Éloge de M. Marmontel, secrétaire perpétuel de l’Académie française

Le 31 juillet 1805

André MORELLET

ÉLOGE DE M. MARMONTEL,

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,

PRONONCÉ A LA SÉANCE PUBLIQUE DU 12 THERMIDOR AN XIII (31 juillet 1805)

PAR M. L’ABBÉ MORELLET.

 

 

En entrant dans le lieu qui nous rassemble encore aujourd’hui, la plupart de ceux qui m’écoutent, instruits du noble projet formé par l’Empereur de réparer et d’achever le Louvre, et sachant que les travaux qu’on y prépare vont forcer l’Institut de s’en éloigner, auront pensé, non sans un sentiment pénible, que c’est peut-être aujourd’hui la dernière fois que la Compagnie tiendra son assemblée publique dans cette antique demeure des rois, devenue depuis près de deux siècles le palais des sciences, des lettres et des beaux-arts.

Ces regrets sont bien légitimes. Dans ce sanctuaire décoré des statues des hommes célèbres qui ont fondé l’empire et la gloire des lettres françaises, nous sommes, pour ainsi dire, sous leurs yeux, et nous avons pu jusqu’à présent les prendre à témoin de notre zèle à imiter leur exemple et à pratiquer leurs leçons.

Ce n’est qu’avec peine, sans doute, que nous pouvons nous éloigner de ces monuments consacrés à la gloire de nos maîtres et de nos modèles ; mais nous emporterons avec nous les souvenirs intéressants qui y sont attachés. C’est dans leurs ouvrages que ces grands hommes vivent, plus encore que dans le marbre et sur la toile qui conservent leurs traits. Au défaut de leurs images, leur gloire demeurera toujours au milieu de nous. Nous continuerons d’étudier et de pratiquer les moyens qu’ils ont si heureusement employés Pour étendre l’empire de la vérité et multiplier les jouissances de l’esprit ; et, comme dans l’Élysée de Virgile, nous ceindrons de couronnes brillantes les fronts de ceux qui, en suivant les traces de ces hommes célèbres et en cultivant les arts, charmes de la vie, ont mérité comme eux d’être mis au nombre des bienfaiteurs du genre humain.

Ce fut une belle institution de l’ancienne Académie que l’obligation imposée à chaque récipiendaire, de mettre sous les yeux du public assemblé les travaux et les succès de son prédécesseur, pratique religieusement observée jusqu’à l’époque où la révolution a rendu l’arche muette, et fermé le temple après en avoir dispersé les ministres.

Ce temple s’est rouvert à l’époque de l’établissement de l’Institut ; mais, dans cette réorganisation la classe qui comptait parmi ses travaux ceux dont s’occupait l’Académie française, avait cessé, jusqu’à ces derniers temps, d’observer cette pieuse coutume.

Ce n’est que par une délibération récente que, jaloux de ramener tout ce que les anciens usages ont d’utile et de bon, nous nous sommes distribué les éloges des académiciens morts sans avoir eu de successeurs immédiats, et dont la tombe négligée attend encore qu’on y jette quelques fleurs.

Dans cet honorable partage, une ancienne et constante liaison avec M. Marmontel, et une alliance qui a rendu cette liaison Plus étroite, revendiquaient pour moi le droit et me prescrivaient le devoir de payer à sa mémoire le tribut que s’imposait l’Académie, d’autant plus que ce travail semble présenter de moindres difficultés à celui qui a passé sa vie avec l’homme qu’il s’agit de faire connaître, tandis que le respect dû à la vérité, et à des auditeurs dont un grand nombre l’a connu, me garantira du danger de flatter son portrait.

Jean-François Marmontel, l’un des quarante et secrétaire perpétuel de l’Académie française, historiographe de France, naquit à Bort, petite ville du Limousin, sur les confins de l’Auvergne, en 1723, de parents peu aisés et d’un état obscur.

Après avoir reçu les premiers éléments des lettres et de la langue latine d’un prêtre de son bourg, instruction presque générale avant la révolution, et qui sera difficilement remplacée, il fut envoyé à Mauriac, petite ville de la haute Auvergne, où était un collége tenu par les jésuites, et où il fit, depuis onze ans jusqu’à quinze, ses humanités et sa rhétorique. De là, ayant passé au collége de Clermont, il y étudie la philosophie, en pourvoyant à sa subsistance par des répétitions que lui payaient des écoliers moins avancés que lui ; trouvant ainsi, dans un travail assidu, les ressources que sa famille ne pouvait lui fournir, sorte de courage contre fin fortune qui se montre dans tout le reste de sa vie, et qui fait un des principaux traits de son estimable caractère.

Soutenu par ce courage, et sans doute aussi par ce sentiment caché qui avertit l’âme de ses forces, il se transporte à Toulouse, où, se faisant répétiteur de philosophie, il entre en même temps dans la carrière littéraire, en composant pour les Jeux floraux. L’ode qu’il avait mise au concours n’ayant point eu le prix, il prend cette occasion de se mettre en correspondance avec Voltaire, en lui envoyant son ode, et en se plaignant à lui de l’horrible injustice de l’Académie de Toulouse. Une réponse obligeante animant le jeune provincial d’une ardeur nouvelle, il concourt bientôt avec plus de succès, remporte plusieurs prix ; et, plein de confiance et d’espoir, il cède aux invitations de l’homme célèbre qui l’appelait sur un plus grand théâtre. Voltaire l’accueille avec bonté, ne dédaigne pas de lui servir de guide, et lui en donne un autre non moins éclairé que lui-même, en lui faisant connaître l’intéressant Vauvenargues.

Le disciple, guidé et encouragé par de tels maîtres, docile à leurs leçons, passionné de l’amour des lettres, donnait déjà de sûrs garants de ses futurs progrès. Bientôt, sous leurs auspices, il compose ses premiers ouvrages, remporte deux prix de poésie à l’Académie française, et, à peine âgé de vingt-quatre ans, met au théâtre une tragédie, Denis le Tyran, qui obtient un grand succès.

La plupart des hommes de lettres qui se croient quelque talent pour la poésie s’essayent dans le genre le plus, les ouvrages dramatiques, semblables en cela au jeune abbé dont parle madame de Sévigné, qui, près d’entrer au séminaire pour faire ses études, commençait à prêcher en attendant.

