À la reconquête de la langue française

Le 5 décembre 2013

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

« L’Académie est née avec l’État moderne : abattre les féodalités, rassembler les forces vives, donner aux créateurs le moyen d’inventer et de projeter les richesses de l’esprit, épouser le temps présent et percevoir son contenu d’avenir, bref affirmer haut et fort la grandeur de notre pays, telle fut la pensée de votre fondateur, le cardinal de Richelieu.

Chaque époque a ses tâches, mais l’ambition reste la même, servir la France en tant que nation, mais aussi en tant que vecteur de civilisation, source de pensée universelle.

L’Académie a été instituée pour rendre la langue française non seulement élégante mais capable de traiter tous les arts et les sciences. Je me pose la question, qu’en est-il après trois cent cinquante ans ?

Notre langue peut-elle encore traduire les apports de la science, désigner les objets hier encore inconnus, que dis-je, inexistants ? Près de cent millions d’hommes et de femmes ont le français pour langue maternelle. Plus de quarante millions l’utilisent comme seconde langue ou langue de travail. Et pourtant la langue française est menacée. Comme toute langue, elle est mortelle.

Il ne s’agit pas de nostalgie, mais d’avenir. La France, disait Fernand Braudel, c’est d’abord la langue française. Si la France s’est montrée de tous temps plus ouverte que d’autres aux cultures du monde c’est qu’elle ne doutait pas de son identité, ni de sa propre culture, ni de son propre langage. Elle ne doutait pas d’elle-même. »

Ce propos, c’est le président François Mitterrand, notre protecteur, qui le tint sous cette Coupole, en 1985, lors de la célébration du trois cent cinquantième anniversaire de notre Compagnie. En insistant avec tant de gravité sur la langue française, dont il dit aussi « il n’est pas d’autre richesse », le président Mitterrand concluait qu’à le reconnaître, à préserver et enrichir notre langue, c’est « l’avenir que nous dessinons, un avenir qui paraîtra à nos successeurs si facile à vivre, si naturel qu’ils ne comprendront pas qu’au mois de décembre 1985 nous nous soyons seulement posé la question ».

 

Un quart de siècle plus tard, le propos du Président retentit tout à la fois comme un message d’espoir et comme un avertissement solennel. Notre langue rayonne certes sur tous les continents, plus de trois cents millions d’hommes la parlent, mais son destin dans notre pays désespère nos compatriotes qui chaque jour en appellent à l’Académie. La langue française est triplement menacée, disent-ils, par la langue anglaise qui insidieusement la dévore de l’intérieur ; par nos élites qui en font un usage affligeant, enfin et surtout menacée d’être ignorée par les nouvelles générations à qui l’école n’apporte plus les moyens de l’apprendre. Cette déploration mérite examen.

 

