Études et souvenirs de théâtre, un conseiller dramatique

Le 25 octobre 1879

Ernest LEGOUVÉ

ÉTUDES ET SOUVENIRS DE THÉÂTRE

UN CONSEILLER DRAMATIQUE

PAR M. E. LEGOUVÉ

DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies
du 25 octobre 1879.

 

 

Au mois de juin dernier mourait à Paris un vieillard de quatre-vingt-quatre ans, qui avait été à lui seul trois hommes distingués.

Sous-secrétaire d’État éminent au ministère de la guerre, amateur et collectionneur émérite d’estampes et de dessins. M. Mahérault fut un conseiller dramatique de premier ordre.

Le conseil joue un grand rôle dans l’art dramatique. Pourtant certains esprits absolus répètent volontiers aux jeunes auteurs : « Ne consultez pas trop. Restez vous-mêmes ! Craignez qu’on ne porte atteinte à votre originalité ! » À quoi je réponds par l’exemple de Molière, consultant avec fruit non-seulement sa servante, mais le prince de Condé. Quand les trois premiers actes de Tartuffe furent achevés, Molière les lut au prince. « Il manque une scène dans votre pièce, Molière. — Laquelle, Prince ? — On va vous accuser d’impiété, répondez d’avance à la critique en marquant la différence entre les faux et les vrais dévots. » De là naquit l’admirable tirade :

Il est de faux dévots ainsi que de faux braves...

Il me semble que ce qui a été utile à Molière n’est inutile à personne. Seulement, le difficile, c’est de trouver des princes de Condé pour confidents.

En effet, rien de plus commun que les donneurs de conseils, rien de plus rare que les véritables conseillers. Sans parler des perfides qui taisent la vérité, des faibles qui n’osent pas la dire, et des aveugles qui ne la voient pas, il y a, pour les plus sincères et les plus habiles, une difficulté d’optique toute spéciale dans l’audition d’une pièce de théâtre. Il ne s’agit pas de l’apprécier telle qu’elle est, mais telle qu’elle sera. La scène la transformera : il faut donc, en l’écoutant, la voir d’avance sur la scène, il faut deviner ce que liai ôtera ou lui ajoutera la perspective. Il faut, par une sorte de prescience, entrer dans les préventions, dans les susceptibilités de cet être nerveux et multiple qu’on appelle : le public. Parfois le succès est une affaire de latitude ; ce qui réussit dans un quartier tomberait dans un autre. Il faut en tenir compte ! Et l’interprétation ! Et les circonstances ! Et la mobilité des jugements ! Hoffmann, l’ancien et très-spirituel rédacteur du Journal des Débats, rencontre un de ses amis, à quatre heures, le jour de la première représentation de sa pièce : les Rendez-Vous bourgeois. « Viens donc avec moi, ce soir, lui dit-il, voir une pièce qui sera sifflée... trois cents fois de suite !... Eh bien, un vrai conseiller dramatique prévoit même les succès qui sont des lendemains de chute. Or, le hasard avait prédestiné M. Mahérault à ce rôle difficile, en lui donnant pour père l’homme le plus propre à l’y préparer, et pour ami intime l’écrivain le plus fait pour l’y exercer.

Parlons d’abord du père.

M. Mahérault père a une histoire dramatique très-curieuse. Il a rendu à l’art théâtral un immense service, dont tout le public bénéficie, dont un de nos grands théâtres profite, et dont personne ne se doute.

Employé supérieur au ministère de l’intérieur, sous le Directoire, M. Mahérault père y avait pour office l’organisation des écoles communales. Son ministre était un auteur dramatique, membre de l’Académie française, M. François de Neufchâteau. M. François de Neufchâteau était passionnément attaché au Théâtre-Français, par reconnaissance et par remords. La représentation de son drame de Paméla avait été pour lui l’occasion d’un grand succès, et pour le théâtre l’occasion d’un grand désastre.

