Discours de réception de Robert Aron prononcé en séance privée

Le 17 avril 1975

Robert ARON

ACADÉMIE FRANÇAISE

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M. Robert Aron ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Georges Izard, a prononcé le discours qui suit en séance privée, le jeudi 17 avril 1975 :

 

Messieurs,

Depuis plus de trois siècles que de nouveaux Académiciens formulent leurs remerciements, il aurait pu arriver que cet usage eût dégénéré en routine et que la chaleur des sentiments exprimés à cette occasion se fût figée en un rite machinalement accompli. En fait, l’ordonnancement même de vos cérémonies veut qu’il n’en soit pas ainsi : au moment de procéder à cette phase ultime de son admission parmi vous, chacun ressent à la fois le besoin de se surpasser dans le mode d’expression et de pensée qui est le sien et l’émoi de rendre hommage à celui qui l’a précédé dans cette sorte d’immortalité que vous conférez aux éphémères que nous sommes.

Parfois, il est vrai, les deux sentiments, au lieu de se renforcer l’un l’autre, ont des effets divergents. Le nouvel élu peut ressentir quelque gêne ou quelque contrainte à accomplir ce pieux devoir envers son devancier qu’il apprécie ou comprend mal : on en connaît même qui refusèrent de prononcer le nom de celui dont ils étaient censés faire l’éloge. Aujourd’hui, c’est tout le contraire. Les circonstances, ou peut-être le destin, cet alibi du hasard, vous ont inspiré (le choisir un historien de l’époque contemporaine pour succéder à l’un de ceux qui avaient vécu et animé celle-ci, lui consacrant toute son existence. Ainsi, cet éloge posthume reste un éloge vivant, se situant dans le sillon laissé par deux vies parallèles, dont l’une, hélas, s’est prématurément brisée, laissant à l’autre le devoir d’en prolonger la mémoire, d’en restituer la présence.

Pour ce hasard qui, sans doute, n’en est un qu’en apparence et dont plusieurs d’entre vous ont été les auxiliaires résolus et conscients, Messieurs, je vous remercie du fond du cœur, du plus intime de mon esprit.

M’est-il permis d’ajouter accessoirement combien j’ai apprécié aussi que vous m’ayez élu, Messieurs, au cours d’un scrutin comparable à celui qui institua, il y a un siècle, le régime le plus durable qu’ait connu la France depuis la chute de la monarchie de droit divin ? La Troisième République, proclamée, elle aussi à une voix de majorité, devait durer soixante-cinq ans : souhaitons, Messieurs, même vertu à vos suffrages. Mon immortalité n’ose pas prétendre à plus de longévité.

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Quelques semaines avant sa mort, j’avais, pour la dernière fois, rendu visite à Georges Izard. À ce compagnon de toujours, à cet ami des années tourmentées et fécondes qui marquèrent notre adolescence et influencèrent notre vie, j’allais demander si la reproduction intégrale dans mon prochain ouvrage d’un de ses articles écrit pendant la période la plus effervescente de notre lutte en commun, ne risquait pas, de gêner le grand avocat, le notable, l’Académicien qu’il était devenu. Fidèle à lui-même, comme je l’ai toujours connu, il répondit, dans un éclat de rire : « Vas-y, reproduis-le, tant pis pour qui s’y reconnaîtra. » Après quoi, sur le pas de la porte, reprenant pour un instant notre langage de jeunes gens : « Ce serait quand même marrant, si nous nous retrouvions un jour tous les deux sous la Coupole. » Paroles prémonitoires, qui sait ?

Nous nous retrouvons aujourd’hui sous la Coupole et c’est d’une infinie tristesse. Pourrai-je un instant atténuer ce sentiment en parlant de Georges Izard et du mouvement d’idées et d’action où il joua un si grand rôle.

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De ce mouvement qu’il faut d’abord évoquer pour y situer son existence, de ce personnalisme, dernier sursaut créateur de la pensée française avant la pire époque qu’ait connue notre patrie, un historien contemporain, M. Loubet del Bayle, trop jeune pour y avoir participé, a écrit dans un livre récent qu’il était celui des « non-conformistes des années 30 ».

Reprenons cette définition que Georges Izard eût approuvée. Qu’était donc le non-conformisme pour nous ? Une règle de vie, une attitude venue des quatre vents de l’esprit, issue de toutes les sources qui, depuis des millénaires, ont irrigué notre civilisation.

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Dans le Talmud, ce recueil antique des commentaires de la Bible, plus souvent évoqué que lu, une sentence narquoise, mais pleine de sens, préfigure notre aventure.

« Si tu es d’un certain avis et qu’en face de toi quelqu’un soit d’un avis contraire, c’est lui ou toi qui a raison. Si tu es d’un certain avis et que deux personnes en face de toi soient d’un avis contraire, c’est elles ou toi qui ont raison. »

« Mais si tu es d’un certain avis et que tous en face de toi soient d’un avis contraire, alors c’est toi qui as raison, car on n’a jamais vu la vérité professée à l’unanimité par une Assemblée d’hommes. »

N’avons-nous pas eu, nous aussi, l’occasion de nous sentir seuls contre l’égarement général ou largement majoritaire en un temps où la France obnubilée par le souvenir de son passé victorieux courait, aveugle, vers le désastre ?

Plus près de nous, très près de nous, un des initiateurs de la poésie d’avant-garde, Guillaume Apollinaire, s’adressant à une Assemblée comme celle-ci, formulait cette adjuration : « Soyez indulgents, vous qui représentez la perfection de l’ordre, pour nous qui cherchons partout l’aventure. »

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Terminées les citations écrites, en voici encore une autre, verbale, qui peut vous toucher spécialement : c’est une boutade de Paul Valéry, lorsqu’il fut admis à siéger dans votre Compagnie.