Commençons par le chapitre le plus connu, celui du péril anglais. Le sujet n’est pas neuf. Il y a plus d’un demi-siècle déjà, Étiemble avait dénoncé la substitution du franglais au français. Et bien avant lui, en 1788, le roi Gustave III de Suède, qui entretenait avec toute l’Europe une correspondance assidue dans un français éblouissant, se désolait de « l’anglicisation si étrange de la langue française ». Mais nul n’en était alors choqué. Fénelon dans sa Lettre à l’Académie publiée en 1714 avait au contraire appelé la Compagnie à enrichir notre langue de mots étrangers, comme les Latins l’avaient fait dans le passé en empruntant au grec les mots nécessaires pour parler de philosophie ou de sciences. Et comme le faisaient, écrivait-il, les Anglais, « ne se refusant aucun des mots qui leur sont nécessaires, les prenant partout où ils se trouvent chez leurs voisins ». Et il est vrai que toujours les grandes langues se sont enrichies d’apports étrangers, que les mots ont circulé d’une langue à l’autre, revenant parfois sous une forme modifiée dans leur langue d’origine. Nos correspondants s’indignent que les médias préfèrent challenge au vocable français « défi ». Mais ils oublient que si le français a emprunté challenge à la langue anglaise au xixsiècle, ce sont les Anglais qui nous ont pris à l’origine le mot calonge ou chalonge, signifiant précisément « défi », et l’ont transformé en challenge avant de nous le renvoyer. Combien de mots, en apparence typiquement anglais, ont suivi le même chemin ! Qui s’imagine que tunnel (notre charmante « tonnelle »), corner, coach, tennis, raout ou bacon ne sont pas seulement des emprunts faits outre-Manche ? Qui se doute que le mot budget nous est venu d’Angleterre au xviiie siècle après avoir désigné en France une escarcelle. Mais aujourd’hui, ce ne sont pas ces mots voyageurs, de longue date inscrits dans notre langue, qui la menacent, c’est l’importation effrénée de mots anglais qui, substitués aux mots français les plus courants, les font disparaitre à jamais. Qui sait que live, mot cher aux médias, se dit en français « en direct » ? Que pense le Français voyant, au hasard de ses promenades, tant de vitrines où s’affichent des raisons sociales anglophones, tels canapés store, fashion center, ou tea time, et l’annonce de sales et non de « soldes » ? Que pense-t-il des sociétés de transports qui lui promettent des miles, ou qui inondent sa boîte aux lettres de flyers ?

 

Notre confrère Michel Serres, rentrant des États-Unis, a dit son indignation en découvrant sur les murs, les vitrines, dans le métro un nombre de placards, enseignes et panneaux en anglais fort supérieur à celui des affiches qui sous l’Occupation étaient rédigées en langue allemande !

 

Pourtant nous disposons d’outils multiples, d’une « boîte à outils » même, pour freiner ces dérives langagières qui horrifient la société. En 1992 on a inscrit en tête de l’article 2 de la Constitution : « La langue de la République est le français. » La loi du 4 août 1994, dite loi Toubon, a précisé dans son article premier que « langue de la République en vertu de la Constitution, la langue française est un élément fondamental de la personnalité et du patrimoine de la France. Elle est la langue de l’enseignement, du travail, des échanges et des services publics ». Et pour répondre à la question posée par le président Mitterrand sur la capacité de notre langue à rendre compte des évolutions rapides des sciences et des techniques, le dispositif des commissions de terminologie a été créé en 1996 pour proposer des équivalents français aux innovations de notre temps, qui sont plutôt formulées en anglo-américain. L’Académie y participe en statuant en dernier ressort sur les termes proposés. Grâce à l’effort collectif des passionnés de la langue française qui œuvrent dans ces commissions, le mot computer a disparu au profit de l’« ordinateur », le web a été remplacé par la « Toile », l’Ipod par le « baladeur numérique » et nous disposons du verbe « télécharger » au lieu de l’horrible podcaster. Mais la loi ne peut pas tout. Chaque année un bilan de l’application de la loi Toubon est présenté au Parlement. Le rapport de cette année nous apprend que des dizaines de milliers de contrôles ont été effectués, des milliers d’infractions constatées, mais que quelques centaines de sanctions seulement ont été prises ! Il n’existe pas dans notre pays de véritable police de la langue.

 