Mais pourquoi blâmerions-nous le jeune écrivain de se laisser aller à une impulsion naturelle qui n’égare pas toujours celui qui s’y livre ? Voltaire avait fait Œdipe à dix-huit ans, et il n’en a pas fourni avec moins de gloire la carrière dramatique. Peut-être, pour l’intérêt de l’art, est-il utile que les jeunes athlètes tentent d’abord ce qu’il y a de plus difficile, pour s’assurer de toutes leurs forces. Quoi qu’il en soit, Marmontel, ayant déjà mis au théâtre quatre tragédies avant vingt-huit ans, malgré le succès de la première, reconnut bientôt qu’en ce genre il restait au-dessous des grands modèles.

Il convient que, lorsqu’il a composé Cléopâtre, il n’avait pas encore senti combien il est difficile de bien écrire, et que cette pièce eut besoin de toute l’indulgence du public pour obtenir un demi-succès. Il dit, de ses Héraclides, que c’est de ses tragédies la plus faiblement écrite. Il raconte avec naïveté comment la chute de cette pièce, rapprochée du succès des premiers écrits de J.-J. Rousseau, qui ne s’était fait auteur qu’à quarante ans passés, lui fit faire sur lui-même un retour salutaire, et comment il se reprocha de ne s’être pas donné le temps de penser avant que d’écrire, et surtout de s’être trop hâté de produire dans le genre le plus difficile et le plus périlleux ; modestie rare dont l’exemple est bon à rappeler encore aujourd’hui.

Je suis néanmoins disposé à croire qu’il s’est jugé lui-même trop rigoureusement, et je renverrai les critiques trop sévères à plusieurs de ses pièces où ils reconnaîtront, j’ose le dire, de véritables beautés. J’ajouterai un témoignage qui ne sera pas suspect, celui de M. de la Harpe, qui, après avoir employé soixante et dix pages de son Cours de Littérature à critiquer avec beaucoup de dureté les trois premières tragédies de Marmontel, dit de la quatrième, les Héraclides, que c’est une pièce très-réguliére, dont le fond est vraiment tragique, l’exécution généralement bonne et quelquefois belle, et qui, remise sous les yeux d’un public impartial, s’établirait sur la scène, où elle mérite de rester ; et, de Numitor que cet ouvrage est digne d’estime, et qu’il serait à souhaiter qu’on le remît au théâtre. Sur quoi j’observerai que, si l’on doit savoir gré au critique qui loue ce qui est bien après avoir blâmé ce qui est mal, on peut lui reprocher avec justice l’âpreté avec laquelle il va poursuivant les productions de la jeunesse d’un auteur presque octogénaire, parvenu par le travail à mûrir et à perfectionner son talent, et qui n’a parlé lui-même de ses ouvrages dramatiques qu’avec une grande modestie.

Marmontel nous apprend que le peu de succès de ses dernières tragédies donna à son esprit un caractère un peu plus mâle et même une teinte de philosophie ; et, en effet, il contracta dès lors avec les éditeurs et les auteurs de l’Encyclopédie une liaison et une amitié qui n’ont fini qu’avec sa vie, et il commença à coopérer lui-même à ce grand ouvrage.

Les principes de la littérature entrant dans le tableau des connaissances humaines tracé par Bacon, les hommes de lettres qui dirigeaient ce travail, et qui avaient apprécié les talents de Marmontel et connaissaient son activité, lui confièrent le soin de traiter cette partie. Les articles qu’il a fournis à l’Encyclopédie sont ceux- là même qui ont formé depuis ses Éléments de Littérature, dont je parlerai tout à l’heure ; mais je m’arrêterai ici un moment pour considérer en lui le coopérateur de cette grande entreprise, monument qui conservera la mémoire du siècle qui l’a élevé, et celle des hommes de lettres qui ont concouru à le construire.

Je sais qu’en présentant Marmontel comme l’ami des éditeurs de l’Encyclopédie et le compagnon de leurs travaux, je lui fais partager les anathèmes auxquels est en butte aujourd’hui ce que certains zélateurs appellent la philosophie du dix-huitième siècle, sans s’être jamais bien défini ce qu’ils entendent par ces paroles. On leur demande en effet depuis longtemps : Qu’est-ce que cette philosophie dont vous faites tant de bruit ? Est-ce celle de Fontenelle, de Vauvenargues, de Montesquieu, de Voltaire, de Rousseau, de Buffon, de Condillac, de Mably, de d’Alembert, de Thomas, de Turgot, de Saint-Lambert, etc. ? Tous ces écrivains sont en effet des philosophes du XVIIIe siècle ; mais, comme dans ce nombre il n’y en a pas deux qui aient eu exactement les mêmes opinions, il est impossible, si l’on veut s’entendre et être entendu, de trouver en eux une philosophie commune à tous. Mais, je me trompe. Oui, tous ces hommes ont eu une même philosophie : c’est cette ardeur de savoir, cette activité de l’esprit qui ne veut pas laisser un effet sans en rechercher la cause, un phénomène saris explication, une assertion sans preuve, une objection sans réponse, une erreur sans la combattre, un mal sans en chercher le remède, un bien possible sans tâcher d’y atteindre ; c’est ce mouvement général des esprits qui a marqué le XVIIIe siècle, et qui fera à jamais sa gloire ; c’est par là que ces hommes utiles se ressemblent tous : voilà la philosophie qui leur est commune.

Ah ! si leurs ennemis conviennent que c’est là le but auquel tendent leurs traits, rendons-leur grâces de leur franchise ; car leur aveu équivaut à celui-ci : Nous ne voulons pas que l’homme devienne plus éclairé, de peur qu’il ne veuille aussi devenir plus libre et plus heureux ; et je ne puis croire qu’ils puissent mettre à fin une pareille entreprise, ni qu’une grande nation laisse jamais poser de telles bornes à ses progrès. Oui, je le dirai sans détour, lorsque dans l’âge où l’âme à sa première énergie, où tous les penchants sont bons, où la vérité a pour nous des charmes si puissants, on a été témoin de ce grand et beau mouvement, de cette tendance vers le bien et la vérité, universelle sans être concertée ; lorsqu’on a connu et pratiqué les principaux moteurs de cette noble entreprise ; lorsqu’on a partagé leur enthousiasme et secondé leurs efforts selon la mesure de ses talents, on ne saurait lire et entendre, je ne dis pas sans indignation, parce que le mépris l’empêche de naître, mais sans dégoût, ces injures grossières qui n’avilissent que ceux qui les profèrent, et ces déclamations vagues dont l’effet véritable n’est autre que de détourner l’esprit humain de la recherche de la vérité, ou de retarder sa marche vers ce noble but. Si quelques philosophes ont enseigné quelques erreurs, le plus souvent métaphysiques et spéculatives, et par là nécessairement étrangères à la multitude, combattez-les dans des ouvrages que le peuple ne lira pas plus que les leurs ; mais reconnaissez dans l’ensemble de leurs travaux, dans le but qu’ils se sont proposé, dans le mouvement qu’ils ont imprimé à leur siècle, un des plus grands bienfaits qu’ait jamais reçus le genre humain.