C’était en septembre 1793. À la huitième représentation, ces deux vers :

Ah ! les persécuteurs sont les seuls condamnables,
Et les plus tolérants sont les plus raisonnables.

furent applaudis à outrance... (j’espère que ce n’est pas comme bons). Mais un patriote en uniforme, dit la feuille du Salut public, se leva du balcon et s’écria indigné : « Pas de tolérance politique ! C’est un crime ! » Là-dessus le public redouble de bravos ; on chasse le patriote en uniforme, et le lendemain, ordre du Comité de Salut public de fermer le théâtre et` d’enfermer les comédiens. Mme Roland raconte, dans ses Mémoires, qu’un soir elle entendit dans les corridors de la prison un grand bruit de rires et de chants, c’étaient les comédiens du Théâtre-Français qui arrivaient ; ils étaient accusés de modérantisme, d’incivisme, voire même de conspiration royaliste, pour avoir joué la réactionnaire Paméla. Ils prenaient leur prison si gaiement, que l’un d’eux disait : « Comme nous avons bien joué hier soir ! Cette menace d’incarcération nous avait mis en verve !... Nous faisions la nargue à nos brutes de dénonciateurs ! Nous serons peut-être guillotinés, mais c’est égal, c’était une belle représentation ! » Il n’y a que les artistes français pour se mettre en verve sous ce prétexte-là.

Une fois le régime de la Terreur fini, le Directoire établi, et François de Neufchâteau ministre, il n’eut qu’une idée : reconstituer le Théâtre-Français. Mais qu’était alors le Théâtre-Français ? Plus rien qu’un nom. Brisé par la Révolution, il s’était fragmenté en trois théâtres inférieurs : trois troupes ! trois entrepreneurs ! trois ruines ! Les faillites se succédaient. En apparence, rien donc de plus simple que de rapprocher ces membres longtemps unis, aujourd’hui séparés et souffrant d’être séparés. En réalité, rien de plus malaisé que cette réunion. Des difficultés de toutes sortes y faisaient obstacle. Difficultés matérielles : plusieurs des anciens acteurs, et quelques-uns des plus éminents, étaient partis pour la province et même pour l’étranger. Difficultés politiques les passions les plus ardentes les divisaient : les uns étaient républicains, les autres royalistes, tous enragés. La charmante Mlle Contat, que les souvenirs les plus chers rattachaient à la monarchie, disait : « J’aimerais mieux être guillotinée de la tête aux pieds que de paraître sur la scène avec ce jacobin de Dugazon. » Puis venait la grosse question des vanités. Plus d’un, en entrant dans un théâtre secondaire, était devenu premier rôle : les sous-officiers étaient passés capitaines et les capitaines colonels. Or, nous avons bien vu de notre temps un futur maréchal de France consentir à redescendre au rang de simple divisionnaire dans l’armée dont il était, la veille, le général en chef ; mais l’armée des comédiens ne connaît guère ces abnégations-là. Une doublure qui est devenue chef d’emploi, accepter de redevenir doublure ! une étoile rentrer volontairement dans le pâle groupe des nébuleuses, jamais ! Enfin, l’intérêt aussi faisait difficulté, les appointements étaient plus aléatoires, mais beaucoup plus considérables. Quoique Voltaire ait dit : « Les comédiens sont les gens qui s’occupent le plus de leurs intérêts et qui les entendent le moins », on cite des hommes d’affaires, et même des femmes d’affaires très‑habiles, parmi les plus grands artistes. Tel premier rôle ne signait avec un entrepreneur qu’avec une garantie solide pour la totalité de ses appointements, de façon que le théâtre se ruinait peut-être ? mais que l’acteur ne se ruinait pas. Comment donc lever tant d’obstacles, satisfaire tant de prétentions opposées, faire taire tant de passions rivales, concilier tant d’intérêts contraires ? Il n’y fallait pas moins qu’un miracle. Eh bien, ce miracle, c’est M. Mahérault père qui l’accomplit. François de Neufchâteau lui remit pleins pouvoirs et se déchargea sur lui de tout le travail ; Mahérault se mit à l’œuvre avec passion. L’acteur Saint-Prix lui dit : « Vous entreprenez une tâche impossible. Vous ne connaissez pas la race des comédiens, ils vous feront mourir à coups d’épingle. — C’est moi qui les ferai revivre », répondit M. Mahérault. Rien ne le rebute. Il séduit les uns par le titre de sociétaire du Théâtre-Français, il tente les autres par l’espoir d’une pension de retraite, il fait vibrer chez le plus grand nombre le sentiment de l’honneur professionnel, il éveille chez tous le désir de contribuer à une œuvre nationale : il leur montre le Théâtre-Français se relevant, grâce à eux, avec son nom, avec tous les anciens artistes, avec tous les nouveaux, avec tous les souvenirs qui faisaient sa gloire, et enfin, après plus de deux ans de négociations, la compagnie était formée en société ; un tableau, signé de tous les artistes, établissait le partage des rôles, la distribution des parts, et le 11 prairial an VII (30 mai 1799), M. Mahérault père eut la joie de voir afficher dans tout Paris : Réouverture du Théâtre-Français : le Cid et l’École des Maris. La seule vue de cette affiche le paya de toutes ses peines ; ajoutons qu’elle l’en paya seule. Le ministre lui ayant offert une somme assez forte au début de son œuvre, il refusa en disant qu’il ne voulait rien pour une chose à faire ; pendant le cours des négociations, les trois entrepreneurs étant venus lui offrir vingt mille francs pour les placer tous trois à la tête du théâtre reconstitué, il leur répondit : « Mon seul but est de mettre tous les entrepreneurs passés, présents et futurs à la porte du Théâtre-Français ; je veux que les artistes soient chez eux, et que la maison s’appelle la maison de Molière, de Corneille et de Racine. » Voilà ce qu’il a dit, et voilà ce qu’il a fait Ainsi tombe cette légende qu’on trouve partout, et qui nous montre le Théâtre-Français comme fondé par Louis XIV et relevé par Napoléon. Je ne suis pas iconoclaste ; j’ai plus de goût pour saluer les statues qui s’élèvent que pour jeter la pierre à celles qui sont debout ; Napoléon aimait trop l’art élevé, et admirait trop Corneille, pour que je songe à nier tout ce que lui doit la Comédie-Française, mais les faits sont les faits, et les dates ici sont des preuves. La réouverture du Théâtre-Français est de mai 1799, et ce n’est que plusieurs mois plus tard, le 18 brumaire, que commence le pouvoir politique de Bonaparte. Le décret consulaire et le décret impérial de Moscou sont des actes confirmatifs, explicatifs, mais nullement constitutifs. Le véritable créateur de la Comédie-Française actuelle, c’est M. Mahérault père.