Lorsqu’en 1925, l’auteur de la Jeune Parque fut élu à l’Académie française, il déclara à Léon-Paul Fargue, qui me le répéta alors, qu’il « ferait entrer à sa suite sous la Coupole toute la canaille littéraire ». Propos qui, on s’en doute, provoqua bien des espoirs lesquels ne furent pas tous exaucés. N’est pas toujours canaille qui croit l’être : n’est pas toujours Académicien, hélas ! qui le voudrait ou même qui le mériterait. Pourtant, sous son aspect paradoxal, la phrase demeure : elle se trouve ici en situation pour évoquer une époque qui a connu le plus complet renversement des valeurs, la plus singulière aventure que Georges Izard, avec les non-conformistes, a fait effort pour surmonter.

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Au cours des années 30, notre patrie, la France, sans le savoir, était dans un singulier état. Il fallait, en premier lieu, la persuader que, sous sa force apparente, se cachaient les symptômes fatals d’une anémie provoquée par la mort au combat de l’élite de ses enfants. Charles Péguy devait lui manquer toujours ainsi qu’Ernest Psichari et que tant d’autres, moins notoires, qui eussent contribué à son relèvement : qu’il me soit permis d’évoquer ici quatre d’entre eux qui, le 15 juillet 1918, sur la Montagne de Reims furent mortellement atteints à l’orée même du bois où j’étais tombé grièvement blessé : trois officiers : Deschamps, Guerbet et Reitlinger, l’un catholique, l’autre protestant, le troisième israélite, un sous-officier, Descroix, catholique lui aussi. Que leurs noms échappent un instant à l’anonymat de leurs tombes trop nombreuses, que leurs âmes reposent en paix à l’abri des querelles et des schismes que subit leur génération : quelle voie eussent-ils suivie à travers toutes nos discordes ?

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Dès le lendemain de la première guerre mondiale, des paroles prémonitoires se font entendre, annonçant la catastrophe. En 1921, celle de Drieu la Rochelle montrait la précarité de notre succès militaire. « Nous n’avons pas couché seuls avec la victoire. » Celle du professeur Jules Isaac qui enseigna l’histoire de France avec Albert Manet à des générations d’écoliers et de lycéens. En 1922, il annonce une nouvelle guerre où l’arme déterminante sera d’ordre nucléaire.

En 1924, c’est Alfred Fabre-Luce qui, préludant à une carrière d’essayiste indépendant et lucide, se préparait, suprême consécration, à être, vingt ans plus tard, emprisonné tour à tour par deux régimes antagonistes qui se succédèrent en France : le régime de l’occupation et celui de la libération. Son livre, la Victoire, fit alors scandale, en rendant pourtant au pays le grand service de dénoncer, le premier, les défauts des traités de paix et les erreurs de l’après-guerre.

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À partir de 1930, ce ne sont plus des isolés, c’est toute la jeune pensée française qui pressent les échéances fatales et qui cherche à les prévenir. Convergeant de tous les horizons politiques, philosophiques ou religieux, de la droite comme de la gauche, de la libre pensée comme de la croyance en Dieu et en le Christ, venant aussi du surréalisme, de l’existentialisme et parfois même du marxisme, un immense tressaillement commence par agiter les maîtres à penser de l’époque au profit de nouvelles équipes qui cherchent d’abord à les prolonger, plus ou moins valablement.

Pour l’Action Française, Charles Maurras voit se lever à ses côtés Robert Brasillach et Pierre Boutang. Dans le parti radical-socialiste, de jeunes radicaux, tels André Chamson, Pierre Cot, Jean Mistler prolongent l’action d’Édouard Herriot et de Caillaux. Dans le camp des socialistes, tandis que Jean Jaurès publie son Armée nouvelle, Jean Guéhenno dialogue avec Caliban. À l’extrême gauche communiste, alors que Maurice Thorez s’épanche dans son Fils du Peuple, voici que Nizan et Aragon renouvellent les vieilles équipes. Et dans les ligues, ces formations nouvelles d’anciens combattants, tandis que le Colonel de la Roque ou Doriot rédigent les credos de leurs mouvements, nous retrouvons Drieu la Rochelle accompagné de Ramon Fernandez, qui cherchent à formuler quelques lignes directrices, jugées nécessaires à l’époque, par la jeune génération des Volontaires Nationaux.

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Que de noms encore à citer chez qui se manifeste alors, en des chemins déjà frayés, une volonté de renouveau. Jusqu’à un jeune lieutenant-colonel qui, soutenu par le maréchal Pétain, accepté dans le salon littéraire de Daniel Halévy, recommandé par un vieux lieutenant-colonel en retraite, le colonel Émile Mayer, qui avait joué avant la guerre de 14 le même rôle de Cassandre que son cadet devait assumer pour la guerre de 40 : c’était le colonel de Gaulle. Il publiait alors ses premiers articles dans des revues militaires et en distribuait, aux jeunes comme aux chevronnés, des tirages à part dûment dédicacés d’une grande écriture qui bientôt s’appliquerait à d’autres tâches.

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À côté de tous ces mouvements qui font effort pour rénover les grandes familles spirituelles ou politiques françaises, il en est un, le personnalisme, nouveau venu dans l’évolution des idées. Il rassemble des hommes neufs qui se refusent à suivre les anciennes filières menant à des impasses. Le personnalisme qui touche tous les milieux, qui se manifeste dans des dizaines de publications, connaît alors deux centres principaux de pensée et d’action : l’un d’eux, dont l’animateur décisif est Arnaud Dandieu, est l’Ordre Nouveau. Inventé par Alexandre Marc, ce titre devait connaître par la suite bien des avatars imprévus et exactement contraires à sa vocation. L’autre, Esprit, dont le promoteur sera Georges Izard et le réalisateur Emmanuel Mounier. Arnaud Dandieu, Emmanuel Mounier, deux êtres d’exception dont la disparition prématurée a peut-être décapité la pensée française au moment où celle-ci avait le plus besoin d’eux.