Plus inquiétant encore que le spectacle de rues envahies de termes anglais est le domaine de l’enseignement qui, dit la loi, doit être dispensé en français. Le recul de notre langue est ici dramatique. Sans doute sommes-nous déjà résignés à ce que les scientifiques publient leurs travaux et communiquent en anglais, devenu pour eux lingua franca des échanges. Mais depuis quelques années c’est l’enseignement supérieur, et pas seulement dans le domaine des sciences exactes mais aussi dans celui des sciences humaines, qui se rallie à cette lingua franca. Ainsi se réduit sans cesse l’espace de l’expression française. De nombreuses grandes écoles multiplient les cours, voire des cursus entiers, en anglais, même si la loi leur impose encore de respecter une limite – examens, mémoires et thèses doivent être obligatoirement présentés en français. Mais la réforme de l’enseignement supérieur adoptée en juillet dernier a menacé de faire sauter ce verrou. Plus encore que cette loi, le débat public d’une extrême violence qui l’a précédé a montré l’ampleur du péril. Les partisans de la réforme, et avant tout les pouvoirs publics, ont plaidé qu’en s’obstinant à imposer des enseignements en français l’Université n’attirerait plus les étudiants étrangers. Et qu’à parler français elle s’exposait à ne pas pouvoir réunir plus de cinq personnes pour entendre parler de Proust. En somme, le français aurait perdu tout prestige dans le monde et serait sans avenir. Pourquoi alors continuer à entretenir des instituts français à l’étranger ? Pourquoi y enseigner notre langue ? Pourquoi même l’enseigner à l’école en France si, par la suite, les étudiants français devaient suivre des cours en anglais ?

 

Cette loi, assurent ses promoteurs, est très prudente, apte à contrôler les exceptions à l’usage du français qu’elle propose. Mais à voir comment ce problème a été posé et résolu ailleurs, en Allemagne, aux Pays-Bas, dans les pays nordiques, on ne peut céder à l’optimisme. Partant de dispositions exceptionnelles destinées à favoriser la connaissance de langues étrangères, c’est-à-dire le multilinguisme, c’est tout simplement à une anglicisation incontrôlée de l’enseignement supérieur qu’a conduit ce processus. Aujourd’hui les universitaires allemands le dénoncent, s’en désolent et réfléchissent aux moyens de sauver tout à la fois leur propre langue et un certain multilinguisme.

 

L’anglais menace notre langue, cela est indéniable, mais il dépend de tous, de la volonté politique et de la vigilance des citoyens, qu’au lieu de s’y substituer ou de la dégrader, il devienne un atout pour le développement du savoir et la communication entre les hommes. Au Québec bilingue, la Charte de la langue française, dite loi 101, adoptée en 1977, a pour conséquence que le respect et la pureté du français y sont remarquables. Il est vrai que la fidélité des Québécois à la langue française est confortée par une volonté politique sans faille qui sanctionne tous les manquements à la loi. Et c’est ici que nous butons sur un second aspect, et non le moindre, des maux dont souffre notre langue : l’indifférence et l’irresponsabilité dont font preuve à son égard nos élites.

 

La langue, on ne le rappellera jamais assez, est un corps vivant, nourri tout à la fois par les élites et par la société la plus humble. Le français est la langue du roi, proclame l’ordonnance de Villers-Cotterêts, mais c’est aussi la langue dont le peuple arrange les mots et les sons et qui devient grâce à lui une musique appropriée au génie français. Malherbe disait que « les crocheteurs du port au foin » étaient les maîtres du langage, et pour Voltaire : « C’est la canaille qui fait le fonds des dictionnaires. » Notre langue pâtit aujourd’hui de deux grands changements. Stendhal avait écrit que notre passion nationale était la vanité. Mais cette vanité a cédé la place à l’humilité, au mépris de nous-mêmes qui nous poussent à rechercher nos modèles loin de nous, à l’extérieur. Pourtant le passé témoigne que la France et la langue française ont fasciné durablement le monde. Dès le xiiisiècle, la langue de Paris s’était étendue bien au-delà du royaume, supplantant parfois le latin. Ce fut le cas à la cour d’Angleterre ou en Lorraine, en Bourgogne, en pays wallon, terres impériales tournées vers l’Occident. Au xviiisiècle, nul ne l’ignore, l’Europe entière avait les yeux fixés sur la France et ne parlait que le français. Au siècle passé encore, notre langue était reconnue par la cour de La Haye comme « langue universelle du droit et de la diplomatie ». En est-il meilleure illustration que le traité de Portsmouth qui mit fin en 1905 à la guerre russo-japonaise ? Ce traité où pourtant la France n’était pas partie, qui concernait des pays éloignés d’elle, fut rédigé en français et seulement en français.

