Inauguration du musée Ernest Renan
dans sa maison natale à Tréguier
(Côtes-du-Nord)
Discours prononcé par
M. ÉDOUARD HERRIOT
au nom de l’Académie française
le dimanche 20 juillet 1947
Ce m’est une vraie joie spirituelle d’assister à cette cérémonie et d’y représenter l’Académie Française. Mais au moment de prendre la parole, j’éprouve une certaine gêne. J’observe la statue si proche d’Ernest Renan. Sous la protection de sa Déesse, dont les yeux bleus sont devenus des yeux de bronze, il semble s’être commodément assis pour écouter nos discours. Or, on a connu son indulgence qui s’étendait à tout et à tous ; mais cette complaisance cachait le jugement le plus malicieux et, parfois, le plus sévère.
Je lui demande donc la permission d’évoquer d’abord trois souvenirs. Voici le premier :
Il y a plus d’un demi-siècle, au début d’octobre 1892, j’ai assisté au convoi d’Ernest Renan. C’était pendant les vacances de l’enseignement supérieur ; en passant par l’École Normale, j’avais lu, dans la loge vitrée du concierge, l’invitation aux funérailles nationales. J’avais vingt ans ; l’influence du maître enveloppait ma jeunesse. J’assistai, dans la Cour du Collège de France, à la cérémonie, derrière l’écriteau qui réservait une part trop large à l’École en général absente. Je vis, sous le velum de tulle étoilé d’argent, arriver, entre des guerriers armés de lances, les délégations des grands corps civils de l’État. Le sarcophage de forme antique reposait sous un dais ; la flamme verte des lampadaires dominait les feux des cierges. La jeunesse universitaire avait envoyé des gerbes de fleurs. J’entendis les discours de Léon Bourgeois, de Boissier, d’Alexandre Bertrand; de Gaston Paris. Puis, le cortège s’ébranla. Deux sections d’artillerie encadraient le char funèbre ; leurs canons bondissaient bruyamment sur le pavé et, naïf étudiant, je m’étonnais qu’une ample parade militaire eût semblé le meilleur moyen d’honorer celui qui axait préféré à tout l’exercice de la pensée dans 1e calme du silence, celui de qui sa mère disait qu’une pauvre petite souris l’empêchait de dormir.
Le 13 septembre 1903, Tréguier inaugurait le monument d’Ernest Renan qui était offert par les Bleus de Bretagne, Berthelot, « son compagnon de route » et Anatole France, le louaient tour à tour. Le premier rappelait comment, dans une petite pension dont les élèves suivaient les cours du collège Henri IV, il avait rencontré un jeune homme sérieux, réservé, de tournure ecclésiastique, la tête ronde, le visage rasé, les yeux pers, et comment ce voisin allait devenir l’ami de toute sa vie. France ornait son discours de pensées profondes et d’un beau mythe. Mais cette cérémonie dédiée à l’intelligence, à la sérénité de la pensée fût troublée par les coups de sifflet des protestataires. Sur 1a route de Pontrieux à Tréguier, il faut protéger avec de l’infanterie et de la cavalerie les villages où passera le cortège officiel ; on arrête une baronne, sur qui l’on a trouvé un revolver ; la troupe doit charger les manifestants et occuper la porte de la cathédrale ; par comble d’infortune, certaine pluie maussade attriste cet hommage rendu au savant, au poète qui avait tant chéri la lumière et le soleil.
Plus tard encore, en 1920, le cuirassé Ernest Renan croise sûr les côtes de Syrie et de Cilicie ; il appuie de ses feux l’action de nos troupes, notamment à Mersina et dans la région de Lattakieh, la charmante ville qui fut, jadis, avec son évêché grec et ses consulats européens, le meilleur port de la Syrie.