L’Ordre Nouveau, plus méthodique, plus technique, au service de ses idées, prévoyait des institutions dont les années que nous vivons réalisent les principales : Europe unie, régionalisation, participation ouvrière, service civil conjoint au service militaire, rétablissement du contact entre l’armée et la nation... De l’Ordre Nouveau donc, citons pour mieux le situer deux textes qui définissaient sa vocation ; l’un est d’Arnaud Dandieu, dicté par lui à sa mère au cours de ses derniers moments, l’autre de Daniel-Rops qui écrivit le manifeste du mouvement.

« Ce n’est pas de notre faute, dit Dandieu, si le pays des petits rentiers et du traité de Versailles est devenu le dernier refuge des hommes libres. »

Phrase qui est demeurée aujourd’hui d’une singulière actualité. De même celle que devait rédiger Daniel-Rops s’adressant à la jeunesse de ce temps : « Nous ne vous proposons ni une carte d’adhérent à un parti ou à une ligue, ni un bulletin de vote, mais de travailler avec nous et de fonder un nouveau destin. »

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Ces aspirations, dans une autre formulation, dans un contexte différent, plus philosophique peut-être, plus moralisateur et religieux, plus incliné vers l’action aussi, étaient celles d’Esprit dont Georges Izard, dès sa vingt-deuxième année, sent se préparer en lui les préliminaires.

Le voici d’abord dans sa lignée familiale ainsi que lors de son arrivée à Paris.

Il était né dans la région de Béziers en un village nommé Abeilhan où, depuis des générations, avaient vécu ses ancêtres paternels, famille rurale, étroitement liée à ce sol qu’elle cultivait, à ces horizons limités qui, depuis peut-être un millénaire, avaient encadré sa vie. Famille terrienne dont, sitôt arrivé à l’âge où, pour la première fois l’adolescent prend conscience d’être un chaînon provisoire dans la chaîne des générations, Georges Izard évoquera la longue patience et peut-être même, à l’en croire, la passivité. Son père avait été le premier à accéder à la vie de l’esprit. Il était de ces instituteurs laïcs qui trouvèrent dans une pensée affranchie de toute influence religieuse, la mission présumée de cette IIIe République dont ils étaient les instructeurs et qu’ils croyaient destinée à rendre son rôle à la France après ce qu’on appelait alors des siècles d’obscurantisme. En fait, à travers une succession presque ininterrompue de crises et de secousses, ils assurèrent à leur patrie cinquante ans d’une stabilité relative qu’ils croyaient bien être éternels.

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Georges Izard, de tempérament mystique, tourmenté dans son enfance par le problème de la mort et de la destinée, ne pouvait se contenter de l’agnosticisme de son père. Aussi bien son besoin de croire que sa volonté d’agir l’orientait vers les aventures de l’esprit. À cet adolescent disponible, des amis font d’abord rencontrer la religion réformée : le voici bientôt président des étudiants protestants. Mais en khâgne, à Louis-le-Grand, sous l’influence de Deléage qui l’entraîne un jour à l’église Saint-Étienne-du-Mont, il connaît une autre révélation : à la rentrée suivante, il sera président des étudiants catholiques. Son père, d’ailleurs, l’instituteur agnostique à qui Izard demeura toujours reconnaissant de lui avoir donné le coup d’envoi dans la vie de l’esprit pour le laisser suivre, non d’ailleurs sans orgueil paternel, un chemin différent du sien, n’avait-il pas préparé cette nouvelle annonciation ?

« Mon père, écrira plus tard Georges Izard, m’avait accompagné à Paris pour me présenter au proviseur. » Mais, avant cette rencontre, voici les deux provinciaux en un des hauts lieux religieux de la capitale, au Sacré-Cœur de Montmartre. Recueillement, méditation sur la ville. « Mon père, se souvient Izard, m’avait laissé contempler Paris et après m’avoir expliqué que c’était dans leur avenir que se trouvaient les quartiers de noblesse des maisons obscures et courageuses, il avait conclu avec une profonde simplicité : « Voici la ville que tu viens conquérir. » Mots qui, en ce lieu, en ce jour de rupture avec sa vie antérieure, ne peuvent manquer d’impressionner un jeune homme, qui croit en sa vocation, même s’il en ignore encore les modalités précises. « Le reste de la journée (mon père) m’avait ressassé un sermon cent fois entendu sur la nécessité d’une probité scrupuleuse, sur les vertus de la loyauté et sur le danger d’attacher trop d’importance aux biens de ce monde. Devant un auditeur, dont il ignorait encore les tentations spirituelles, le directeur d’école laïque, professant une morale purement humaine, sans Dieu, frayait ainsi la voie d’une évolution religieuse : « De telle sorte, conclut Izard, qu’en arrivant le soir dans le dortoir... je me sentais une âme de Rastignac avec, pour réussir, les moyens limités d’un janséniste. »

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Comment la vie de Georges Izard a-t-elle pu rester conforme à cette double définition, à vrai dire assez provocante, à ce défi d’un jeune homme lancé à son propre avenir ? Ernest Renan avait écrit : « Toute idée pour réussir a besoin de faire des sacrifices. On ne sort pas immaculé de la lutte pour la vie.»