En composant pour l’Encyclopédie les articles de littérature, Marmontel commença vers le même temps à donner au Mercure des contes moraux, genre qu’il a créé, car les premiers de ces contes datent de près de cinquante ans, et il en a produit un assez, grand nombre pour qu’on puisse en former dans l’histoire de la littérature une classe à part.

Il ne faut, pour en reconnaître le mérite, qu’observer la multitude d’imitations qu’on en a faites, et de pièces de théâtre qu’on en a tirées plus ou moins heureusement, sans que, dans ce dernier cas, ce soit ]a faute du conte, auquel l’auteur n’a pas été obligé de donner toujours un caractère dramatique.

Ce genre a son mérite et ses difficultés. On ne peut pas mettre le conte moral à côté du grand roman qui peint la naissance, les progrès, les effets des passions, et qui, presque à l’égal de la tragédie, remplit à son gré notre âme de sentiments doux ou terribles.

Il est plus difficile, sans doute, de faire agir un grand nombre de personnages et de caractères différents, d’inventer beaucoup de situations intéressantes en les subordonnant un plan régulier, d’élever devant soi de grands obstacles et de les surmonter heureusement ; mais il n’est pas aisé non plus d’imaginer une fiction de peu d’étendue, de la bien conduire sans le secours du merveilleux et par une suite d’événements pris dans la vie commune, de faire naître l’intérêt en un petit nombre de pages ; et ces difficultés, Marmontel les a toutes vaincues.

Un mérite non moins recommandable de cet agréable ouvrage est la moralité dont il est empreint ; non celle qui se fait l’ennemie des doux sentiments et des innocents plaisirs, mais celle qui enseigne à jouir avec mesure des biens préparés à l’homme par le bienfaisant auteur de la nature.

Dans tous ses contes, l’auteur a pour objet de rendre la vertu aimable. Les moments de joie et de bonheur y sont toujours le prix d’un sentiment vertueux ou d’une action de bienfaisance, et le lecteur est toujours conduit à sentir qu’il n’y a rien de mieux à faire pour être heureux que d’être bon.

Quelque forme que les écrivains moralistes donnent à leurs ouvrages, ils sont exposés au reproche d’avoir fait des satires personnelles. La Bruyère n’a pas échappé à cette imputation, qui n’a jamais été faite à Marmontel, et il nous apprend lui-même qu’il a pris quelque soin pour éviter cet écueil.

Jamais dans ses contes il n’a peint des hommes de la société de manière à les faire reconnaître et à donner lieu à des applications ; différant en cela de quelques auteurs en ce même genre, que nous voyons ne pas se faire scrupule d’introduire dans leurs fictions des personnages réels et connus, pour leur faire débiter des maximes odieuses et commettre des actions viles ; coupable emploi de l’esprit et du talent ; et j’en appelle à ceux qui m’écoutent, dans les contes de Marmontel, les caractères sont-ils moins vrais, quoiqu’on puisse les regarder comme pris dans la nature abstraite de l’homme en général ?

Entre les premiers et les derniers contes de Marmontel, quelques personnes croient voir une différence. Elles disent que, dans ses anciens contes, il y a un peu d’apprêt et quelque chose de ce qu’on appelle manière et qu’on sent mieux qu’on ne peut le définir, et que les nouveaux ont plus de simplicité et de naturel. On pourrait renvoyer ces censeurs à la charmante fable de cet auteur inimitable qu’on n’a plus besoin de nommer, Contre ceux qui ont le goût difficile ; mais, en supposant dans leur critique quelque chose de vrai, j’imaginerais deux causes de cette différence, qui en seraient en même temps l’excuse.

L’une est l’influence de l’exemple que lui donnaient les écrivains de son temps ; car, dans les romances, les comédies et presque tous les écrits de cette époque, le style avait quelque chose des formes contournées qu’on donnait à l’ameublement et aux parures ; et il est devenu moins apprêté, j’entends celui des bons écrivains, en même temps que nos vêtements et nos meubles ont repris beaucoup de choses de l’antique simplicité.

Une seconde cause de cette légère différence entre les anciens contes et les nouveaux serait le changement survenu dans la situation de l’auteur, entre les époques de ces diverses compositions. En écrivant les premiers, il vivait dans une grande dissipation, au milieu de sociétés bruyantes où l’on cherchait le plaisir sous toutes ses formes, et l’esprit dans toute sa parure ; il a composé les derniers lorsque son mariage lui avait fait connaître une vie intérieure moins agitée et plus morale.

Ses anciens contes, fruits d’une imagination jeune et vagabonde, se ressentent d’une sorte de libertinage de l’esprit. Les nouveaux, écrits dans une situation plus calme, auprès de sa femme et au bruit des jeux de ses enfants, sont plus près de la nature, qui se fait mieux entendre à la maturité de l’âge et dans le silence des passions.

À ces productions agréables (ses premiers contes), le laborieux Marmontel joint bientôt la rédaction du Mercure. On voulait faire du privilége de cet ouvrage, l’un de nos plus anciens journaux, un fonds sur lequel seraient établies des pensions pour un nombre de gens de lettres. Il était de l’intérêt de tous que ce fonds fût porté à toute sa valeur, et c’est à quoi parvint promptement Marmontel par des moyens qu’on n’a pas toujours employés après lui dans quelques ouvrages périodiques. Parler aux gens de lettres le langage de la décence en même temps que celui de la vérité, justifier la liberté avec laquelle on observe les défauts, par l’attention avec laquelle on relève les beautés ; se refuser à ces traits d’ironie sanglante, et pourtant facile, qui ne prouvent rien et qui n’éclairent personne, quoique plus amusants pour le peuple des lecteurs qu’une critique honnête et sensée ; parler le ton modéré de la raison, au lieu de consoler l’envie et de flatter la malignité ; enfin, et surtout, ne pas prostituer sa plume à l’esprit de parti : telles furent les lois qu’observa constamment Marmontel dans la rédaction de son journal.