J’enlève là une bien faible gloire à l’empereur, mais j’en donne une bien grande à l’honnête homme qui l’a méritée. Pour l’un, ce titre n’était qu’une toute petite feuille de laurier de plus ; pour l’autre, c’est une couronne ; et il me semble que la Comédie-Française aurait une belle occasion d’acquitter une dette de cœur en plaçant dans son foyer un nouveau buste, avec cette inscription : « À M. Mahérault, le Théâtre-Français reconnaissant. »

C’est parmi toute cette reconstitution théâtrale, tous les triomphes de cette renaissance, que naquit et grandit le jeune Mahérault. Il fut présenté à l’état civil par Marie-Joseph Chénier et Mme Vestris : un auteur tragique et une tragédienne. Il avait deux ans quand on le conduisit au spectacle pour la première fois. On peut dire qu’il fit ses classes à la fois au Collège de Navarre et dans les coulisses de la Comédie. Son père étant resté douze ans commissaire du gouvernement près du Théâtre-Français, il ne se produisit pas, pendant ce temps, un seul grand succès, sur la scène française, qui ne fît écho dans cette tête d’enfant. Avais-je tort de dire qu’il était prédestiné, par son père, au rôle de conseiller dramatique ? Le nom de son ami vous fera comprendre que ce rôle ne fut pas une sinécure. Cet ami était Scribe. Pendant quarante ans, Scribe n’a pas écrit une comédie, un vaudeville, un opéra cornique, un roman, sans le montrer, avant toute publicité, à Mahérault et à Germain Delavigne. Ils furent ses deux conseillers dramatiques... ordinaires.

Mahérault m’en voudrait de ne pas parler de Germain Delavigne avant lui.

Quelle aimable et originale figure que celle de Germain ! Un grand nombre de comédies charmantes sont signées de son nom ; pas une, de son nom seul. Il était incapable de faire une pièce sans collaborateur ; non par stérilité d’esprit, je n’en ai pas connu de plus fin, de plus fécond, mais sa chère paresse l’empêchait d’accomplir à lui tout seul la rude besogne de l’enfantement dramatique. Personne qui ressemblât moins à l’alouette de La Fontaine :

Elle bâtit un nid, pond, couve et fait éclore
À la hâte, le tout alla du mieux qu’il put.