La vie de Georges Izard contredit ce scepticisme. Servi presque continument par des circonstances opportunes qui semblent s’offrir à lui à mesure qu’il en ressent la nécessité, par des occasions favorables qu’il sait parfois faire naître ou qu’il sait toujours saisir, il voit les événements se grouper autour de lui. Georges Izard est et sera toujours de ces êtres qui aimantent leur destin et qui provoquent l’avenir.

Cette faculté, consistant à appeler autour de lui les êtres et les circonstances qui correspondent à son désir, à son besoin, voici qu’elle se manifeste, dès son entrée en hypokhâgne, à Louis-le-Grand. Il y rencontre cet éveilleur acharné de vocations littéraires qu’était André Bellessort, votre futur Secrétaire Perpétuel. Esprit passionné de l’ordre classique qu’il défend avec une impatience chaleureuse et romantique, il remarque vite Georges Izard dont les dissertations témoignent de dons certains et même de facilités, contre lesquelles le professeur, souvent gouailleur et véhément, croit bon de prévenir son élève. Un jour qu’une rédaction d’Izard lui semble spécialement témoigner de qualités, poussées parfois à l’extrême, devant l’auteur éberlué, devant la classe admiratrice d’un tel éloge inattendu, Bellessort fait passer par son « gueuloir » flaubertien la copie à laquelle il a donné la meilleure note. Il en articule les phrases, il en projette à pleine voix les périodes si bien que, les derniers mots lus, il continue sur la lancée du texte et s’écrie, dans un sourire : « Et maintenant, Messieurs, maintenant à la Tour de Nesle ! »

Georges Izard, malgré ses dons d’écrivain et d’orateur, évitera toujours d’aller à la Tour de Nesle. Toujours, il saura « raison garder » réfléchir et maîtriser et orienter un destin qui va bientôt lui offrir des occasions multiformes de réaliser la prophétie de son père. En hypo­khâgne, à la première composition de français, il est premier ex-æquo avec André Deléage, un de ces êtres hors série en qui s’affirme et culmine le génie d’une génération. D’où naîtra leur amitié.

André Deléage est d’un naturel impérieux, persuasif et exigeant. Sa jeunesse incandescente, comme sont souvent les années d’éveil à la vie chez les êtres appelés à mourir prématurément, sans avoir achevé leur œuvre, éclaire et entraîne Georges Izard. Les voici, dans une expédition nocturne, tirés de leurs lits à quatre heures du matin par l’impatience de Deléage, grimpant sur les toits du lycée et, sur la ville endormie, à travers les murs silencieux du « vieux bahut » morose, lançant à pleine voix des phrases de Tacite dont Deléage est passionné. Parmi les vocables latins qui retentissent alors dans le silence de la nuit, ne peut-on pas, avec une certitude presque entière, entendre résonner le fameux « ruere in servitudinem », se précipiter dans l’esclavage, évocateur d’une attitude que vingt ans plus tard, au temps de l’occupation allemande, l’un et l’autre de nos jeunes gens condamneront chez certains de leurs contemporains.

C’est également avec André Deléage que Georges Izard rencontre deux autres étudiants Emmanuel Mounier, Louis-Émile Galey, qui seront avec lui les fondateurs du mouvement Esprit et de la Troisième Force, ainsi que Pierre-Henri Simon, rédacteur de la revue, qui le recevra ici même sous la Coupole.

Nos quatre mousquetaires de la pensée sembleront se disperser, mais pour bientôt se rejoindre dans l’action après leur sortie de khâgne. Izard satisfait aux exigences universitaires en passant une licence de philosophie, un diplôme d’études supérieures de philosophie ; mais, comme en définitive, l’enseignement le tente peu, simultanément il se présente avec succès à une licence de droit et se fait inscrire comme avocat à la Cour d’Appel de Paris.

C’est alors qu’une nouvelle fois le destin frappe à sa porte. En 1926, il entre comme attaché au Cabinet de Charles Daniélou, sous-secrétaire d’État à la Présidence du Conseil, un des hommes d’État les plus entreprenants en même temps que les plus lucides de la IIIe République. Que pense son père, le Directeur d’école, de cette promotion, de ce virage inattendu ? Sans aucun doute, il s’en réjouit la conquête de Paris commence.

Auprès de son nouveau patron, il acquerra l’expérience de la politique et des hommes. Trois ans plus tard, il assurera également son bonheur en épousant, le 25 août 1929, à Locronan, en Bretagne, Mlle Catherine Daniélou, que l’éducation reçue auprès de sa mère, spécialiste, dans l’école privée qu’elle dirigeait, de la formation des caractères autant que de l’éveil des intelligences, prédestinait à être la compagne attentive et efficace d’un futur homme politique : encore maintenant, dans le vide que laisse la disparition de son mari, elle s’applique, discrètement mais avec une rare compréhension, à prolonger le souvenir et à perpétuer la présence de celui dont, inlassablement, elle retrouve et fait connaître l’existence : qu’elle soit remerciée de tout ce que sa piété fervente a permis au récipiendaire d’aujourd’hui de comprendre et de partager dans le destin de Georges Izard.