D’heureux effets de ce genre de critique se firent bientôt sentir. Les brillants essais de Malfilâtre furent encouragés. Thomas, rebuté par des censures malveillantes, fut ranimé par les justes éloges donnés à son poème de Jumonville. Les prémices de la traduction des Géorgiques furent annoncées avec les espérances qui ont été depuis et remplies et surpassées. Colardeau, la Harpe, Lemierre, et tous les jeunes écrivains qui promettaient quelque mérite, furent guidés dans la carrière par des critiques tout à la fois sévères et bienveillantes, en même temps qu’animés à la poursuivre par la justice rendue à leur talent.

Quoique la littérature soit ici notre objet principal, je ne dois pas oublier que Marmontel fit aussi du Mercure tout ce qu’il devait être pour les sciences et les arts, en mettant à contribution toutes les académies de France, et tous les hommes instruits, qui s’empressèrent de concourir au succès d’un ouvrage devenu le patrimoine des hommes de lettres.

Malheureusement pour les lettres et pour celui qui les servait si bien, à peine quelques années s’étaient écoulées que le Mercure lui fut ôté à la suite d’un événement qui doit trouver sa place dans son éloge, parce qu’il a été pour lui l’occasion d’une action dont on peut le louer autant que de son meilleur ouvrage.

Je dirai donc ici que Marmontel, accusé faussement d’avoir fait une satire contre un homme de la cour, après avoir été mis à la Bastille malgré ses dénégations, pressé de nommer l’auteur, sous peine de perdre le Mercure, c’est-à-dire 15 à 18,000 livres de rente, garda le secret de sa société, car ce n’était pas celui d’un ami. Ce n’est là sans doute qu’un devoir rempli mais, pour le remplir, il faut un courage et un désintéressement peu communs, qu’on peut louer en tout temps, et qu’on ne doit pas omettre de louer dans celui-ci.

La perte du Mercure ne découragea pas Marmontel, et, recourant aux ressources que lui fournissait son talent, il donna bientôt deux ouvrages qui ont beaucoup contribué à étendre sa réputation littéraire, Bélisaire et les Incas.

Le premier est la morale des rois mise dans la bouche d’un homme d’État, à qui ses services, son expérience, son âge donnent une grande autorité. Elle est partout élevée et noble jusqu’à la magnanimité. Mais celui qui donne ces leçons ne néglige pas de tracer d’une main ferme la morale et les devoirs des peuples.

Bélisaire eut dès l’abord un assez grand succès ; mais la Sorbonne et le clergé s’étant alarmés de la doctrine de l’auteur sur la tolérance des cultes établie dans son quinzième chapitre, et le menaçant d’une censure, l’ouvrage fut recherché avec encore plus d’empressement : on en fit en peu de temps plusieurs éditions. Il attira à Marmontel des lettres flatteuses de plusieurs souverains, et fut traduit bientôt dans presque toutes les langues de l’Europe.

La question agitée dans ce quinzième chapitre n’était pas oiseuse.

Depuis plus d’un siècle la saine philosophie avait commencé à combattre cette doctrine fausse et funeste qui donne aux souverains le droit d’établir une religion de l’État, et celui de forcer leurs sujets à l’embrasser. On avait bien apporté en France quelque adoucissement à l’exécution des lois contre les protestants : cependant la plaie faite à l’État par la révocation de l’édit de Nantes saignait encore : quelques administrateurs en maintenaient les dispositions dans les provinces du Midi ; on en faisait l’apologie dans des ouvrages de parti et dans quelques journaux du temps ; enfin, on touchait encore à une époque où le gouvernement, intervenant dans les querelles des jansénistes et des molinistes, avait prodigué les lettres de cachet et donné de violentes atteintes à ce droit naturel de l’homme, la liberté des opinions religieuses.

Cette intolérance politique, condamnée également et par l’Évangile et par la raison, ramenée et canonisée au milieu du XVIIIe siècle, avait excité une réclamation puissante de tout ce qu’il y avait d’esprits raisonnables et cultivés, et surtout de ces philosophes qu’on calomnie aujourd’hui avec tant d’ingratitude, et qui s’efforçaient d’obtenir dès lors cette même tolérance civile que vient d’établir un gouvernement éclairé et bienfaisant.

C’était un service rendu à la nation et à l’humanité que de déférer de nouveau au tribunal de la raison cette grande erreur morale et politique. C’est ce que faisait Marmontel dans Bélisaire, et ce qui lui attira l’animadversion des théologiens.

En ce temps-là, une censure théologique avait encore de fâcheux effets civils (je ne parle que de ceux-là). Buffon en avait eu peur. Marmontel s’occupait, quoique faiblement, de conjurer l’orage ; mais Voltaire et d’autres amis le défendaient, en portant la guerre dans le camp ennemi par des brochures piquantes qui se succédaient sans relâche, et qui éteignaient la foudre jusque dans les mains qui la lançaient. Vingt mille exemplaires de Bélisaire étaient répandus dans toute l’Europe avant que la censure parût.

Les théologiens, défenseurs de l’intolérance, servirent mal cette cause en poursuivant Bélisaire avec tant d’obstination, car cette obstination même porta Marmontel à reprendre ce sujet et à le traiter avec plus de développement dans les Incas, dont le but est de faire détester ce fanatisme destructeur qui a porté au nouveau monde les crimes dont il souillait l’ancien, et d’établir sur un grand exemple ce principe énoncé par le vertueux et éloquent Fénelon que le prince doit accorder à tous la tolérance civile, non en approuvant tout comme indifférent, mais en souffrant tout ce que Dieu souffre, et en n’employant, pour ramener les hommes, que la douce persuasion.