Bâtir un nid ? soit, mais à la condition qu’un autre y mettra son œuf. Pondre ? soit, pourvu qu’un autre couve. Couver ? soit, si un autre fait éclore ! Et surtout... rien de fait à la hâte ! Se presser ! oh ! cela lui était impossible ! Son frère Casimir et lui avaient connu Scribe au collège. Une fois libre, les trois amis se réunissaient chaque jeudi, et, au dessert, on se communiquait les plans de travail. Casimir apportait un canevas de tragédie, Scribe une idée de vaudeville, Germain apportait, lui, son goût exquis et sa part d’invention dans les pièces des deux autres. Avec sa bonne figure rouge et placide, son sourire spirituel, il jouait le rôle de Chapelle dans les Soupers d’Auteuil, ou plutôt entre ses deux ardents amis toujours en gestation, il était à l’état de père suppléant, donnant une idée à celui qui avait besoin d’une idée, un mot spirituel à celui qui avait besoin d’un mot spirituel, un conseil quand il fallait un conseil, et mettant à leur disposition son immense lecture. Je vais feuilleter Germain, disait Casimir quand il cherchait un renseignement historique, anecdotique ou artistique, et aussitôt le livre vivant répondait, s’ouvrant de lui-même à la page demandée. Le contraste de caractère des trois amis était écrit dans leurs habitudes de travail; Casimir travaillait toujours en marchant, Scribe toujours assis, et Germain toujours couché. À peine sorti de son lit, il s’installait sur un canapé. Il vivait sur le dos comme un Oriental ; seulement, au lieu de fumer, il prisait, et au lieu de rêver, il lisait.

Les dîners du jeudi n’étaient pas seulement des séances de consultation ; on échangeait des sujets, on se prêtait des dénouements. Un jour Casimir arrive consterné, il ne pouvait venir à bout de son cinquième acte de l’École des Vieillards, la situation finale lui manquait. « Attends ! lui dit Scribe, j’achève en ce moment un vaudeville intitulé Michel et Christine ; et je me tire d’affaire à la fin par un moyen fort ingénieux ; ce moyen va parfaitement à ta pièce, prends-le ! — Et toi ? — Moi, je le garderai. — Mais le public ? — Le public ? Il n’y verra rien. Personne n’ira s’imaginer que le dénouement d’un petit vaudeville en un acte soit celui d’une grande comédie en cinq actes et en vers. Prends sans inquiétude, et je garde .sans remords. » Scribe avait deviné juste, aucun critique ne s’aperçut de la ressemblance ; seulement le dénouement du vaudeville partit charmant, tandis que celui de la comédie parut faible. Un fil suffit pour nouer un petit acte et il faut le délier d’une main légère ; mais une grande œuvre demande plus de force dans le nœud, et plus de vigueur dans la solution.

Ces aimables échanges donnèrent lieu à un autre fait dramatique assez curieux. Casimir avait en tête une comédie en deux actes, vive, gaie, amusante, et fondée sur un malentendu diplomatique : un jeune homme, envoyé dans un petit État d’Allemagne pour y chercher un costume de bal, est pris pour un grave messager politique. Le même jour arrivent Scribe et Germain, apportant au menu dramatique du jeudi un projet qui les enchantait ; c’était l’histoire d’une jeune princesse de dix-huit ans, qui, jetée avec sa grâce, sa coquetterie, sa finesse, son ignorance, et une tendre passion dans le cœur, au milieu de toutes les intrigues politiques d’une petite cour, navigue parmi tous les aspirants à sa royale main, avec autant d’adresse et plus de gaieté que Pénélope. Les deux plans ont un même succès, et les trois amis se séparent, entendant déjà les bravos qui devaient accueillir les deux pièces. Quelques jours s’écoulent. Lettre de Casimir à Scribe. « Mon cher ami, je ne fais que rêver à ta princesse. J’en suis amoureux : donne-la-moi. Mon diplomate a paru te plaire, prends-le. Changeons. » Soit, dit Scribe, changeons. Mais qu’arriva-t-il ? Que l’idée de Casimir devint le Diplomate, et que l’idée de Scribe et de Germain devint la Princesse Aurélie, c’est-à-dire que Casimir avait échangé un succès pour une chute. A quoi Scribe disait : « Nous aurions eu, Germain et moi, le même succès avec la Princesse Aurélie qu’avec le Diplomate, parce que nous l’aurions faite en deux actes et non en cinq, et que nous l’aurions écrite en prose, et non en vers. Ce sont les vers qui ont perdu Casimir. Il les fait trop bien, il en a trouvé trop de jolis et de trop jolis, l’étoffe était trop mince pour la brode­rie, l’habit a craqué ; voilà ce que c’est que d’être poète ! Puis il ajoutait gaiement : « Ce malheur-là ne m’arriverait jamais à moi !... » Les dîners du jeudi cessèrent le jour où les deux Delavigne se marièrent. Ils allèrent annoncer leur changement d’état au roi Louis-Philippe. « Nous nous marions tous deux, jeudi, sire. — Ah ! — A la même heure. — Ah ! — Dans la même église. — Ah ! Et avec la même femme ? »