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Celui-ci, en 1930, encouragé par l’atmosphère qui régnait dans sa belle-famille et, en particulier par l’intimité qui s’est établie entre lui et son beau-frère, le futur cardinal Daniélou, éprouve le besoin de resserrer les liens amicaux avec ses camarades de khâgne. En décembre 1930, il sent que le temps est venu, pour eux, de passer à l’action : avec Mounier, Deléage, et Galey, il décide de publier une revue pour laquelle, sa belle-mère, Mme Daniélou, propose le titre d’Esprit. Les deux jeunes hommes décident que cette revue se distinguera de toute formation existante : « Ce sera, dira plus tard Izard, l’origine d’une révolution spiritualiste qui, au lieu de nous donner bonne conscience, d’éviter la réalité, nous engage au contraire à fond. »

Ni Deléage, ni Galey, ni Georges Izard qui, jeune père de famille affectueux et attentif doit déjà subvenir aux besoins d’un premier enfant, n’avaient la possibilité de s’y consacrer entièrement. C’est donc Mounier qui, renonçant à sa carrière universitaire, en prendra la direction. Comme la publication de cette revue ne peut pas, selon Izard, être séparée d’une action politique, lui-même assumera, conjointement avec son rôle de rédacteur en chef, la responsabilité du mouvement qui sera la Troisième Force et dont il sentira bientôt que l’action est trop limitée pour répondre aux menaces qui pèsent sur les pays encore libres.

« Tu comprends, dit-il à Mounier qui rapporte ainsi ses paroles, j’ai peur tout à coup que nous ne nous dupions, que nous ne représentions qu’un tout petit mouvement. Or, je veux aboutir. Et ce soir, je sens combien nous étions privés de positions précises pour la réalisation. » « Il est à fond de tristesse », conclut Mounier. De ce trouble, comment sortir en conservant sa pureté dans une action politique qui oblige trop souvent à l’emploi de moyens impurs ? Tout le débat intérieur de Georges Izard commence alors. Il en sortira victorieux.

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Cette victoire sera pour lui longue et des plus dures à remporter, puisqu’elle l’amènera à se séparer de l’équipe amicale dont il a été l’animateur et à laquelle se rattachent tant d’affinités et de souvenirs. Mais il faut choisir, ou bien s’orienter vers cette Troisième Force qu’il a fondée avec Mounier pour être le mouvement d’action de cette société de pensée que veut demeurer Esprit et tenter, en brûlant les étapes, de conquérir les masses, seules dispensatrices du pouvoir. Ou bien, en acceptant la lenteur et la rigueur du cheminement d’une pensée neuve qui mûrit à l’abri de toutes compromissions nécessaires pour « réussir », justifier la phrase impitoyable de Mounier : « Vouloir forcer le temps par des tactiques, c’est perdre la foi. » Ce qu’il faut, selon ce dernier, c’est préférer la pureté, l’efficacité, l’isolement dans des équipes réduites aux bains de foule. C’est être « conduits par un petit nombre d’hommes, sûrs de leur foi, patients devant l’avenir, indépendants de toute formation ancienne comme des lieux communs et des mœurs politiques qui font aujourd’hui le succès ».

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Mais voici que, devant l’urgence, devant les événements qui s’accumulent en dehors de nos frontières, marquant l’initiative meurtrière des dictatures, voici que le 6 février 1934, pour la première fois depuis la Commune de Paris, du sang français sous le tir d’autres Français coule dans les rues de la capitale ? Beaucoup de destins sont changés, sont brisés, sont accélérés. Georges Izard, pressé par le temps, décide alors de se diriger vers une action plus militante. L’année 1934 où il sera nommé secrétaire de la conférence des Avocats le verra prendre deux décisions : d’abord, il accepte de devenir directeur du Cabinet de Charles Daniélou, promu ministre de la Marine marchande. Ensuite, pour répandre plus largement ses idées dans les milieux politiques, il rejoint Gaston Bergery, député frontiste de Mantes, directeur du journal La Flèche.

Curieux homme ce Bergery qui ne fut jamais plus à l’aise dans son action politique que le jour où, à la Chambre des Députés, il vota, seul, contre les crédits de guerre : c’est un solitaire-né qui se veut chef d’un parti.

Curieux parti que ce frontisme : dans les réunions de son Comité directeur, Gaston Bergery peut affirmer sans sourciller, ni sans provoquer de sourire, qu’au Parlement le parti « unanime », a pris telle ou telle position : comment jusqu’à l’élection d’Izard en 1936, n’en serait-il pas ainsi puisque Bergery est seul ?

Curieux journal que La Flèche dont le slogan — excusez ce néologisme — est de lutter à la fois contre l’influence de l’argent et contre celle de l’étranger, entendez par là les dictatures d’extrême droite et d’extrême gauche. Il est l’hebdomadaire des non-conformistes d’alors : Henri Jeanson, Jean Maze, qui en est rédacteur en chef, Bertrand de Jouvenel, etc. Toute une équipe d’écrivains indépendants y collabore par amour de la vérité, sans être rémunérée. Gaston Bergery se méfie des puissances d’argent, des « trusts » dont il dénonce les méfaits dans un numéro : « France, voici tes maîtres », qui fit sensation et ne fut jamais démenti.

Il se méfie de l’argent, même si par la force des choses il en accepte, ce que lui reprochera Izard. Je l’ai vu un certain jour, invité à déjeuner par un grand industriel désireux de le financer, sans d’ailleurs envisager aucune pression politique. Il reçoit Bergery dans sa gentilhommière, aux environs de Paris. Le directeur de La Flèche s’y rend sans enthousiasme, mais soudain, dès son arrivée, son visage s’éclaire : sur les rayons de la bibliothèque, il repère un livre consacré aux champignons. Les champignons, si l’on peut dire, sont un peu son violon d’Ingres et le voici qui, devant son hôte éberlué, se lance d’emblée dans une conférence éblouissante concernant les cryptogames. Nul moyen de l’arrêter. On se met à table : Bergery, goguenard, répond aux offres de financement par un redoublement d’érudition sur son sujet. Le repas fini, un repas sans champignons, il prend congé et lorsqu’avec lui, je suis sur le point de franchir le seuil, le financier me prend à part pour me souffler qu’il n’y comprend rien : « Pouvez-vous me dire si, oui ou non, il accepte ma subvention ?

