le faut. » Sur ce mot, Julie entre, elle était pâle, ses lèvres tremblaient. Elle venait d’apprendre ce que nous reprochions à Thérèse. « Je viens parler à Monsieur, dit-elle en entrant, Monsieur accuse ma fille d’avoir appris une vilaine parole à Mlle Madeleine. — Oui ! je l’en accuse. Qui serait-ce si ce n’était pas elle ? — Ce n’est. pas elle ! — C’est elle. Elle l’a dit innocemment, je le crois, mais elle l’a dit. — Elle ne l’a pas dit ! Elle en est incapable ! Ce n’est pas elle !... » et, comme, dès qu’il s’agit de sa fille, Julie n’est pas plus maîtresse de ses paroles que de ses sentiments, la voilà qui s’irrite, qui s’emporte !... « On en veut à ma fille ! On déteste ma fille ! Il me semble pourtant qu’après ce que j’ai fait pour Monsieur et Madame ! » Alors les reproches, les récriminations contre Madeleine, le tout se terminant par ce mot : Tout cela, c’est des menteries !... » À peine cette parole prononcée, elle s’arrête court, pâle de confusion, et puis sort précipitamment. « Hé bien, ma chère amie, me dit mon mari, voilà qui est clair : ce n’est plus seulement de Thérèse, c’est de Julie qu’il faut nous séparer. Pour un mot ! m’écriai-je vivement, mot inexcusable, j’en conviens, mais dont elle a déjà, soyez-en sûr, regrets et remords, dont elle vous demandera pardon à genoux. — Le mot n’est rien, le fait est tout. Or, le fait, c’est que, par vos bontés pour Julie, vous l’avez gâtée. Tenue à distance, elle serait restée un excellent serviteur ; traitée comme une amie, Mie a pris dans la maison une place qui n’est pas la sienne. Elle se croit sur Madeleine les mêmes droits que vous, et elle en use beaucoup trop ; le petit amour-propre de votre fille commence à s’en irriter, demain elle en souffrirait ; demain, nous serions obligés d’accomplir durement une séparation qui peut s’effectuer aujourd’hui encore avec d’affectueux regrets. Employez donc les ménagements, conciliez votre gratitude légitime avec mon désir ; acquittez largement le Après ce que j’ai fait pour Madame, mais séparez-vous de Julie »

Me voilà en face du dénouement prévu. Cela m’est très-dur. J’ai pour Julie une affection véritable : je sens en elle un grand cœur. Enfin, mon mari le veut, et il a raison ; à mon devoir.

 

Le lendemain.