L’auteur des Incas atteint ce but ; et, dans cette fiction ingénieuse, embellie de tous les charmes du style, il prouve, avec force l’absurdité, l’iniquité de toute intolérance civile, et le droit qu’a tout homme de s’attacher au culte et d’adopter les dogmes religieux qui lui paraissent les meilleurs parmi ceux ‘qui se concilient avec les bonnes mœurs et les bonnes lois ; et en cela il a contribué à avancer cet heureux moment ou un législateur éclairé a pu opérer enfin, entre l’empire et le sacerdoce, cette heureuse union qui rend les disciples des doctrines diverses citoyens du même État et enfants de la même famille.

J’arrive aux Éléments de Littérature de Marmontel, un de ses plus beaux titres à la gloire littéraire.

Cet ouvrage est le résultat de trente ans de méditations sur l’art d’écrire et sur les divers genres de compositions. L’auteur nous apprend qu’il n’avait été d’abord qu’un recueil d’observations à son usage, qu’il a retravaillées avec soin pour en faire, dans l’Encyclopédie, la théorie générale de la littérature, et qu’il a revues encore et améliorées dans ses Éléments.

Les éléments de toute science doivent être, ce semble, exposés dans un ordre méthodique, puisque ce n’est qu’à l’aide de la méthode qu’on peut faire saisir l’enchaînement des idées et le rapport des parties. L’ouvrage de Marmontel est cependant formé d’articles disposés par ordre alphabétique, ce qui rompt toute liaison.

Marmontel, qui n’ignorait pas que cette marche avait des inconvénients, lui connaissait aussi des avantages qui la lui ont fait préférer. Il donnait ainsi à une longue suite de préceptes l’attrait de la variété. Dans chaque article il présentait son objet sous tous les rapports. Il offrait à une jeunesse dissipée et aux gens du monde, qui n’ont pas le temps ou le courage de suivre de longues lectures, une instruction plus facile ; enfin, il faisait, pour ainsi dire, de cette étude, une conversation libre et variée, dans laquelle il paraissait s’entretenir et causer avec son lecteur, et qu’on pouvait quitter et reprendre à son gré.

Mais ces raisons, qui eussent suffi à beaucoup d’autres, n’apaisaient pas entièrement les scrupules de Marmontel, qui, pour me servir d’une expression commune, que je vous prie de me pardonner, travaillait en conscience. Il imagina donc d’ajouter à son ouvrage une table méthodique, à l’aide de laquelle on pût le lire comme un traité suivi et complet, où les chapitres seraient placés dans leur ordre naturel ; et sa table est si bien faite, qu’elle est à elle seule une preuve sensible du mérite de tout son travail.

Dans notre avant-dernière assemblée publique, vous avez entendu louer le Cours de Littérature de M. de la Harpe, qui est en effet bien digne d’éloge.

Je me garderai d’instituer, entre deux ouvrages utiles, une comparaison qui tendrait à rabaisser l’un ou l’autre ; mais je puis assigner ce qui distingue chacun des deux.

En épargnant à M. de la Harpe les reproches qu’on peut lui faire sur les derniers volumes de son Cours, que les hommes raisonnables et libres de tout esprit de parti regardent comme bien inférieurs aux premiers, et, en ne comparant dans les deux ouvrages que ce qui est relatif à la littérature proprement dite, je dirai que, dans le Cours de M. de la Harpe, on recueille les jugements sains que lui-même a portés et qu’on adopte, pour ainsi dire, tout faits, et que, dans celui de Marmontel, on apprend à juger soi-même. Le premier fait d’excellents écoliers, le second forme des maîtres. La Harpe vous enseigne à saisir tous les détails, à ne laisser échapper ni une faute ni une beauté ; Marmontel à l’aire un ensemble d’après une connaissance approfondie du caractère et du genre des diverses espèces de compositions. Celui-là vous conduit dans la pratique de l’art ; celui-ci vous en donne une savante théorie. Les auditeurs naturels de la Harpe étaient et devaient être des gens du monde, et surtout des jeunes gens et des jeunes femmes ; ceux de Marmontel peuvent être des hommes destinés à professer eux-mêmes, qui recueilleraient de ses leçons les premiers principes de l’art qu’ils ont à enseigner.

De ces travaux utiles de Marmontel je ne craindrai pas de rapprocher ceux auxquels il s’est livré pour perfectionner deux genres de spectacles ou de plaisirs qui, pour les sociétés civilisées, sont devenus de véritables besoins.

Je le vois d’abord ramenant dans l’opéra-comique, et la décence et le bon goût, donnant des règles à cette espèce de drames, et fournissant à Grétry ces charmants poèmes dans lesquels cet agréable compositeur a su exprimer par des chants si heureux, et les finesses de la pensée et les délicatesses du sentiment ; c’est le mérite qu’offrent Lucile, Sylvain, l’Ami de la maison, Zémire et Azor, spectacles qui ont charmé Paris dans leur nouveauté, et qu’on ne redonne point aujourd’hui sans faire dire aux dépens de qui il appartient Ah ! voilà comme il faut écrire, et voilà comme il faut chanter !

Enhardi par le succès de ses essais, Marmontel tente le premier d’introduire en France et d’appliquer à nos grands opéras cet art charmant qui paraissait en Italie une plante indigène qu’on ne pouvait naturaliser dans notre sol. Dans cette vue, conservant avec un respect religieux les beautés des poèmes de Quinault, il y ajoute des paroles coupées à la manière de Métastase, et susceptibles des formes piquantes et variées du chant, et surtout de ce que les Italiens appellent un motif. C’est ainsi qu’il a disposé les poèmes de Roland et d’Atys. C’est pour cela que je l’ai vu combattre de toute son activité l’indolence du Napolitain Piccini, qui, cessant d’être animé par la douce influence d’un délicieux climat, et trouvant ici les rigueurs du nôtre, se déterminait difficilement à mettre les mains sur le piano, et qui eût dit volontiers, comme les Hébreux transportés sur les rives du fleuve de Babylone Comment chanterai-je les cantiques de mon pays dans une terre étrangère ?

Mais bientôt Marmontel fait un pas de plus, et un grand pas, en composant et faisant mettre en musique par Piccini le bel opéra de Didon, qui a pour nous l’intérêt d’une tragédie, tous les charmes du chant, et toutes les séductions de ce spectacle magique où tous les arts concourent pour assembler tous les plaisirs.