— Cher Monsieur, je n’en sais pas plus que vous. Je sais simplement maintenant ce qu’il pense des champignons. »

Telle était la désinvolture, la liberté de Bergery.

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Soudain, en 1936, le parti frontiste voit doubler le nombre de ses représentants au Parlement : c’est Georges Izard, néophyte de la politique, âgé seulement de trente-trois ans, le même qui, dans le numéro « France, voici tes maîtres » a fait le procès des trusts, c’est Georges Izard, inventeur de la revue Esprit, initiateur de la pensée personnaliste, qui, passant à l’action parlementaire, commence par un coup de maître. À l’issue d’une campagne électorale brillante, menée conformément à ses convictions profondes, sans concession d’aucune sorte, ce nouveau venu dans l’arène électorale enlève du premier coup, au premier tour, son siège à un puissant maître de forges... Désormais, il y aura, au Parlement, un socialiste non marxiste d’inspiration chrétienne.

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Une nouvelle fois, tandis que l’Autriche, l’Éthiopie, l’Albanie, la Tchécoslovaquie, la Pologne sont menacées de disparaître de la carte des États indépendants nés des Traités de Versailles et de Saint-Germain, garantis par les vainqueurs d’autrefois, Georges Izard trouve trop étroit le tremplin politique que lui offre le journal de Bergery. Il est las de doubler la représentation parlementaire d’un parti presque inexistant. Il souhaite influencer par ses convictions des formations plus importantes. Il adhère à la S.F.I.O. Suspecté par l’appareil du parti qui est aux mains de Guy Mollet, adopté et favorisé par son animateur qui est alors Léon Blum, le jeune parlementaire, traitant pour la première fois à la tribune d’un problème crucial de l’avant-guerre, celui de la guerre d’Espagne, obtient par sa lucidité, sa modération et son sens de l’intérêt national, l’approbation presque unanime d’une assemblée pour tant profondément divisée.

Dans son parti, c’est l’enthousiasme. Comme l’écrit Léon Blum « Le groupe est toujours plein de joie, d’un orgueil fraternel quand il voit jaillir de lui-même de nouveaux talents. Il s’est dressé d’un même élan pour acclamer M. Izard à sa descente de la tribune. Les radicaux ne retenaient qu’à peine leurs applaudissements. Quant au centre et à la droite, ils ont offert le curieux spectacle de leur attention contrainte, muette. Hors quelques interruptions, châtiées par Izard de main de maître, ils semblaient traduire comme un sourd, involontaire acquiescement de ce trouble de conscience. En vérité, la conviction de la Chambre est faite. Toute la question est de savoir comment elle se traduira en actes gouvernementaux. »

Il était malheureusement trop tard pour qu’un tel espoir se réalisât. La chute de la République espagnole allait être le banc d’essai d’un assaut général des dictatures contre le monde libre.

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N’ayant pu empêcher qu’éclatât la catastrophe de 40, il ne restait à Georges Izard qu’à s’engager pour la durée d’une guerre qu’il avait annoncée sans réussir à la prévenir. Fait prisonnier à Saint-Dizier au moment de l’armistice, son attitude au combat lui avait valu la Croix de Guerre avec citation à l’ordre du corps d’armée. Il quittera son oflag en 1940 pour être soigné au Val-de-Grâce. Une fois guéri d’un ulcère à l’estomac contracté pendant la campagne, il sera libéré en tant que député et militera immédiatement dans la résistance.

En 1943, arrêté par les Allemands comme un des membres militants les plus importants de l’O.C.M. dont le chef, le commandant Tourny avait été fusillé au fort de Vincennes, il sera emprisonné à Fresnes, jugé à Nancy où on ne peut trouver aucune preuve contre lui. À la fin des hostilités, il recevra la médaille de la Résistance.

La Libération survenue, après avoir fait, pour la dernière fois, œuvre parlementaire à l’Assemblée consultative en 1944, Georges Izard se consacre au Barreau où, dans la ligne de pensée qui fut toujours la sienne, il va accéder à une très grande notoriété. Il n’interrompt pas pour autant son action journalistique et fonde l’hebdomadaire Clarté, organe d’un socialisme indépendant, qui reprendra presque la position de La Flèche, et qui saura protester contre l’emploi de la bombe atomique à Hiroshima par les Américains.

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Georges Izard est un avocat prestigieux, un maître dans l’art oratoire. Selon le bâtonnier Bernard Baudelot qui s’associe à la remise de son épée d’Académicien, ses qualités, servies par une voix chaude, sont la précision, la clarté et la conviction. Une plaidoirie, pour lui, n’est pas un monologue, mais toujours elle doit s’adapter à la mentalité du juge. Elle emploie les tons et les modes les plus différents. Multipliant les néologismes empruntés à l’anglophonie, le bâtonnier ne craint pas de dire que Georges Izard sait faire un « cocktail » de la récitation, de la lecture et de l’improvisation. « Vous êtes, conclut-il dans un sourire qui sollicite l’absolution pour cette infidélité au vocabulaire français, vous êtes un des meilleurs « barmen ».

Une cause défendue par Izard semble toujours bénéficier d’un préjugé favorable : s’il l’a choisie ou acceptée, c’est qu’il v croit. S’il y croit, c’est qu’elle est juste et qu’elle correspond à un des problèmes fondamentaux de notre temps. Problème de la liberté individuelle affrontée aux dictatures : ce sera l’affaire Kravchenko. Problème des indépendances nationales mises en question par la colonisation : ce sera son action pour l’indépendance du Maroc, avec l’assentiment et le soutien de François Mauriac. Problème de la création littéraire au cours de ses innombrables interventions pour défendre les écrivains.