Après de tels emplois faits de son nom, une personne d’information médiocre aurait pu croire qu’Ernest Renan avait été, en particulier sous la IIIe République, un grand chef militaire, amiral ou général. Et, disciple modeste du maître qui lui enseigna la noblesse de la pensée, j’imaginais la lettre de protestation qu’il aurait écrite du fond des Champs Elysées. « Mes chers compatriotes, j’observe que vous continuez à me célébrer. Des canons marqués à mon chiffre sont braqués actuellement sur Lattakieh de Syrie. Ignorez-vous donc que cette ville, de son vrai nom, s’appelle Laodicée de la Mer et qu’elle fut fondée par Séleucus, le Vainqueur des Vainqueurs, le successeur d’Alexandre, en l’honneur de son illustre Mère ? Me prenez-vous pour un de ces Mongols où Tartares qui, jadis, ravagèrent ce beau jardin de monuments et de fleurs ? J’ai connu, dans mon existence mortelle, toutes les sortes d’injures. Celles que ma Vie de Jésus ont provoqué formeraient toute une bibliothèque. J’ai subi la sentence ordonnée jadis par les conciles : « Si quis negaverit anathema sit. » Les évêques m’ont foudroyé. En expiation de mes scandales, on a ordonné le glas des cloches et les prières des agonisants. Un ministre m’a révoqué et interdit d’enseigner l’hébreu. Un pays m’a traité de blasphémateur européen et M. le Maréchal de Mac-Mahon lui-même, du haut de sa pensée, m’a signifié sa désapprobation. Tout cela, je l’ai supporté. J’ai même fait effort pour aimer ceux qui m’attaquaient ; leur colère, bien que supposant une certaine petitesse d’esprit, venait d’une source excellente, la vivacité du sentiment religieux. Mais, que vous me représentiez comme un partisan de la force brutale, comme un agent d’extermination, voilà ce que je ne puis vous pardonner. Continuez, si vous le désirez, à me combattre ; cessez de m’honorer comme vous l’avez fait jusqu’à ce jour.
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Par bonheur, la cérémonie d’aujourd’hui n’irritera pas de la même façon les Mânes d’Ernest Renan. Elle se développe dans un climat de concorde et de réciproque bienveillance qui fait honneur à tous les participants. De tous côtés, on a fait preuve de tolérance sur cette terre de héros où, si souvent, on s’est uni pour le salut de la Patrie. De ce point de vue, cette cérémonie est un exemple donné par la Bretagne à la France entière. Nous avons voulu, d’un mot qu’il eût aimé, faire un pélerinage à sa maison natale, à la cour où jouait son enfance, à son petit jardin. Nous aimons cette austérité qui enseigne aux jeunes que la pauvreté du milieu d’origine ne saurait être pour eux une cause de découragement. Elle est une épreuve pour les êtres d’élite, une excitation au courage, au repliement sur soi. Nous sommes venus saluer, non seulement son père, son mystérieux père, si étrangement disparu, mais sa mère, vivant recueil de proverbes et d’histoires populaires. C’est elle, pauvre petite épicière de quartier, vivant de ses fournitures au collège qui, dans la chambre du troisième étage, veille sur le travail de l’écolier, si appliqué, si sage ; par la double fenêtre on apercevait la petite commune de Trédarzec, son clocher et le manoir de Kermelle, où vécut le Broyeur de lin.
Grâces soient rendues à une famille fidèle qui voulut restituer à notre piété ces touchants témoignages. Le galetas où naquit Beethoven, dans maison de Bonn, nous émeut plus que des palais royaux. Comme on a eu raison de rétablir ces lieux historiques dans leur vérité nue ! Un Viollet le Duc les eût ornés peut-être de barbacanes et créneaux. Notre service des monuments historiques, digne en cela d’éloges, a respecté la modestie d’un cabinet de travail où tel coupe-papier de bois blanc est l’arme la plus redoutable. Le portrait peint par Bonnat nous montre Renan fixé dans son attitude familière, celle que nous lui avons connue dans une soirée du ministère de l’Instruction Publique alors qu’il présidait avec une sérénité souriante aux ébats chorégraphiques de jeunes normaliens dont nous étions l’un.