J’arrive à Mahérault. La gloire de Scribe a été une carrière pour Mahérault ; chaque matin, si pressée que fût sa besogne administrative, Mahérault montait chez Scribe, en allant au ministère, et le trouvait toujours au travail. La visite n’était le plus souvent, que de quelques minutes ; le temps d’entrer, de lui dire bonjour, de porter les yeux sur la page commencée, de respirer l’air de ce cabinet, de dire à Scribe : « Cela vient-il bien ? » puis, le voilà parti. Assez souvent même- Scribe ne se dérangeait pas de son travail, et, les yeux toujours baissés sur son papier : « Ah ! c’est toi ! Bonjour ! ta femme va bien ? » Puis il continuait sa scène. Parfois pourtant : « Ah ! tu arrives à propos, disait-il, tu te rappelles la situation qui m’embarrassait tant hier, je crois que je la tiens ; écoute. » La lecture finie : « Eh bien, que dis-tu de cela ? C’est bon, n’est-ce pas ? » Si Mahérault répondait : « ... Pas encore ne suis content qu’à demi, et voici pourquoi. — Ah : ah : répliquait Scribe va-t’en
je vais examiner qui a raison. Ce soir ce que j’aurai fait. » La réponse amène à passer, pour un moment, de l’ami qui conseille, l’auteur qui consulte ; car, à côté de l’art de donner des avis, il y a l’art, non moins difficile, d’en recevoir.

Les auteurs qui consultent se divisent en trois classes : les humbles, qui doutent toujours d’eux ; les vaniteux, qui n’en doutent jamais, et les hommes vraiment forts, qui écoutent tout et utilisent tout. A la première critique partielle, les humbles s’écrient : « Oh !’-comme vous avez raison ! Comme c’est mauvais ! » Et les voilà tout prêts à condamner l’œuvre entière et à la jeter au feu ! il faut toujours leur sauver leur Énéide des mains ! Classe peu nombreuse.

Les vaniteux s’étonnent, sourient dédaigneusement ou s’irritent. Ce sont les petits-fils d’Oronte ; Ancelot était un type du genre. À la lecture d’une de ses comédies, un auditeur, après l’avoir accablé de : Délicieux ! exquis ! charmant ! a l’audace de glisser timidement : « Le second acte est peut-être un peu long. » — « Je le trouve trop court ! » répond Ancelot.

Viennent enfin les maîtres. Demander des conseils, savoir tirer parti même d’un mauvais avis, se rendre compte qu’un homme peut soutenir son opinion par de mauvaises raisons et cependant avoir raison, entendre le silence, lire sur les physionomies, faire la part du caractère, du genre d’esprit de chacun de ses conseillers, enfin juger ses juges, telle est la marque des esprits supérieurs : tel était Scribe. Sans vanité, sans entêtement, sans faiblesse, une observation juste se faisait-elle jour ? Il sautait dessus comme sur son bien, se l’assimilait, la développait, en faisait sortir, séance tenante, mille aperçus dont s’étonnait celui même qui l’avait faite. Lui adressait-on une critique fausse ou puérile ? Il la repoussait avec une impatience qui n’avait rien de blessant, tant on sentait que son amour-propre n’était pour rien dans sa vivacité, et qu’il n’était choqué que de ce qui choquait le bon sens, ou de ce qu’il sentait en désaccord avec son œuvre ou sa nature d’esprit. « Il ne me suffit pas, disait-il souvent, qu’un avis soit bon, il faut qu’il soit bon pour moi. » À ce propos, il citait volontiers le trait si caractéristique de Gouvion de Saint-Cyr. C’était pendant la guerre d’Espagne ; le général commandait en chef, Gouvion Saint-Cyr en second. L’ennemi serrait de près notre corps d’armée. Fallait-il livrer bataille ou battre en retraite ? Le conseil de guerre s’assemble ; Gouvion Saint-Cyr opine vive­ment pour la retraite : son avis l’emporte. Une heure avant le moment fixé pour le départ, le général en chef, dans une reconnaissance, est blessé d’un éclat d’obus. Gouvion Saint-Cyr prend le commandement, et immédiatement il contremande tous les plans de retraite, engage la bataille et la gagne. — « Pourquoi donc, lui dit-on, l’avez-vous déconseillée ce matin au général en chef ? » — « Parce qu’il l’aurait perdue ! » — « Eh bien, disait Scribe, ce mot profond s’applique au théâtre tout aussi bien qu’au théâtre de la guerre. C’est un principe de stratégie dramatique. Il ne faut conseiller aux autres que les batailles qu’ils peuvent gagner, il ne faut accepter que les conseils qu’on est capable de suivre. J’ai eu un ami, ajoutait-il, dont les opinions m’inspiraient à la fois confiance et défiance. » Personne de plus perspicace à découvrir les défauts d’une pièce qu’on lui lisait ; il avait un coup d’œil impitoyable ; il allait droit au vice caché et fondamental ; mais quand, une fois la critique achevée, il ajoutait : « Maintenant voilà ce qu’il faudrait faire... » Oh ! alors, je l’arrêtais court. « Halte-là, mon cher ami ; tu démolis à merveille, mais pour reconstruire, c’est autre chose. La pièce que tu proposes là est peut-être charmante ; faite par toi, elle réussirait peut-être à merveille, parce qu’elle est conforme à ta tournure d’esprit ; faite par moi, elle tomberait, parce qu’elle m’est absolument opposée. Laisse-moi rebâtir ma maison moi-même. »