Mais laissons parler ou plutôt ressuscitons les accents de son éloquence rigoureuse et passionnée au service des grandes causes : telle fut la plaidoirie de Georges Izard en faveur de l’ingénieur soviétique Kravchenko, membre d’une Commission d’achats soviétique aux États-Unis qui, en avril 1944, avait « choisi la liberté ».

Ayant osé dénoncer dans un ouvrage publié aux États-Unis les déviations du communisme stalinien, Kravchenko s’était vu attaqué et inculpé de trahison par les défenseurs inconditionnels de la secte alors au pouvoir dans la Russie soviétique.

Sans jamais s’en prendre au communisme en tant que doctrine, Georges Izard réfute les arguments et condamne l’attitude de ses imprudents et impudents défenseurs : « En se présentant devant un tribunal français, déclara-t-il dans son exorde, Kravchenko savait qu’il permettait au débat de prendre toute son ampleur et toute sa signification. Il ne peut ni le laisser se diminuer dans l’injure, ni accepter que l’étendue en soit restreinte.

« Et j’aurai garde moi-même d’oublier la mission d’un avocat français et les traditions de notre ordre : nous sommes ici pour aider la justice à atteindre la vérité ; j’aurai garde d’oublier qu’on ne se défend pas contre la diffamation en diffamant. J’aurai garde d’oublier qu’on ne se justifie pas davantage d’avoir diffamé en renouvelant ou en aggravant les diffamations à la barre. »

Après une argumentation minutieuse qui dura plus de deux heures et qu’Izard avait préparée en allant se documenter sur place aux États-Unis... des affirmations mensongères alléguées contre Kravchenko, il ne restait plus rien et Izard pouvait conclure, à la fin d’une plaidoirie qui marqua le moment décisif du procès et l’apogée de sa carrière en rappelant les grands principes de la justice française.

Il semble bien que c’est alors, en consacrant tout son talent d’avocat déjà célèbre à la défense des idées qui, depuis son adolescence ont inspiré et sa pensée et son action, que Georges Izard réalise le plus parfaitement ce destin que lui avait assigné son père à son arrivée à Paris et qui devait l’amener bientôt à représenter parmi vous, avec ses risques et ses gloires, la profession d’avocat. Maurice Druon le lui rappellera en lui remettant son épée d’Académicien : « Tu es un aristocrate de la liberté. » Et surtout : « Tu es juriste parce que tu es moraliste et tu es moraliste parce que tu es philosophe. » C’est là, brossé en trois traits, le portrait de Georges Izard, grand avocat.

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Mais, nous ne pouvons oublier qu’il fut aussi un écrivain qui, dans des essais politiques ou religieux, comme en des livres d’histoire, se fait le théoricien du mouvement d’idées et d’action auquel il a consacré sa vie.

Évoquons maintenant ici les principaux de ses ouvrages.

Dans Les coulisses de la Convention, nous trouvons ces lignes qui, non sans quelque mélancolie, évoquent le temps de ses débuts : « Si des jeunes hommes ont presque seuls occupé les premières places et si, malgré tant d’exécutions, la jeunesse est restée au gouvernement, c’est qu’elle était, à cette époque, une vertu politique indispensable. » Et il propose en premier lieu à notre admiration, Robespierre, l’incorruptible.

Dans L’homme est révolutionnaire, peut-être son œuvre majeure, il explique et justifie sa présence dans le parti socialiste. Dans sa préface, il écrit : « (le socialisme) a le pouvoir de transformer le monde et, à ses côtés, le marxisme fait figure de théorie transitoire, incomplète et dépassée ». Et plus loin : « Mais nous croyons avoir montré que la valeur du matérialisme marxiste provenait du spiritualisme implicite que, dans sa source, il roule et recouvre à la fois. »

Dans ce livre, Georges Izard a semé. Il a préparé les voies pour la mutation profonde qu’il convient d’accomplir dans le respect de l’esprit et des traditions françaises. Ainsi son non-conformisme aboutirait à reconstruire et ses aspirations de jeunesse seraient pleinement réalisées. Georges Izard n’a-t-il pas été et ne demeure-t-il pas encore un maître à penser, surtout auprès de la jeunesse, si fréquemment désorientée et livrée, sans réfléchir, à des agitations improvisées et stériles ?

Cette maîtrise, il va la manifester bientôt au service de l’actualité politique : en 1964, il a l’audace de s’adresser directement au Chef de l’État, à l’homme prestigieux qui a porté pendant quatre ans les espoirs de cette Résistance dans les rangs de laquelle Georges Izard lui-même a combattu et qui, à la Libération, fut acclamé par tout un peuple. Il publie le plus fameux de ses ouvrages, mais aussi le plus discuté, le moins conformiste alors, qu’est sa « Lettre affligée au général de Gaulle ».

Il y fallait du courage, tout d’abord envers soi-même, car Izard avait le sens de la grandeur et le goût de la fidélité ; envers le pouvoir ensuite, qui tout entier reposait alors sur l’homme du 18 juin.

C’est un véritable cri d’angoisse et de désespoir qu’il lance vers la personnalité prestigieuse qui a naguère incarné tous ses espoirs : « Nous ne sommes pas heureux, avoue-t-il, vous avez fait partie de notre vie. Mesurez notre peine, mon Général, de vous découvrir, vous et nous, désaccordés.