Il semble que, dans le passé, et spécialement pendant la Révolution, la ville de Tréguier ait vu se combattre des passions hostiles puisqu’elle accepta la suppression de son évêché, de ses juridictions féodales et qu’elle donna son adhésion à la Déclaration des, Droits, puisque Siéyès en fut chanoine (on a conservé le souvenir de sa maison, avec une porte ogivale surmontée d’un blason et d’un ciboire) tandis que, par contre, elle fut mise en état de siège par la Convention. Le jeune Ernest Renan vécut à l’ombre de 1a vieille cathédrale gothique et romane où reposent un duc, un évêque, un abbé et plusieurs chevaliers. Pour se rendre au collège, il suivait toujours, disait-il, à son ami Quellien, le même chemin, le long du cloître, par la ruelle qui débouche sur la place centrale, où il n’aurait jamais mis les pieds, par crainte de la foule. « Ma formule ethnique, — a-t-il écrit —, serait de la sorte : un Celte, mêlé de Gascon, mâtiné de Lapon. » L’influence lapone semble médiocre et peut-être Renan ne l’évoquait-il que par politesse pour le prince Napoléon qui l’avait promené dans les pays du Nord. La trace gascone est plus sensible, du fait de sa mère, de laquelle il reçut pour partie son ironie et sa gaieté. Il insiste surtout sur ce qu’il doit à la race celtique et à ses caractères essentiels : idéalisme, désintéressement, penchant au rire, amour de la féerie. Il reçoit l’éducation solide et fermée qui a construit les générations de l’ancienne France, fondée sur une exacte moralité et la croyance intégrale au christianisme. Son but, être prêtre et revenir comme professeur au Collège de Tréguier. À huit ans, nous le voyons, qui lit Télémaque à sa mère, au bord de l’Océan. On a retrouvé certains de ses livres de classe et, en particulier, un naïf petit manuel de civilité. À douze ans, nous confiera-t-il plus tard, — je possédais déjà tous les dons et tous les rhumatismes que l’on me voit aujourd’hui.
Nous revenons à Tréguier en 1845. Renan a vingt-deux ans ; il est transformé. La révolution qui s’est opérée en lui a été progressive. Au petit séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet, où il a été appelé en 1838, chargé de tous les prix de sa classe, il s’initie à une religion d’un caractère nouveau, pénétré des influences extérieures, sensible aux formes, bienveillante pour le talent. La maison d’Issy, où il accomplit ses deux années de philosophie, développe en lui, avec son goût de la solitude, sa culture, sa connaissance d’une scolastique teintée de rationalisme et aussi son attachement pour 1a science positive, pour les mathématiques et les sciences naturelles. À Saint-Sulpice, mis en présence des sources mêmes du christianisme, confié à ce maître incomparable que fut pour lui M. Le Hir, il s’attaque à l’étude directe des textes sacrés par 1a connaissance approfondie de l’hébreu. Cette fois, le voile tombe. La foi de Renan cède à la critique des textes. Les vacances de 1845, en Bretagne, achèveront sa douloureuse conversion, si l’on peut ainsi dire, qui, tout en le laissant étroitement fidèle à l’idéal évangélique, le détache décidément de l’orthodoxe. La rupture date de septembre 1845 ; quelques jours plus tard, il descendait, pour ne plus les remonter, en soutane, les marches de Saint-Sulpice.