Je sais qu’à l’occasion des soins qu’il s’est donnés pour naturaliser chez nous la musique italienne, et de la lutte établie entre les deux compositeurs qui se disputaient la scène, on a reproché à Marmontel de s’être laissé aller à trop de vivacité contre les admirateurs passionnés de l’antagoniste qu’on opposait à Piccini. Mais n’avait-il pas été provoqué ? Ne faut-il pas pardonner quelque chose à cette espèce d’hommes qui est irritable, comme Horace le dit de lui-même et des poëtes ses confrères ? Enfin, ne doit-on pas le juger avec quelque indulgence lorsqu’il défend les principes qu’il s’était fait sur la nature du mélodrame, c’est-à-dire une opinion réfléchie et un système auquel il tient comme à sa création ?

Parmi les ouvrages de Marmontel on trouve encore un assez grand nombre de discours en vers, dont plusieurs ont remporté les prix de l’Académie, et les autres ont été lus dans ses assemblées.

Entre les premiers on peut distinguer celui qui a pour titre : Épître aux poëtes, ou les Charmes de l’étude, qui a suscité à son auteur beaucoup de querelles, et dont je dirai quelque chose, pour qu’on ne puisse pas me reprocher d’éluder les difficultés de mon sujet. Dans cette Épître, on a cru voir des hérésies littéraires : Boileau copie, et je ne vois jamais Boileau sensible, a dit Marmontel, et on a crié au blasphème.

Je ne crois pas qu’il soit impossible d’excuser Marmontel, en expliquant bien ce qu’il entend par l’invention et par l’espèce de sensibilité qu’il refuse à Boileau ; mais il faudrait, pour cela, passer les bornes de ce discours ; je me contenterai de dire que, si son opinion est une hérésie littéraire, son talent n’en a pas été infecté ; car cette épître où il est, dit-on, injuste envers Boileau, est faite à la manière de Boileau, et on peut dire qu’il a ressemblé en cela à des hérétiques en matière plus grave, dont la morale pratique et individuelle est quelquefois meilleure que celle des orthodoxes les plus purs.

Quant aux discours en vers que Marmontel a lus aux séances publiques de l’Académie, je dois dire, à son éloge, qu’il est un des membres de cette compagnie qui ont le plus contribué à donner à ses assemblées l’éclat dont elles ont brillé jusqu’aux premiers mouvements de la révolution. On doit à Duclos, et surtout à d’Alembert, d’avoir, les premiers, pris quelque soin pour y attirer ces amis des lettres non moins éclairés que bienveillants qui les honoraient de leur présence, et que j’y vois rassemblés encore aujourd’hui. Les moyens qu’ils employaient pour cela étaient d’engager les académiciens à lire, ou de lire eux-mêmes des pièces de prose ou de vers dignes de l’assemblée qui venait les entendre.

Marmontel seconda constamment ces intentions de la compagnie et de ses officiers ; et lorsqu’il eut succédé à d’Alembert dans l’emploi de secrétaire, il montra le même zèle que je rappelle ici comme un modèle que nous nous efforcerons toujours d’imiter.

Les pièces de vers de Marmontel, ainsi destinées à des lectures publiques, sont toutes intéressantes par le choix des sujets, par les circonstances dans lesquelles elles ont été lues, et quelquefois par les effets qu’elles ont produits. C’est ce que je montrerai par quelques exemples.

En 1772, son Discours sur l’incendie de l’Hôtel-Dieu fut le signal d’une réclamation universelle en faveur des pauvres, et réveilla pour eux une attention du public et du gouvernement, qui eut des effets heureux et prompts pour l’amélioration des hôpitaux.

Son Discours sur l’éloquence, en 1776, convenait à la séance où fut reçu M. l’archevêque d’Aix, dont vous avez entendu naguère louer ici dignement et avec justice les talents oratoires et qui, dans deux grandes occasions, a parlé des devoirs réciproques des souverains et des peuples avec une force et une vérité dignes de son ministère.

Le Discours sur l’histoire, lu à l’Académie en 1777 dans une séance particulière que l’empereur d’Allemagne honorait de sa présence, et depuis dans l’assemblée publique pour la réception de l’abbé Millot, est plein de leçons courageuses pour les maîtres du monde, et de traits de la plus noble liberté.

Enfin, son Discours en vers sur l’espérance de se survivre, lu à la réception de M. Ducis, succédant à Voltaire, ne pouvait être mieux placé qu’en cette circonstance ; car, pour établir la maxime qui est le but de cet ouvrage,

Rien de grand sans l’espoir de l’immortalité,

quel moment pouvait être mieux choisi que celui où nous venions de perdre l’homme célèbre à qui ce même sentiment a inspiré tant de chefs-d’œuvre qui demeureront immortels malgré tous les efforts des ennemis du goût et de la raison ?

Ici, Messieurs, finit ce que j’avais à vous dire des ouvrages de Marmontel, imprimés de son vivant ; mais il nous est resté de lui plusieurs écrits posthumes, dont quelques-uns sont déjà publiés ; tels sont ses Mémoires en quatre volumes, et deux volumes sur la Régence ; et les autres ne tarderont pas à l’être, et comprennent un Traité de Morale, un Traité de Métaphysique, une Grammaire et une Logique.

Je parlerai d’abord de ses Mémoires.

Il y a longtemps que le sévère Pascal a dit : Le sot projet que Montaigne a eu de se peindre, non pas en passant, mais par un dessein premier et principal ! À cela, tout le monde répète la réponse faite par Voltaire : Le charmant projet que Montaigne a eu de se peindre naïvement comme il a fait, car il a peint la nature humaine, et on aimera toujours le philosophe qui peint sous son nom nos faiblesses et nos folies !