 

Mais en ce début du xxisiècle, nous avons oublié ce passé. Et l’abandon de notre langue au bénéfice d’un jargon pseudo-anglais en est la plus dérisoire et dramatique manifestation.

 

Le second changement qui affecte la langue française est que le peuple ne participe plus à son développement. La langue n’accueille plus les apports populaires qui l’ont toujours nourrie et embellie. Ce sont désormais les élites et elles seules qui la forgent, à leur manière, oublieuses du génie propre de notre langue, ignorantes des règles élémentaires de la syntaxe. Ces élites, qui dominent en tous domaines, qui sévissent sur les ondes et les écrans imposent à la société grâce à leur présence médiatique constante un sabir technocratique fort étranger au bon usage du français. Mais ce jargon, apanage d’une caste privilégiée, protège aussi son pouvoir en masquant des réalités déplaisantes. Que d’expressions vagues, inappropriées pour noyer dans le flou les tragédies qui s’annoncent. « Plan de restructuration », « plan social », ou encore « demandeur d’emploi », ne sont-ce pas là des artifices pour éviter le mot cruel et si expressif de « chômage » ? Roland Barthes, qui accusait la langue française d’être oppressive, n’a pas entrevu qu’elle était en voie d’être remplacée par la novlangue dont Orwell a, dans 1984, décrit la logique : réduire le domaine de la pensée en restreignant le vocabulaire, en anesthésiant le sens des mots, en créant des mots et expressions qui oblitèrent le réel. L’usage immodéré de mots et tournures anglais participe aussi de ce processus.

 

Les professionnels de la communication, ces fameux « communicants », véritables gourous de notre temps, et les publicitaires qui leur font cortège contribuent fort efficacement à l’élaboration de la novlangue des élites en leur prodiguant des « éléments de langage », phrases toutes faites, popularisées par les médias, et en fabriquant des formules creuses, dénuées de sens, que la société adopte à force de les entendre répéter : « partie émergée de l’iceberg », « cerise sur le gâteau », « jouer profil bas », « botter en touche », « soigner son mental », « caracoler en tête dans les sondages »… Ces images qui dessinent l’actualité dissimulent le vide de la pensée et permettent de faire l’économie de la réflexion sur le réel. L’intention qui préside à ces pitoyables inventions langagières est de créer l’émotion – d’où l’usage immodéré des mots « respect » et « hommage » – et l’uniformité. Pour exister il faut ressembler au voisin, adopter les tics de discours de tout le monde, et l’on se convainc ainsi que l’on gravite dans le sillage des puissants et des célébrités et que l’on vit dans le meilleur des mondes. Signalons au passage que la novlangue ne fait guère de place au mot « peuple », présent dans notre langue depuis le xiiisiècle. Politiquement peu correct, il est généralement remplacé par « public », « sondés », ou par l’expression plus récente « France d’en bas ». Dès lors quel élève peut comprendre un texte de Victor Hugo, chez qui le peuple est le sujet omniprésent ?

 

Ce vocabulaire technocratique est doublement fautif. Le sens des mots est flou ; et il fait disparaître le mot juste, celui qui a une longue présence dans notre patrimoine littéraire.

 

C’est ici qu’intervient le dernier sujet, celui que nos compatriotes si préoccupés de la langue française savent être le plus redoutable pour son avenir, son abandon par l’école.