La lettre écrite de Tréguier, le 24 août 1845, à M. l’Abbé Cognat, décrit dans toute sa dureté la crise traversée par Renan, l’angoisse de son amour filial, son débat contre l’orthodoxie, sa volonté non pas de nier le christianisme, mais de revenir à un christianisme pur, sa résolution de ne plus abandonner sa vie de libre étude et de libre examen. En apparence, rien de changé. En réalité, la transformation est achevée. Le témoignage le plus poignant que nous en ayons est, je pense, ce fragment tout pascalien des cahiers de jeunesse. « Il me revient par coups des élancements de cœur au souvenir de ma chère Bretagne, au printemps surtout. Je songe aux petits chemins de derrière, aux bords du Guindy, au chemin de Saint-Yves, à la Chapelle des Cinq Plaies, aux trois pins sur 1a colline, au peuplier tout près de la fontaine, où maman m’arracha un livre de philosophie !... Et dire que c’est pour toujours que la cruelle opinion est là qui me tiendra à jamais exilé. Et pourtant, jamais je ne m’attacherai à aucune autre terre. Allons, mon âme, attachons-nous au ciel. Songe que c’est pour la vertu et le devoir que tu as sacrifié la Bretagne et ta mère. O Dieu, était-ce là ce que tu devais me demander ? Ne me le rendras-tu pas ? Jésus, tu dois m’aimer. »
Désormais, il va produire, sans relâche durant un demi-siècle environ. Il gardera cet air ecclésiastique dont il aime à se railler lui-même, semblable à ces personnages religieux que nous admirons dans les primitifs flamands, le Saint-Donatien ou le Chanoine Carondelet de Jean Gossart, moins sévère que le second, avec le regard calme et profond de l’un et de l’autre. On l’attaque avec frénésie. Pour beaucoup, il est l’Antéchrist. Par contre, Théophile Gautier, péremptoire et sommaire, déclare : « Renan, c’est un calotin ». Plus courtoisement, Alphonse Daudet le traite de « cathédrale désaffectée ». Un polémiste fougueux le définit : l’éléphant du doute. Calme, cependant, indifférent aux manifestations de la haine, cette forme aigre de la sottise, il poursuit son chemin.
Il ne saurait être question, en cette heure et dans ce lieu, d’évoquer une œuvre immense. Je laisse à mes savants confrères le soin d’apprécier l’Histoire des Origines du Christianisme et l’Histoire des Peuples d’Israël›, de juger l’hébraïsant, le linguiste, le commentateur d’Averroes et vingt volumes d’Essais, de Mélanges, de Dialogues, de Discours et Conférences, de Correspondances, ouvrages débordants d’idées où la variété des recherches se traduit dans une forme toujours irréprochable, souple, spirituelle et comme ailée. Sa conception du drame philosophique légitimerait toute une étude. Il y aurait un vif intérêt à retracer et à mettre au point les incidents provoqués, en 1879, par son discours de réception à l’Académie et par le passage relatif à l’Allemagne. Carrière infiniment variée dans la forme mais une au fond puisque c’est la philologie aidée de la linguistique et de l’archéologie, qui a déterminé toutes les idées soit historiques, soit philosophiques d’Ernest Renan.
Cette méthode, il l’a définie au cours d’une conférence à la Sorbonne, le 2 mars 1878, reproduite dans les Mélanges religieux et historiques. Un tel exposé des ressources que nous offre la science comparative des langues éclaire toute l’œuvre. Disciple de Bopp, il rattache cette discipline à la découverte du sanscrit, réuni dans une même famille avec le grec, le latin, le zend, les langues germaniques et slaves. Dans un autre groupe, l’hébreu et l’arabe, si voisins l’un de l’autre que, selon Renan et d’une vue peut-être optimiste, le roi David ressuscité aurait pu converser directement avec l’émir Abd-El-Kader.
En tout cas, cette méthode le conduit à rechercher la solution de tous les problèmes de l’esprit par la liberté. « C’est le sort du libéralisme, — écrit-il dans son étude sur La Crise religieuse en Europe, — d’être sans cesse traité d’impuissant par les vainqueurs du moment, mais, un peu de patience, on y revient toujours. » Nul n’a mieux défendu la liberté de conscience pour tous, croyants ou incroyants ; nul n’a mieux protesté contre toutes les formes de la coercition et de la persécution. « Notre religion, — dit-il encore, — c’est la relation pure, libre, spontanée, de l’homme avec l’idéal. »
Dans cette recherche constante et libre de la vérité, comme dans ce petit temple du souvenir renanien, il serait inconcevable de ne pas réserver sa part à Henriette. Elle aussi était née à Tréguier, douze ans avant son frère. D’abord profondément religieuse, d’une précoce maturité, on la voit qui conduit à l’église, enveloppé dans son manteau l’enfant pour lequel elle s’est décidée à tous les sacrifices. C’est elle qui, de Paris, où elle enseigne dans une petite institution de demoiselles, fait venir Renan au séminaire de Saint-Nicolas, en 1838. C’est elle qui, libérée de ses croyances catholiques, aide le jeune Sulpicien à s’en dégager. C’est elle qui l’accompagne dans sa mission en 1860 et l’on nous dit que les itinéraires de Renan en Palestine ont été précisés d’après ses carnets de route. On sait par quel drame se termina cette collaboration.