Des censeurs qui, ayant moins d’autorité que Pascal, sont aussi difficiles que lui, font à Marmontel un reproche de même genre ; je leur répondrai d’abord en invoquant ce sentiment naturel au cœur de l’homme, ce désir de se survivre, dont Marmontel a si bien parlé dans le discours en vers qui porte ce titre ; ce sentiment, dis-je, ne l’excuse-t-il pas d’avoir voulu laisser après lui quelque aliment aux souvenirs de l’amitié ? L’homme sensible qui met, dans la bouche de l’époux pleurant sur Ta tombe d’une tendre épouse, ces touchantes paroles :

On ne me répond point, mais peut-être on m’entend,

a bien pu croire, comme il le dit lui-même,

que la mort ne rompt pas tous les nœuds de la vie

Mais la première phrase de ses Mémoires en est une suffisante apologie. C’est pour mes enfants, dit-il, que j’écris l’histoire de ma vie leur mère l’a voulu. Si quelque autre y jette les yeux, qu’il me pardonne des détails minutieux pour lui, mais que je crois intéressants pour eux. Et qui peut blâmer, en effet, un père d’écrire pour ses enfants son histoire, celle de ses liaisons, de ses travaux, des obstacles qu’il a rencontrés, des succès qu’il a obtenus ? Tous ces détails doivent leur être précieux ; et si l’on demande pourquoi les rendre publics, j’ose dire que, parmi ceux qui blâment cette publication, il n’en est point qui, possesseurs du manuscrit, eussent voulu le brûler ou le garder inédit, et que ce n’était pas à la veuve et aux enfants de Marmontel à juger ses ouvrages avec plus de sévérité.

On s’est plaint, et peut-être avec quelque raison, de la manière dont Marmontel a parlé de quelques personnages connus ou célèbres, qu’il a, dit-on, mal jugés, soit en les rabaissant au-dessous, soit en les élevant au-dessus de ce qu’ils valaient. Quant aux torts du premier genre, je suis tout prêt à reconnaître ceux dont il peut s’être rendu coupable ; car si j’aime Platon, j’aime encore plus la vérité. Je verrai donc avec plaisir les amis de ceux envers qui il a été injuste, et qui les ont mieux connus que lui, redresser des jugements dictés par quelques préventions dont personne n’est tout à fait exempt. Je dirai seulement que Marmontel, en se trompant ainsi, a toujours été de bonne foi, et, mérite peu commun au temps où nous vivons, qu’il a jugé et blâmé, non suivant l’esprit de telle ou telle coterie et les opinions de tel ou tel temps, mais suivant sa propre conviction et son sentiment ; ce qui n’excuse pas l’erreur, mais ce qui affaiblit, aux yeux de l’homme juste et bon, les torts de celui qui se trompe.

J’ajouterai que, s’il a jugé quelques hommes en place avec des préventions trop favorables, j’aime encore mieux cette erreur qui compense, pour ainsi dire, l’autre, que le dénigrement universel de ces frondeurs infatigables, détracteurs nés de tout homme public, parce qu’ils ne croient ni à la vérité ni à la vertu.

Mais ces torts de Marmontel une fois écartés ou pardonnés, quel agrément et quelle instruction ne trouve-t-on pas dans ses Mémoires ! Quelle variété, quelle vie dans cette galerie de portraits de tant d’hommes célèbres et de femmes aimables avec lesquels il a vécu ! Quelle franchise et quelle vérité dans les récits de ce qui lui est personnel ! Quelle tolérance des opinions et quelle justice pour les personnes ! Comme il peint le mouvement de ces sociétés brillantes et animées dans lesquelles il était lui-même toujours en action, et cet heureux temps où tous les esprits se portaient à la fois vers toutes les vérités, en agitant toutes les questions sans troubler la paix de la société, en même temps que les progrès des sciences, des arts utiles et des arts agréables multipliaient pour elle tous les genres de jouissance dont se compose son bonheur !

Le public semble avoir accueilli les Mémoires sur la Régence comme un ouvrage bien fait et bien écrit. Je vois seulement assez généralement établie l’opinion que l’auteur n’a pas été juste envers Louis XIV et madame de Maintenon ; et cette opinion je la partage. Marmontel s’est laissé égarer en cela par les Mémoires de Saint-Simon, source oh il a le plus puisé, et dont il ne s’est pas assez défié, en nous avertissant lui-même qu’il fallait s’en défier beaucoup ; mais, à cette erreur près, je le vois observer la loi prescrite à l’historien de ne rien dire qu’il ne croie vrai, et d’oser dire tout ce qu’il croit tel. Quant au style, il est remarquable par la rapidité des récits, la netteté des discussions la vérité des portraits.

Entre ses ouvrages posthumes qui n’ont pas encore paru, sa Grammaire pourra être consultée par les hommes les plus exercés dans l’art d’écrire et de parler ; elle a le mérite d’une grande clarté qui résulte tant de la manière d’écrire de l’auteur que de la richesse et de l’abondance des exemples par lesquels il explique et appuie ses leçons, et dont l’ensemble est une sorte d’extrait de nos meilleurs écrivains, que les personnes les plus instruites retrouvent toujours cités avec lin nouveau plaisir.

Sa Logique sera étudiée avec fruit. La forme en est nouvelle : on pourra en contester quelques notions préliminaires sur l’origine des idées et l’analyse des sensations ; mais lorsqu’il en vient à l’art de raisonner, il fait l’emploi le plus heureux des Topiques de Cicéron et des Analytiques d’Aristote. Une élégante simplicité, une justesse soutenue, une clarté parfaite, et, comme dans sa Grammaire, une grande richesse et un beau choix d’exemples, aplanissent les difficultés et font oublier la sécheresse du sujet.

Dans sa Morale, après en avoir lié les principes avec la doctrine de l’existence d’un Être suprême, il compare celle des païens avec celle de l’Évangile, et donne tout l’avantage à celle-ci. Il traite ensuite, en autant de chapitres, de toutes les sortes de devoirs, et finit par expliquer et démontrer l’intérêt qu’ont tous les hommes, chacun dans leur état, à observer les lois de la morale, qui consiste, selon lui, à être bon pour être heureux.

Dans tout ce traité, on trouve l’abondance et la facilité de l’écrivain ; et, en le lisant, il est impossible de ne pas lui savoir gré d’avoir rendu si agréable une instruction si utile.

L’existence de Dieu, l’immatérialité de l’âme, son immortalité, sa liberté, la solution de l’objection tirée du mal physique et du mal moral, les notions que nous pouvons nous former de la Divinité et de ses attributs, la nature des facultés de l’entendement humain : tels sont les sujets importants traités dans sa Métaphysique, qui me semble avoir, ainsi que sa Morale, le grand mérite de n’être pas un livre fait en copiant d’autres livres, mais l’ouvrage d’un bon esprit qui, dans de longues études et de profondes réflexions, ayant rassemblé une grande quantité d’idées, les dispose avec ordre, et les verse avec autant d’abondance que de facilité.