Cette exhortation, adressée au Général pour changer le sens de son action, pour redresser sa politique, n’est-ce pas un nouvel acte de la foi que Georges Izard a toujours eue, chevillée en son cœur mystique, et qui bientôt, déçue peut-être par les réalités, va s’exprimer dans un dernier volume religieux : la vie de Sainte Catherine de Gênes qui, préfacée par Jean Guitton, parut il y a six ans, l’année précédant son élection à l’Académie.

Devant cet ouvrage d’infra-tombe, entièrement dominé par l’appréhension de la mort : « La mort est l’unique affaire de la vie. Elle jette l’âme dans les destins éternels que détermine l’usage de l’existence terrestre. »

Il semble que, s’agissant d’un être disparu, plus avancé que nous dans le processus fatal, on ne puisse que se taire et constater, sans oser jamais commenter. Georges Izard ne commente pas, il raconte des faits : « L’action de Dieu sur les âmes du purgatoire, Dieu l’a exercée, Dieu l’a exercée sur elle, au cœur d’elle-même. C’est plus qu’une vision, c’est une expérience. Catherine rapporte mieux que des apparitions, des faits. » Et voici les circonstances de sa mort : « Le 12 septembre 1510, à six heures du matin, alors que le pouls était presque imperceptible, on lui proposa de communier. Elle demanda si c’était l’heure habituelle et on lui répondit qu’il était un peu tôt. Alors, elle leva le doigt vers le Ciel où l’attendait une communion totale avec son Amour. Et, doucement, elle expira. »

Lorsqu’il écrivit ces lignes, Georges Izard pouvait retrouver dans sa mémoire un autre récit, qu’assurément il avait lu au temps de sa formation intellectuelle, celui de la mort paisible d’un athée spiritualiste, qui fut le père de Proudhon.

« Mon père, écrit cet inspirateur du socialisme français que fut Pierre Joseph Proudhon, le jour de sa mort, eut, chose qui n’est pas rare, le sentiment de sa fin. » À un proche qui le réconforte en disant... que tout ne finit pas avec la mort, « Cousin Gaspard, répond mon père, je ne sais pas ce qu’il en est, et je n’y pense aucunement. Je n’éprouve ni crainte ni désir : je meurs entouré de ce que j’aime. J’ai mon paradis dans mon cœur ».

Vers dix heures, il s’endormit, murmurant un dernier bonsoir l’amitié, la bonne conscience, l’espérance d’une destinée meilleure pour ceux qu’il laissait, tout se réunissait en lui pour donner un calme parfait à ses derniers moments.

Mort de la sainte, mort de l’athée ; communion avec Dieu ou confiance dans l’avenir d’une descendance terrestre, ne semble-t-il pas que bientôt, hélas, au chevet de Georges Izard, ces deux images si différentes, mais si proches, pouvaient naturellement se faire face et s’accorder, dans le souvenir qu’il a laissé à tous ceux qui l’ont approché, avec sa foi retrouvée et sa tradition familiale, qu’il n’a jamais désavouée.

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Messieurs, en approchant du terme assigné à ce discours, le moment certes est venu, non seulement de témoigner, comme j’ai tenté d’y parvenir, mais aussi de faire oraison. Il ne faudrait pas que Georges Izard, du fait que vient de lui être rendu le traditionnel hommage que l’on doit à nos disparus, cesse pour autant de demeurer présent en cette Compagnie, dont il fut une illustration. Ne préjugeons pas de l’avenir, ne sollicitons pas le passé. Mais tant qu’il me sera donné de siéger en ce fauteuil, je voudrais qu’il soit apparent que Georges Izard est présent, qu’il demeure auprès de nous. Les liens qui nous unissaient étaient certes trop étroits pour se distendre en ce moment, par suite de cet accident qu’est la mort pour un homme encore plein de vie et d’avenir à son trépas. Et je me trouve (car c’est aussi peut-être l’heure des prises de conscience), je me sens, pour la première fois de ma vie, très manifestement inscrit dans la chaîne des générations, dont, quoique désormais immortel, je ne constitue pourtant qu’un maillon très éphémère. Pour la première fois j’incarne aussi nettement cette croyance de notre tradition biblique, où Georges Izard et moi-même nous situions différemment, mais dans un sentiment commun, celui de la persistance, de la réviviscence même du passé, tant que subsistent des vivants pour démontrer la permanente actualité des instants où souffla l’esprit des êtres par qui il s’est manifesté. Le passé n’est jamais aboli tant que l’avenir le prolonge. L’Ancien Testament enseigne que tous les hommes, vivants, passé et à venir, étaient tous présents au Sinaï quand Dieu octroya la loi : le Nouveau Testament affirme que, dans le drame du Calvaire, tous les hommes sont impliqués, et qu’ils ont à l’assumer ainsi qu’à en témoigner dans l’éternité des générations successives. Méditons ces grands apologues, on pourrait dire, remontant aux origines, ces midrashim éternels et faisons-en l’application à cet instant que nous vivons.

J’entre en votre compagnie escorté, comme chacun de nous, d’ombres qui palpitent, de souvenirs qui se renouvellent. Mes prédécesseurs lointains en ce trente-deuxième fauteuil, Vaugelas, Lucien Bonaparte, Alfred de Vigny, combien d’autres, et ceux que nous avons connus, Henri Massis dont Georges Izard restitua le visage en des traits qui, grâce à lui, sont présents en notre mémoire. C’est un instant vertigineux, un instant unique en une existence que, pour la dernière fois, Messieurs, je vous remercie de m’avoir permis de vivre. Dandieu, Mounier et que d’autres, sont aussi présents près de moi, avec leur génération.

Que leurs âmes reposent en paix. Une parcelle de leur survie est désormais assurée, ne serait-ce que par ces mots qui se terminent en cet instant et vont bientôt, non se dissiper, mais momentanément se répandre au souffle de l’éternité.