On comprend comment, avec une telle perspicacité, Scribe savait tirer parti des avis les plus opposés. Il complétait ses deux conseillers l’un par l’autre : Mahérault par Germain, et Germain par Mahérault. Le propre de la parole de Germain, c’était la brièveté ; sa paresse s’accommodait de la concision, et un mot suffisait à sa finesse.

Eh bien, prenez l’antithèse de Germain, et vous avez Mahérault. Il ne se contentait ni d’une audition pour se faire une opinion, ni d’un mot pour l’exprimer. La parole même ne lui suffisait pas. Scribe le savait bien, et, sa pièce finie, sa pièce lue, il la lui donnait. Alors commençait le véritable conseil de son ami, le conseil la plume à la main. J’ai là, sous les yeux, une liasse de papiers portant pour titre : « Observations faites par moi à Scribe, sur ses pièces avant la représentation. » Il ne s’agit pas moins que d’ana­lyses contenant chacune dix pages, douze pages ; j’en ai vu une de vingt-cinq pages. Pas une contradiction que Mahérault ne relève, pas une faute qu’il ne signale... Sa sincérité va parfois jusqu’à la dureté : « Ces couplets sont d’une faiblesse désespérante, ni trait, ni pensée ! La mauvaise prose qu’ils remplacent valait encore mieux ! » Voilà bien la rudesse de commerce que réclamait Montaigne dans une amitié véritable ! J’honore beaucoup Mahérault pour cette sincérité, mais j’avoue que je n’admire pas moins Scribe. Lequel vaut le plus, celui qui dit la vérité ou celui qui l’écoute ? Or, comment Scribe l’écoutait-il ? C’est ce que diront ces deux lettres :

« Séricourt, 8 octobre 1845.

« Mon cher ami, mon second volume (il s’agissait d’un roman) sera achevé dans trois jours. Je te le porterai à Paris, pour qu’il reste quelque temps en pension chez toi. Le premier volume s’est trop bien trouvé de tes soins, pour que son frère ne les réclame pas.

« J’ai lu depuis ton départ toutes tes observations : tu as fait là, mon pauvre ami, un travail prodigieux. Dans tout ce que j’ai vu, tu as parfaitement raison ; toutes tes notes sont d’un goût excellent, mais je ne sais si je dois t’en remercier, car me voilà obligé d’y faire droit, ce qui sera encore un très-long travail. »

Songez qu’au moment où Scribe écrivait ces lignes, il régnait sur quatre théâtres. Il me semble que, pour un homme à qui on reproche de n’être pas original, cette modestie ne manque pas d’originalité.

Le dernier paragraphe ajoute encore au charme de ce billet :

« Il est cinq heures du matin, je me lève et je t’écris d’abord, pour bien commencer ma journée et pour que cela me porte bonheur. »

La seconde lettre est adressée à Mme Mahérault, qui avait recommandé à Scribe une jeune et nouvelle actrice, Mlle Rose Chéri : « Votre protégée est une personne charmante ; elle a tout pour elle, le talent et la vertu, c’est-à‑dire le nécessaire... et le superflu... au théâtre, s’entend. J’étais déjà charmé d’elle, mais grâce à votre protection toute-puissante et qui, celle-là, ne coûtera rien à son superflu, je vous réponds qu’elle deviendra notre première actrice. Je me mets à l’ouvrage pour elle ; Mahérault jugera de la pièce, et, lui aidant, elle deviendra meilleure. »

Deux souvenirs personnels me permettent de compléter ce portrait.