Jusqu’à présent, je vous ai peint dans Marmontel l’homme de lettres ; il me reste à vous montrer en lui l’homme moral.

Dès sa première jeunesse, il lutte avec courage contre la pauvreté, et parvient à l’éloigner de lui par le travail. Fils tendre et respectueux il console la vieillesse de sa mère, et devient pour ses frères et sœurs un véritable père.

Entré dans la carrière littéraire, il acquiert et conserve jusqu’à la fin l’amitié des gens de lettres les plus distingués de son temps, ainsi que celle de plusieurs hommes estimables dans les rangs les plus élevés de la société.

Marié, il se livre avec un entier abandon aux devoirs que lui prescrit sa nouvelle situation ; commerce des femmes, sociétés brillantes, spectacles et liaisons avec les artistes, voyages de plaisir, séjour à la campagne, tout cela cède aux charmes de la vie intérieure et à ceux de la compagne aimable, spirituelle et vertueuse à laquelle il a uni sa destinée. Heureuse manière de calmer les agitations d’une vie dissipée, en cherchant le bonheur où il est.

Devenu père, il est le modèle d’un amour paternel aussi tendre qu’éclairé. L’instruction et l’éducation de ses enfants l’occupent tout entier. Avec une fortune modique, il n’épargne rien pour remplir ce devoir.

Lié avec beaucoup de gens en place et aux approches de la révolution avec un grand nombre de personnages qui y ont joué des rôles importants, il n’use de la considération qu’ils ont pour lui que pour les éclairer de ses vues et leur inspirer sa modération, et demeure exempt de toute ambition au moment où toutes les ambitions sont réveillées.

Membre de l’assemblée électorale de Paris en 1789, il y porte son excellent esprit ; et ceux de ses collègues qui lui ont survécu attestent encore aujourd’hui la sagesse qu’il y montra, et le courage avec lequel il combattit les violences de l’esprit de parti, qui allait devenir bientôt l’esprit dominant ; sacrifiant ainsi à la vérité et à la cause du bien public les espérances fondées qu’il avait d’être nommé député aux états généraux.

En 1792, aux premiers jours du mois d’août, témoin des mouvements qui agitaient la capitale, et conjecturant qu’ils iraient en augmentant et renverseraient tout ce qui se trouverait sur leur passage, il se retire avec sa femme et ses enfants dans un hameau près de Gaillon, en Normandie, où il achète une petite maison de paysan et environ deux arpents de jardin, en se résignant avec courage à la perte de la plus grande partie d’une fortune acquise par de longs travaux, et à une vie obscure, privée de toutes les dissipations de la société à l’âge où elle est plus que jamais un besoin.

En germinal de l’an V, nommé membre du conseil des anciens par le département de l’Eure, chargé par ses commettants de solliciter auprès du gouvernement le libre exercice des cultes, c’est-à-dire, ce qui est bien remarquable, de demander pour la religion catholique la même tolérance qu’il avait invoquée dans Bélisaire pour les religions dissidentes, il écrit sur ce sujet un discours imprimé dans le quatrième volume de ses Mémoires, et qu’il n’a pas pu prononcer ; où, se défendant d’employer les moyens de l’art oratoire qui ne sont plus, dit-il, de son âge, il est encore éloquent, parce qu’il parle le langage du sentiment et de la vérité.

En fructidor de la même année, les élections de son département ayant été cassées avec celles de quarante-huit autres, après avoir échappé au danger d’aller périr dans les marais de Sinamary, il retourne à sa retraite et à ses livres avec autant de joie que le berger de la fable, appelé par le monarque à être pasteur de gens, en éprouve à retrouver dans son coffre les instruments de son premier métier, et à reprendre la vie champêtre dont il a connu les douceurs.

C’est là qu’au sein de sa famille, aimé et respecté de ses voisins, répandant autour de lui le bien que sa modique fortune lui permet encore de faire ; travaillant avec assiduité pour laisser à ses enfants ses dernières instructions dans les traités dont j’ai fait ci-dessus mention, il couronne une vie honorable et laborieuse en mourant, pour ainsi dire, sur le champ de bataille, et les armes à la main.

Maintenant, Messieurs, je vous le demande, l’homme dont je viens de vous tracer le portrait n’a-t-il pas des droits à votre estime par son caractère moral, et à votre reconnaissance par ses ouvrages ? Ces sentiments ne sont-ils pas justement dus à celui qui, d’une part, a rempli tous les devoirs de la vie sociale, et de l’autre, employé ses talents à nous ouvrir des sources abondantes d’instruction et de plaisir ?

Je sais qu’on se plaint souvent de l’ingratitude des hommes envers ceux qui les ont éclairés et servis. Il y a longtemps qu’on a peint la justice des siècles, les attendant assise sur leur tombe, et ne se montrant à eux que là. Souvent leur vie entière est un combat. Comme tous les hommes à talents, Marmontel a été longtemps en butte à ce que la critique a de plus injuste et de plus amer de la part des écrivains éphémères qui vivent du mal qu’ils disent, car je ne saurais convenir que ce soit du mal qu’ils font.

Enfin, le temps de la justice est arrivé pour lui. Mais, que dis-je ? elle n’a pas été si tardive, et, bien avant de le perdre, nous avons vu ses ouvrages et son caractère prendre, dans l’opinion publique, une place distinguée qui leur restera.

Oui, Messieurs, j’aime à penser que si Marmontel, octogénaire, était venu vous apporter ici les fruits de ses dernières veilles, et présider peut-être cette respectable assemblée avec l’autorité de l’expérience et de l’âge, il eût reçu de vous les témoignages de la considération naturellement attachée à la vieillesse d’un homme de lettres qui a rempli sa vie de travaux utiles ; vous l’auriez vu avec intérêt, près de la fin d’une longue carrière, conservant encore quelque chose de cette énergie du jeune âge qui est l’âme de l’âme et la vie de la vie. Vous auriez applaudi à ses derniers efforts, et cet accueil qui eût payé tous ses travaux, je pourrai croire qu’il l’eût obtenu de vous d’après l’indulgence avec laquelle vous avez bien voulu m’entendre.