 

Si la langue du roi est devenue langue de la nation, c’est grâce à l’école qui l’a enseignée à ceux qui s’exprimaient seulement dans leurs parlers. Et si elle est devenue langue de civilisation, c’est parce qu’elle a été façonnée par les écrivains au fil des siècles. L’école s’est toujours donné pour mission de transmettre l’exceptionnel patrimoine littéraire français à des générations d’élèves en leur fournissant les outils nécessaires à sa compréhension et à son appropriation. Et cette école a été longtemps tenue pour un modèle dans le monde. Un exemple illustre ses réussites, qui est de circonstance en ce temps de commémoration de la Première Guerre mondiale. Des lettres de simples soldats qui ont été publiées nous montrent que les poilus de condition modeste, dont un grand nombre n’avait même pas le certificat d’études, maniaient un bon français fondé sur une solide connaissance de la grammaire et du vocabulaire. À lire ces lettres, vieilles d’un siècle, on mesure avec tristesse le recul du savoir de la langue à notre époque. Et ce n’est pas une simple impression. Référons-nous aux enquêtes de l’O.C.D.E. qui comparent les performances éducatives de soixante-cinq pays. La France a longtemps été paradigmatique mais les pays exemplaires sont désormais la Chine, la Corée ou la Finlande. Partant de la capacité de compréhension de l’écrit des élèves de quinze ans, le classement PISA de 2012 situe la France au 21e rang, le même qu’en 2000, année où commença cette évaluation. 21e sur 65, ce résultat serait acceptable si l’école française n’avait pas été si exemplaire dans le passé. Mais résultat piteux si l’on considère que la moitié des pays examinés a progressé dans ce domaine entre 2000 et 2012 alors que la France stagne. Et surtout si l’on sait qu’en France l’écart entre les élèves « les plus performants » et « les moins performants » n’a cessé de se creuser et constitue en 2012 un record absolu. De plus l’enquête PISA souligne qu’en France ce sont les élèves issus de milieux défavorisés qui sont les moins performants. En d’autres termes, l’école, loin d’assurer l’égalité des chances, contribue en France à aggraver les inégalités d’origine. On doit au rapport Attali, réalisé en 2008 à la demande du président de la République, des indications tout aussi inquiétantes. Selon ce rapport, 17 % des élèves sortent du système scolaire sans C.A.P., B.E.P. ou baccalauréat, et 41 % des étudiants quittent l’enseignement supérieur sans avoir obtenu le moindre diplôme. Faut-il en accuser la pénurie de moyens ? Certes non, puisque l’O.C.D.E. a établi que les dépenses d’éducation en France sont plus élevées que dans la moyenne des pays européens.

 

La lecture est au cœur de ce naufrage. Les enquêtes internationales nous fournissent à ce chapitre une révélation stupéfiante. En France, pays si légitimement fier de son école il y a peu encore, 20 % des élèves ne savent pas lire au sortir de l’école primaire, et ce nombre croît de 1 % par an. Pouvons-nous accepter qu’un cinquième d’une génération se trouve privé de la capacité de lire et d’écrire ? Peu encourageants, les experts affirment que qui ne sait pas lire au sortir de l’école primaire ne le saura jamais, ou du moins, s’il parvient un jour à déchiffrer l’écrit, n’en comprendra pas le sens. De là aussi le recul des performances en mathématiques des élèves français dû pour une part, dit le rapport PISA, à la difficulté des intéressés à comprendre les questions qui leur sont posées.

 

Les adeptes du verre à demi plein se consoleront à l’idée que les quatre cinquièmes restants poursuivront leur scolarité et accèderont glorieusement au baccalauréat. Nous retrouvons ici les 80 % de bacheliers dont se glorifient les ministres de l’Éducation nationale. Mais que savent exactement ces bacheliers ? Que leur a-t-on enseigné ? Et que veut-on leur enseigner ?

 

Les réformes des dernières décennies ont toutes eu en commun d’avoir réduit la part de la langue et de la littérature françaises dans l’enseignement secondaire. Le bilan en est simple. Des horaires rétrécis, la possibilité de transformer des heures d’enseignement du français en heures de langues étrangères sous prétexte, je cite le beau langage de l’Administration, de « favoriser les débouchés professionnels à l’international ».

 

Le résultat de ces initiatives est que l’histoire littéraire a été pratiquement abandonnée, ce qui laisse peu de chance aux élèves de connaître notre patrimoine littéraire, de comprendre ses liens avec l’histoire de notre pays et ses relations avec d’autres héritages culturels.