Un jour, après une lecture intime d’Adrienne Lecouvreur, Mahérault nous dit : « Il manque un personnage dans votre pièce. — Et où veux-tu, répondit Scribe, que nous le mettions, ton personnage de plus ? — À la place d’un autre. — Comment ? — Vous avez un duc d’Aumont qui joue un rôle assez insignifiant. Ce n’est rien qu’une caillette de cour. Pourquoi ne pas le remplacer par un petit abbé ? Voilà une vraie figure du XVIIIe siècle. Une actrice, une princesse, un héros et un abbé, le tableau sera complet. » Voilà ce que j’appelle les conseillers inventifs, c’est-à-dire, ces esprits à la fois sensés et féconds, qui, sans se substituer jamais à vous, s’installent au cœur de votre conception, vous poussent dans votre propre voie, tirent de votre idée des conséquences qu’elle renfermait sans que vous le sussiez, enfin vous ouvrent des horizons nouveaux dans votre propre ciel.

Voici un second fait que je n’ai pas le droit d’oublier : « Mon ami, me dit un jour Scribe, en ce moment, il y a au Conservatoire, dans la classe de M. Samson, une élève qui promet une Mlle Plessy. Elle a seize ans, une figure charmante, une voix d’or; elle est de bonne race, elle s’appelle Madeleine Brohan. Cherchez donc un rôle de jeune femme qui soit un grand premier rôle... — Vous tombez bien, lui dis-je. Le hasard de mes études m’a fait rencontrer un personnage historique tout à fait charmant et très propre à mettre en lumière les grâces éblouissantes de votre jeune actrice : c’est Marguerite de Navarre, sœur de François Ier. Marguerite, dans l’histoire, est justement au point où héros et héroïnes font merveille dans les œuvres d’imagination, c’est-à-dire à cet état crépusculaire où la figure est à la fois éclairée et voilée ; ce qu’on en connaît suffit pour appeler l’intérêt sur elles, ce qu’on en ignore permet d’ajouter la curiosité à l’intérêt. En outre, ce rôle sera une nouveauté sur notre théâtre. Toutes nos héroïnes dramatiques sont des mères, des filles, des épouses, des amantes, des maîtresses, mais aucune pièce n’a pour personnage principal une sœur, et Marguerite, partant pour aller délivrer son frère, a quelque chose de ces poétiques figures de l’antiquité, qui s’appellent Électre et Antigone. » Mon idée saisit vivement Scribe, et le lendemain le plan était commencé. Mais au milieu de notre travail survint un obstacle qui est un des inconvénients de la collaboration. J’en ai dit assez de bien pour pouvoir en dire un peu de mal. Un désaccord fondamental s’éleva entre Scribe et moi. Il ne voulait pas que François Ier parût dans la pièce. Le piquant du sujet, me disait-il, consiste précisément à tourner toujours autour de cette prison sans y jamais entrer, à faire sortir ce captif sans qu’on l’ait vu. Il y- a au théâtre des personnages d’autant plus intéressants qu’ils brillent par leur absence, qu’on n’y parle que d’eux, qu’on ne s’occupe que d’eux, et qu’ils ne paraissent pas. Dès que vous mettrez le pied dans cette prison, vous entrez dans le commun. Puis, ajoutait-il, que faire de François Ier ? C’est un personnage essentiellement déclamatoire. Avec son grand nez, son fameux : Tout est perdu, fors l’honneur ! et ses airs de Roi-chevalier, autrement dit de Roi-troubadour, il nous jette dans l’opéra-comique ou dans le mélodrame. Tandis qu’Arlequin, oh ! c’est différent ! Arlequin, c’était Charles-Quint. Il ne l’appelait pas ainsi par moquerie, non ; mais un des traits caractéristiques de Scribe, dans le feu de la composition, c’était l’oubli absolu de tout ce qui n’était pas la situation même. Les mots, les noms n’existaient plus pour lui. Il les estropiait ! il les métamorphosait ! Il ne voyait en eux que le rôle qu’ils jouaient dans l’œuvre ; Et ce Charles-Quint, qu’il se représentait en lutte d’adresse avec cette jeune femme, qu’il voyait rusé, fourbe, moqueur, se confondait plus ou moins dans sa pensée avec le héros de la comédie italienne ; il lui aurait mis volontiers une batte à la main ! Mais moi, je résistais avec une énergie invincible. Non ! lui disais-je, non ! Tout votre feu et toute votre verve ne me convaincront pas ! C’est de l’esprit, mais ce n’est que de l’esprit, et j’ai besoin d’autre chose. Quel est notre personnage principal ? Une sœur. Quel est le sentiment fondamental de notre pièce ? L’amour d’une sœur. Et vous voulez en supprimer le frère ! Alors, adieu toute émotion, tout pathétique ! J’ai besoin de les voir ensemble, de les voir pleurer ensemble, espérer ensemble, craindre ensemble ! Il ne s’agit pas de jouer au jeu du roi captif et délivré. Ce n’est pas une partie d’échecs que notre pièce, c’est une œuvre vivante, humaine, et il m’y faut des âmes vivantes. C’est commun, dites-vous, je l’espère bien ! car c’est commun à l’humanité tout entière, commun à tous ceux qui aiment, qui souffrent, qui se dévouent, et voilà pourquoi c’est bon ! » Scribe m’écouta attentivement, froidement ; puis, quand je m’arrêtai, il me dit avec cette simplicité et cette bonne foi qui étaient vraiment admirables chez lui : « C’est vous qui avez raison. À la besogne ! » Trois mois après, à Séricourt, réunion du tribunal consultant : Germain Delavigne, Mahérault, Laborie, Michel Masson, trois autres invités et nos deux familles. La lecture com­mença à quatre heures, avant le dîner, et à onze heures et demie nous discutions encore.