J’ai réfléchi toute la nuit ; ce matin j’ai fait part de mon projet à mon mari. Il l’a approuvé. À peine me quittait-il, que Julie est entrée dans ma chambre pour me coiffer. Nous ne nous disions rien, mais je voyais, dans la glace devant laquelle j’étais assise, se réfléchir cette figure placée derrière moi ; et ses veux gonflés me disaient assez à quoi elle avait employé la nuit. La vue de cette tristesse m’ôtait un peu de courage. Pourtant, après quelques hésitations : « Julie, lui dis-je, vous savez quelle affection j’ai pour vous... » Le peigne lui tomba des mains, et, sans me laisser achever, elle s’écria : « Madame va me renvoyer ! — Vous renvoyer, non ! Julie ! — Je le sens ! j’en suis sûre ! Madame va me renvoyer ! Oh ! j’ai eu bien tort hier ! mais ce n’est pas ce malheureux mot ! Il y a autre chose ! Monsieur ne m’aime pas ! — Vous êtes injuste, Julie, Monsieur sait ce que vous valez ; vous allez en juger vous-même ; écoutez-moi donc. — Oui, Madame ! et elle tomba assise sur un petit tabouret. — Ma pauvre Julie, vous êtes partagée entre deux affections dont l’une doit nécessairement être sacrifiée à l’autre. Vous m’aimez profondément ? — Oh ! oui ! Madame ! très-profondément ! personne ne saura jamais à quel point j’aime Madame. — Oui, répliquai-je en souriant, mais vous aimez encore plus votre fille, n’est-ce pas ? et c’est bien juste. Or, sans que vous le vouliez, tout ce qui la touche, vous rend irritable, vous aigrit... — Je fais pourtant tout ce que je peux pour me contenir, Madame ! — Je le crois, mais vous n’y réussissez pas toujours, et vos regrets, votre tendresse, se traduisent en paroles dont vous vous repentez... sans doute, mais... qui n’en sont pas moins blessantes... — Vous voyez bien, Madame, que Monsieur me chasse ! — Non ! vous dis-je. Oh ! quelle tête ! écoutez- moi donc ! — Oui !... vous avez raison, Madame, j’écoute, j’écoute..., d’ailleurs ce que j’ai dit hier est très-mal, et je mérite d’être punie. — Hé bien, savez-vous de quelle façon je vais vous punir ?... Je vous réunis pour toujours à votre fille. — Comment. Madame ! dit-elle en se levant à moitié. — Vous connaissez Mme Vauthier ! — La blanchisseuse de dentelles ? — Oui. Sa maison est une bonne maison ; on peut y réaliser des bénéfices modestes, mais certains. Elle désire vendre son fonds, je l’achète et vous le donne. — Oh ! Madame ! — Il est juste, après ce que vous avez fait pour nous, que nous assurions l’avenir de votre fille. Je vous connais ; avec votre intelligence, vous doublerez la valeur de la maison, et quand Thérèse sera en âge de se marier... » La pauvre femme ne pouvait parler, les sanglots la suffoquaient. Quelques paroles confuses s’échappèrent seulement de sa bouche ! « Oh ! Madame ! Madame !... Ah ! que j’ai raison de vous aimer !... » Puis tout à coup, se levant : « C’est égal ! cela me fend le cœur ! moi qui comptais tant mourir ici !... Moi qui élevais Thérèse avec tant de soin, pour être la femme de chambre de Mademoiselle, pour élever à son tour les enfants de Mademoiselle, et il va falloir vous quitter... — Pour vivre près de votre fille ! — Oui ! oui ! Madame !... vous avez raison... toujours raison ! ... vous êtes à la fois raisonnable et bonne, vous... oh ! bonne, surtout ! Vous occuper de votre pauvre femme de chambre, au moment même où elle a eu des torts avec vous !... partager son regret de vous quitter, pleurer avec elle !... car vous pleurez aussi ! Ah ! ma maîtresse ! ma chère maîtresse !... permettez-moi de vous embrasser ! » Deux amies ne s’embrassent pas plus sincèrement. À ce moment, mon mari entra. Notre physionomie lui dit tout. Julie avait pâli en le voyant entrer, mais avec sa nature toute d’élan, elle alla à lui, et lui dit : « Merci, Monsieur, de ce que vous faites pour moi. — Nous ne faisons que notre devoir, Julie, et croyez bien que ce dénouement est le meilleur. Autrefois le rêve des domestiques pouvait être de rester toujours dans la maison de leurs maîtres ; aujourd’hui, leur ambition doit être d’en sortir. Les temps sont changés ; chacun doit viser à s’appartenir à lui-même. La domesticité ne doit plus être qu’un passage, une étape ; vous traversez nos maisons pour y amasser un petit pécule, pour y faire preuve de probité, de dévouement, pour y recevoir de bons enseignements ; mais le but, c’est l’indépendance. Travailler pour vous, chez vous, voilà votre lot, Julie, et un bon serviteur n’en peut pas rêver un plus désirable. » Ces paroles graves et élevées séchèrent les larmes de Julie. Elle n’en sentit peut-être pas toute la portée, mais ce qu’elle en comprit la rehaussa à ses propres yeux. Elle reprit alors d’une voix émue : « Monsieur me permettra-t-il de venir quelquefois voir Madame ? — Comment, Julie ! mais Madame ira vous voir aussi, avec Madeleine, avec moi ; je ne veux pas que ces bons souvenirs d’enfance soient brisés entre nos deux filles, et rappelez-vous que, le jour où votre fille se mariera, c’est moi qui serai son témoin et Madeleine sa demoiselle d’honneur. » Ainsi ce petit drame domestique se dénoua sans déchirement, grâce à la fermeté, au bon sens et à la générosité de mon seigneur et maître ; car enfin plus d’un mari aurait trouvé ma gratitude un peu chère, et il y a beaucoup de très-honnêtes gens qui ne pourraient pas être reconnaissants à ce prix-là. Mais tout le inonde peut et doit l’être dans la mesure de sa fortune. Il est juste que de longues années de bons services aient leur récompense. Quant à cette question : quels rapports nos filles doivent-elles avoir avec les domestiques ? je réponds : le moins de rapports possible. En réalité, tout ce qu’elles leur disent, elles nous le taisent ; tout ce qu’elles leur donnent, elles nous le prennent. Mon amie a dit le mot qui dit tout : Nous avons conquis nos enfants, gardons-les.