Lorsqu’il mena son Enquête au Pays du Levant, Maurice Barrès voulut rendre visite au tombeau d’Henriette dans Amschit. Il passe au pied de Ghazir, où fut écrite la vie de Jésus, reconnaît la route où le Maître chevauchait, aux côtés de sa sœur, vers Beyrouth et Sidon, et retrouve le propre fils de ce Zakhia Schalboub qui reçut l’écrivain dans sa maison. Ce fils se rappelle parfaitement avoir connu Renan ; par malheur, un incident ne permet pas à Barrès de pénétrer dans les chambres où le frère et la sœur travaillèrent ; il doit se contenter de rendre visite à la tombe d’Henriette. Dans les récits que le passant recueille, elle apparaît, très intelligente, maigre de corps, un peu difficile de caractère, très savante et secrète, plus décidée en son rationalisme que l’auteur de cette Vie de Jésus dont elle a dirigé la composition.
Au jour où nous sommes rassemblés, en ce Tréguier qui vit la famille réunie, il est impossible que notre pensée n’aille pas rechercher, pour la ramener près de son frère, la compagne incomparable de ses tourments et de sa gloire. Comme d’autres, j’ai voulu revoir sa tombe derrière la croix et l’inscription arabe qui dit : « Par cette porte tout doit passer » ; l’Yeuse dont les feuilles persistantes forment, entre les urnes du mur, la seule parure du lieu, les bryones qui croissent à terre, les mêmes que nos paysans appellent des vignes blanches ou des couleuvrées ; des arums vulgaires, l’église, la place herbue, les grenadiers à fleurs écarlates et, en dépit de la négation assez inconvenante de Barrès, sous les fenêtres mêmes d’Henriette, les palmiers d’Amschit. Une rose de France, venue d’un enclos voisin, s’efforçait d’atteindre le lieu funèbre. Et plus heureux que mon illustre guide, j’ai pu visiter la maison prêtée par Zakhia Schalboul à Renan ; les deux chambres du frère et de la sœur, séparées par le patio en forme de croix grecque ; celle d’Henriette, inondée de lumière par sept fenêtres, donnant sur la mer ; celle de Renan d’où l’on aperçoit, même eu mois de mai, les neiges du Sannin. Voyant mon émotion, le descendant de Zakhia détache du mur, pour me l’offrir, une petite porcelaine venue de la Chine ; je demande la permission de la déposer ici comme un hommage bien humble mais direct et certain.
Barrès, reçu à Perros-Guirrec, représente assez bien ces générations de disciplines qui, par quelques impertinences, ont voulu se venger de l’influence exercée sur eux par le Maître. Leur enthousiasme les trahit malgré leur surveillance. Le jeune auteur de Sous l’œil des Barbares attend au jardin la convocation sollicitée ; il avoue son trouble. « Le bouquet d’arbres si rares sous le souffle de l’océan, la mer belle à l’infini devant moi, ce sol antique et couvert de divinités tristes et là, dans cette petite maison de briques, l’intelligence la plus claire, la plus ornée que je sache : tout m’enchantait. » L’étude consacrée par Jules Lemaître, au professeur du Collège de France est d’une cordiale espièglerie. On voudrait, au moins; convoquer ici quelques fidèles de Renan, ses amis bretons, Loti dont il regrettait l’absence de 1a fête de Bréhat et le plus sûr, le plus pur de ses disciples, Anatole France.