 

Ces réformes sont aussi inspirées par la conviction que la littérature française est obsolète, qu’elle ignore les préoccupations et ce que l’on nomme les sujets de société de notre temps et qu’elle est malaisée à enseigner en raison de son langage si différent de celui que nous employons au xxisiècle. De là le discrédit de la classique dissertation, qui exigeait de l’élève des connaissances littéraires et un vocabulaire propre à les exprimer, au bénéfice des sujets dits d’invention. C’est ainsi que l’on invite les futurs bacheliers non à réfléchir à l’œuvre de madame de La Fayette mais à réécrire « le récit de la rencontre de la princesse de Clèves dans le style d’un journaliste people », ou encore à reprendre des pages de Proust « de manière moderne, en supprimant les subordonnées », ou enfin à corriger Apollinaire en remettant les mots du si célèbre Pont Mirabeau dans « le bon ordre ». Je n’invente rien et je pourrais multiplier sans fin les exemples aussi effarants.

 

Mais plus encore que cette réduction du savoir et des exigences dans l’enseignement du français, c’est la menace de projets en cours d’élaboration qui affole tous ceux qui ont foi en notre langue. L’idée chemine, dans le plus grand secret, de partager l’enseignement de notre langue en deux parties, l’une, obligatoire, serait consacrée à la langue française, considérée comme langue de communication, et l’autre, couvrant tout l’enseignement littéraire, ne serait que facultative. Le français réduit à n’être plus qu’un simple outil de communication, on veut espérer qu’il s’agit d’un mauvais rêve ou d’une plaisanterie, mais dans ce domaine, hélas, le pire est parfois le plus sûr.

 

Deux conclusions s’imposent ici. La maîtrise de la langue, dont l’école dotait tout un chacun il y encore un demi-siècle, n’est plus le bien également partagé des nouvelles générations. Le fossé s’élargit entre ceux dont l’environnement familial et social complète les acquis du milieu scolaire, et ceux qui viennent de milieux dits défavorisés. Diverses enquêtes ont montré que dans ces milieux, dans ce qui se nomme avec pudeur « cités » ou « quartiers », la connaissance du français et le vocabulaire des « jeunes » sont bien plus pauvres que ceux de leurs homologues fréquentant les écoles privées ou des établissements prestigieux. Un film qui connut un immense succès et remporta la palme d’or au Festival de Cannes il y a très peu d’années, Entre les murs, en est une excellente illustration. Les élèves, héros de ce film, peinent à construire une phrase et ne disposent que d’un vocabulaire misérable. Et comment oublier qu’à la fin du film, un malheureux professeur, demandant à une élève ce que l’année scolaire lui a apporté, entend cette réponse sans appel : « Rien ». Les commentaires qui ont salué ce film témoignent de la gravité du malentendu. Il a été compris comme un message compassionnel, curiosité pour les banlieues, pour les « jeunes » – encore un mot de la novlangue. Mais, aussi bien le jury du festival que les spectateurs ont voulu ignorer la tragédie qui en était le vrai sujet, le déclassement d’une partie d’une génération et son échec programmé dans la vie.

 

La deuxième conclusion est que, en dépit des différences sociologiques, c’est la maîtrise et le goût de la langue qui partout reculent. Et notamment parce que le goût de la lecture et le savoir lire sont en régression. Pour savoir lire, c’est-à-dire lire par goût, par appétit, il faut avoir lu beaucoup. Et le goût se forme au contact des œuvres. Les élèves de l’enseignement secondaire doivent selon les nouveaux principes de l’enseignement de la littérature décortiquer des textes isolés de leur contexte et non des œuvres. Et plutôt que d’en goûter les beautés, d’en chercher le sens, doivent chercher qui est l’énonciateur, à qui s’adresse l’énonciation, de quel genre relève ce texte et dans quel registre il se situe. Molière se serait diverti de ce galimatias. Mais les élèves, enfermés dans ces consignes abstraites, peuvent-ils comprendre la souffrance d’Emma Bovary ? Ou s’émouvoir au récit des adieux de Titus et Bérénice ? Le goût de lire ne s’acquiert qu’avec une certaine vacance. Chercher à analyser savamment un texte selon des préceptes rigides ne prédispose pas à la rêverie, à l’identification au héros, à la volonté de connaître la fin de l’histoire qui nous fait sauter les pages d’une description trop longue avant d’y revenir, tous comportements passionnés qui constituent le bonheur de la lecture. Pour que ce bonheur existe, il faut que la lecture soit aisée, dominée et l’on revient ainsi au début de ce thème, les échecs de l’acquisition de la lecture.