Les premier, troisième, quatrième et cinquième actes avaient été écoutés avec faveur ; mais quant au deuxième acte, à mon acte, chute complète : on le trouva trop monté de ton, trop dramatique, discordant avec le reste de l’ouvrage. Une scène surtout choqua les auditeurs, une scène de prières qui entouraient le lit du mourant. « Oh ! dit alors Michel Masson, s’ils se mettent à chanter la messe !... » Ce mot fut l’arrêt du second acte : « Coupez-le ! supprimez-le ! » Tel fut le cri presque unanime ; je dis presque, car trois personnes protestèrent. Scribe avait là une belle occasion de revanche contre moi. Il fut un des trois réclamants. Il s’adjoignit à moi, et Mahérault s’adjoignit à lui. Nous luttâmes énergiquement pendant une heure et demie. Les critiques et même les moqueries pleuvaient contre mon malheureux acte, que je défendais de mon mieux ! « C’est Legouvé qui a raison, s’écriait Mahérault, avec la ténacité indomptable qu’il apportait dans son rôle de conseiller, et c’est vous qui avez tort ! Vos critiques sont justes, mais ce sont des critiques de détail ; le fond, le plan sont bons. Des lourdeurs d’exécution ? Soit ! Des disparates de ton ? J’en conviens ; mais supprimer l’acte, autant vaudrait se faire couper une jambe parce qu’on a un cor au pied !... » Onze heures et demie ayant sonné : « Mes enfants, dit Scribe tout à coup, allons nous coucher ! Je meurs d’envie de dormir, nous verrons demain matin... » Le lendemain à midi, après le déjeuner, Scribe nous lisait ce second acte, allégé, égayé, un peu dépoétisé, mais plus vif, plus amusant, tel enfin qu’il est resté, c’est-à-dire peut-être le meilleur de l’ouvrage. Voilà ce qu’est le conseil dans l’art dramatique, et je n’ai pas craint de m’attarder à ce récit, parce qu’il vous peint ce génie si plein de ressources qui s’appelait Scribe, et ce loyal ami, si plein de clairvoyance, qui s’appelait Mahérault.

J’ai fini ; mais, en finissant, une réflexion me vient à l’esprit : j’ai parlé, dans ces pages, de gens connus, même célèbres, et je n’ai montré que de braves gens. J’ai interrogé leurs secrets, j’ai fouillé leur correspondance, et je n’ai pas révélé le plus léger scandale. Des amis qui s’aiment, des confrères qui ne se déchirent pas ; des lettres qui font honneur à ceux qui les ont écrites, et, en fait d’Inconnues, pas autre chose que quelques bonnes actions tenues secrètes par ceux qui les avaient faites... À quoi ai-je pensé de choisir un pareil sujet ? Ce n’est pas de notre temps.