L’œuvre que ce Musée où ils ont leur place contribuera à faire connaître, n’est pas une œuvre morte. Elle vit et elle vivra: La méthode de Renan, c’est-à-dire l’application à la recherche de la vérité de la philologie, de la linguistique et de l’archéologie auxquelles il faut joindre maintenant la pré-histoire, — cette méthode, n’a cessé et ne cesse d’agir. En 1907, quinze ans après la mort du Maître, le P. Paul Dhorme faisait paraître des textes empruntés à la littérature cunéiforme qui décrivent la création de l’humanité par le Dieu Mardouk et le Déluge ; textes qui fournissent un précieux secours pour l’intelligence de la Bible. Les dieux réunis dans une vieille cité décident d’infliger aux hommes le terrible châtiment. En révèle ce dessein à son protégé Outanapistin et lui conseille de se réfugier dans un vaisseau. Le héros embarque sa famille et ce qu’il possède avant le formidable orage qui ne s’apaisera qu’au septième jour, lorsqu’apparaîtra le sommet du Mont Nisir. Le poème conte tour à tour l’envoi d’une colombe et d’une hirondelle qui rentrent dans l’arche tandis que le corbeau, ayant trouvé la terre, ne revient pas.
Ce document de la littérature babylonienne nous fournit de graves sujets de comparaison, de réflexion. Ainsi les Sumero-Akkadiens auraient eu la notion du Déluge comme, peut-être, celle d’un Paradis perdu par l’imprudence du héros Tagtoug, coupable d’avoir mangé le fruit défendu. Et voici qu’en 1929, d’après ce que nous explique G. Conteneau, dans son Manuel d’archéologie orientale, les directeurs des deux chantiers de fouilles, à Our et à Kish, pensent avoir rencontré les traces du déluge sous la forme d’une couche de terre stérile déposée par les eaux. Les découvertes de René Dussaud à Ras Schamra éclairent certaines parties de l’ancien Testament. Ces travaux nous en apprennent plus que toutes les polémiques à la Voltaire. Pareillement, en Égypte, au temple de Deir El Bahari, comment ne pas demeurer rêveur devant les reliefs qui nous exposent la naissance mystique de la reine Hatchepsout, une scène d’annonciation, la première apparition de la vie dans un corps modelé avec de la terre ? Le passant ne peut que s’étonne, le savant réfléchit, compare et conclut.
L’œuvre d’Ernest Renan est donc plus jeune que jamais: Il a été, dans toute la force du terme, un précurseur. À la fin de 1848, il entreprenait de résumer la foi nouvelle qui avait remplacé en lui le catholicisme ruiné, c’est-à-dire sa croyance dans le progrès de la raison. De cette pensée est né l’Avenir de la Science, fondé sur l’adhésion aux théories de l’évolution, sur la confiance dans l’esprit humain, sur la nécessité de la philosophie et de la critique. « Je suis convaincu, — écrivait-il —, qu’il y a une science des origines de l’humanité qui sera construite un jour non par la spéculation abstraite mais par la recherche scientifique ». Sur la nécessité d’organiser cette recherche, de constituer des spécialités et de combattre les générations prématurées ; sur le rôle de l’érudition, sur la vertu de l’analyse, sur les lois du progrès, sur la prééminence de l’esprit, il a écrit, peut-être sous une forme trop abondante, des pages qui demeurent pleines d’enseignements à notre époque où le développement formidable de l’astronomie, de la physique, de la physiologie ouvre à l’intelligence humaine des horizons dont nul ne saurait fixer les limites. Au moment où nous nous préparons à fêter le centenaire de la grande explosion de 1848, L’Avenir de la Science reprend tout son sens et toute sa valeur.
L’heure était donc favorable pour rappeler l’attention sur l’œuvre de Renan qui traduit non pas le triomphe d’un dogme sur un autre dogme, d’une passion sur une autre passion, d’une théorie sur une autre théorie, mais dans la liberté, la concorde et la fraternité, la lente ascension de l’humanité de la nuit vers l’ombre et de l’ombre vers lumière.