 

Comment en est-on arrivé là ? Comment est-on passé en un siècle du simple poilu qui écrivait et lisait aisément à l’élève qui n’arrive pas à déchiffrer ou peine à donner un sens à des mots inconnus de lui et qui donc ignorera à jamais sa langue ? En 1995 déjà, Maurice Druon, alors Secrétaire perpétuel, interrogeait : « Les enfants aujourd’hui ne sont pas plus bêtes que ceux de jadis ou naguère. Il ne s’est pas abattu sur la France une épidémie de déficience mentale. Quelle est alors la raison de cet affaissement dans la connaissance de notre langue ? » De cet « affaissement » continu, on ne peut incriminer les maîtres, ils déplorent tous un tel état de choses. Mais on doit, en toute justice, clouer au pilori les conceptions pédagogiques ou plutôt des conceptions idéologiques de la pédagogie en honneur depuis près d’un demi-siècle. Et faire place au désarroi des responsables de l’éducation devant un monde qui se transforme à vive allure. Ce dernier point mérite réflexion. L’élève du xxisiècle a un accès immédiat à tout le savoir que l’école est censée lui apporter. Il peut en un instant obtenir de son ordinateur, voire d’une simple émission de télévision, un ensemble d’informations qui de prime abord dépasse de loin tout cours qui lui sera dispensé. On comprend que les maîtres et surtout le système éducatif s’interrogent sur les moyens de retenir l’attention d’élèves convaincus que l’école ne leur est plus d’aucune utilité. À cela s’ajoute un mal nouveau, l’ennui. Les écoliers du passé pouvaient être tentés par l’école buissonnière, ou rêvasser durant les cours. Mais maîtres et parents ont toujours refusé d’être complices de tels comportements. Une mode récente a fait de l’ennui une donnée permanente de la vie scolaire et les adultes la répètent à l’envi. Ils se sont ennuyés à l’école, leurs enfants s’y ennuient. Le premier devoir de l’école est de ne pas susciter l’ennui, donc de divertir. Il fut un temps où l’école avait pour mission d’enseigner, il importe désormais que l’enseignement, par définition ennuyeux, se pare de couleurs distrayantes. Cela explique que le système scolaire se soit enrichi d’activités annexes destinées à « amuser » les élèves. La vie scolaire se déroule désormais dans deux espaces continus, l’espace scolaire proprement dit et le périscolaire, constitué de sorties, ou parcours de découverte. On visite ainsi joyeusement des usines, des chantiers, le Futuroscope de Poitiers, des théâtres ou un atelier pour y apprendre les diverses manières de fabriquer des outils préhistoriques. Dans les classes de collège, ces activités, estimables certes, mais qui ne contribuent que peu à l’acquisition des connaissances de base, occupent deux heures par semaine, deux heures qui ont été compensées par la réduction des horaires de français. Encore une fois c’est la langue française qui a été sacrifiée. Comment comprendre ce glissement ?

 

Au cœur de ce qui a été depuis un demi-siècle une véritable révolution culturelle, nous trouvons le rejet du savoir transmis par celui qui le détient, la primauté accordée à l’enfant, à l’élève supposé être l’acteur de sa formation, et une conception nouvelle des rapports entre maître et élève. Sur ce dernier point, la volonté folle d’appliquer à la transmission du savoir le schéma de la lutte des classes, qui fait du maître le dominateur et de l’élève le dominé, a connu une fortune exceptionnelle. Mais plus encore que ce présupposé idéologique, c’est l’utopie du génie propre de l’enfant-roi, du jeune qui a présidé à cette révolution culturelle. Et un vocabulaire nouveau en rend compte. L’élève s’est mué en « apprenant » auquel le « médiateur », nouvelle dénomination du maître, doit simplement fournir les outils lui permettant d’acquérir le savoir par ses propres moyens. Le médiateur ayant pour seule tâche de guider la créativité de l’apprenant.

 

La conception du savoir a aussi changé et cela est encore plus grave. Le savoir est devenu relatif. L’école est désormais ouverte sur l’extérieur, lieu de vie et plus seulement lieu d’enseignement, et le savoir doit se nourrir de tous les apports que permet cette ouverture. Le médiateur doit donc rapprocher son savoir de celui des apprenants, et s’en inspirer. Le savoir devient ainsi un savoir de proximité intégrant toutes les expériences. L’irruption des technologies modernes, de l’internet surtout, modifie encore plus la conception du savoir car elle noie l’apprenant sous un déluge d’informations. Il revient à l’élève seul de les trier et de les hiérarchiser. Alain Finkielkraut a fort opportunément rappelé combien cette surabondance d’informations et de discours était étrangère à la vocation de l’école. « Depuis Platon, écrit-il, l’école était la confrontation de ce qui ne mérite pas d’être dit avec les discours admirables. L’école était l’intimidation du bavardage. »

 

Dans cette conception nouvelle où le génie propre de chacun est reconnu comme égal aux plus grandes productions de l’esprit, où le savoir est créé par chacun et ne connaît plus de hiérarchie, notre langue est la plus grande victime. La spontanéité et la créativité de l’apprenant s’appliquent tout naturellement à sa manière de s’exprimer, et le bon usage a cédé la place aux impératifs de la proximité. La langue française implose ainsi en une multitude de parlers, locaux, de groupes, de quartiers, d’expériences particulières. Ce n’est pas le moindre des maux qui menacent son devenir mais aussi et surtout le devenir de la France. Comment oublier que l’unité française a eu pour outil privilégié la langue du roi, puis celle de l’école. En un temps où la société se fragmente sous les coups de volontés et de revendications particulières, où les communautarismes montants mettent en cause son unité, notre langue est plus que jamais indispensable pour servir de ciment à ces différences.

 

Est-il possible alors de conclure avec le président Mitterrand que dans un temps proche – il s’exprimait, rappelons-le, en 1985 –, notre langue étant préservée et enrichie, l’avenir sera exceptionnellement souriant ? L’état de la langue française est très loin d’être aussi brillant aujourd’hui qu’il ne l’imaginait, mais son diagnostic reste actuel. L’avenir de la France est inséparable de la gloire de notre langue. Pour le regarder avec confiance, c’est vers son successeur que se tourne l’Académie, porteuse du message du Président disparu. Les problèmes posés ici ne sont peut-être pas mortels pour la langue française protégée par son long et glorieux passé, et à qui la francophonie si vivante sert de bouclier, mais ils la minent, la défigurent et ils doivent d’urgence être palliés. Seule la volonté politique peut rendre à notre langue le respect et l’attention qui lui sont dus et du même coup son autorité et son influence ici et dans le monde.

 

C’est donc vers le chef de l’État, son protecteur depuis le règne de Louis XIV, que l’Académie se tourne pour lui demander solennellement de faire de l’année qui vient l’année de la reconquête de la langue française, et d’abord au sein de l’école qui la porte et la transmet. « La maîtrise des mots est le début de la sagesse », disait Antisthène, le disciple de Socrate ; son message venu du fond des âges est aussi une leçon pour notre temps.