Réception de M. Paul Deschanel
M. Paul Deschanel, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Édouard Hervé, y est venu prendre séance le jeudi 1er février 1900, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Permettez-moi, en vous remerciant, de reporter d’abord à mon père le grand honneur que vous me faites. Il me semble que c’est lui qui, en bonne justice, devrait être ici. Une vie courageuse, consacrée tout entière aux lettres ; un long exil honoré par cette propagande de l’esprit français, dont nos voisins gardent le souvenir reconnaissant ; la création d’un genre, la conférence, cette forme familière de l’enseignement supérieur et libre ; tant d’œuvres sorties toutes vives de l’École normale ou du Collège de France, et alertes comme la parole ; surtout cette haute conscience, qui a puisé son idéal aux sources les plus pures de la sagesse antique, et qui toujours y a sacrifié ses intérêts les plus légitimes : tout paraissait marquer sa place dans cette illustre assemblée. En m’accueillant, vous avez pensé à lui : car le nom que je porte est mon principal titre à votre bienveillance. Je me sens un peu triste, je l’avoue, d’être à l’honneur tandis qu’il a été à la peine ; un peu consolé aussi, pourtant, à la pensée que, si j’eusse été plus heureux de le voir à cette place, il est plus heureux, lui, d’y voir son fils car tous deux ne forment qu’une seule âme et un seul cœur.
Je remercie en même temps l’Académie française du nouvel honneur qu’elle fait à notre tribune, maintenant ainsi, à travers toutes les vicissitudes de l’histoire nationale, cette alliance féconde de la politique et des lettres, dont l’affaiblissement est pour les peuples un signe certain de décadence.
Messieurs, l’homme très regretté auquel je succède n’a pas eu la destinée qu’il méritait. Les nouvelles générations l’ont imparfaitement connu. Nous voyions en lui un journaliste éminent, honneur de sa profession, défenseur chevaleresque d’une grande cause vaincue ; nous lisions ses pages éloquentes sur les hommes d’État anglais, dont la vie lui servait de modèle, et auxquels il avait emprunté la solidité de l’esprit politique et l’amour de la liberté légale ; et nous aimions à retrouver, dans le cadre plus large de l’histoire d’Irlande, son art serré à la fois et lucide, son élégante et grave ordonnance, au service de la liberté de conscience et de l’humanité. Mais peut-être vous semblera-t-il que ce n’est point là encore la partie supérieure de son œuvre et de sa vie intellectuelle.
M. Weiss disait qu’Édouard Hervé était une des premières plumes diplomatiques de l’Europe : oui, il a été en matière de politique extérieure, un des esprits les plus clairvoyants et parfois les plus profonds de ces quarante dernières années. Relisez la série de ses articles, de 1860 à 1898, vous ne trouverez nulle part plus haute leçon de diplomatie contemporaine, plus saisissant exemple de perspicacité patriotique. Il a honoré la presse ; il était né pour servir l’État. Il avait vocation de diplomate : la connaissance la plus étendue des affaires européennes, la sûreté du coup d’œil, la patience et le sang-froid. Dans une société moins divisée que la nôtre, il eût été un des conseillers, un des guides de la politique étrangère. Et le meilleur hommage à lui rendre, c’est de montrer, avec ce qu’il a écrit, ce qu’il eût fait, si un destin plus propice lui eût permis d’agir, et de conduire les grandes affaires, au lieu de les discuter.
Le hasard l’avait fait naître à l’île Bourbon ; mais, par son père, il était Lorrain, et par sa mère, Breton. Son père dirigeait tout jeune un journal à Nancy au moment de l’entrée des alliés ; plutôt que de subir la surveillance de l’ennemi, il jeta sa plume, entra dans l’enseignement, et fut nommé professeur de mathématiques à l’île Bourbon. Édouard Hervé y commence ses études, vient les achever à Paris avec des succès extraordinaires dans les sciences aussi bien que dans les lettres, remporte au Concours général le prix d’honneur de philosophie, et est admis le premier à l’École normale. Il en sort bientôt après, donne quelques articles de littérature à la Revue de l’Instruction publique, et entre à la Revue contemporaine, où il est chargé, en 1860, de la chronique politique. Il a vingt-cinq ans.
Pour bien juger de la ligne qu’il va suivre dès ses premiers pas, rappelons un instant dans notre mémoire ce qu’étaient la presse et l’opinion vers le milieu du second Empire.
Les grands journalistes de la génération précédente avaient disparu de la scène : Marrast était mort ; Armand Bertin mourait à son tour, après s’être renfermé pendant les dernières années de sa vie dans une réserve digne et triste ; Émile de Girardin semblait s’être retiré : il attendait. Les journaux de ce temps-là, peu nombreux, avec peu de lecteurs et peu de liberté, bornaient leur ambition à résumer les actes du pouvoir et à commenter les dépêches. Alors, à quelques années de distance, parurent trois jeunes hommes, inconnus la veille ou connus seulement de quelques professeurs et de quelques élèves de l’Université. Le premier s’appelait Prévost-Paradol ; le second, Jean-Jacques Weiss ; le troisième, Édouard Hervé.
Prévost-Paradol, élégance accomplie, mélange exquis d’éloquence, d’ironie et de goût, qui semble égaler parfois tel de ces moralistes dont il pénètre le génie ; éclatante promesse de gloire, noble ambition, où brille un rayon de Vauvenargues ; — Weiss, plus inégal, mais neuf, vigoureux, varié, plein de relief et de saveur, avec des fusées d’imagination et des éclairs de poésie ; et soldat dans l’âme, car il a été enfant de troupe au régiment où servait son père, musicien de l’armée, et il semble qu’à travers la prose de ce fils de l’Alsace on entende parfois le clairon, le tambour, le pas martial et crâne du troupier français ; — enfin Édouard Hervé, plus contenu, plus sobre, voilant sa flamme sous une apparente froideur ; langue ferme et simple, sans parure, volontairement dépouillée ; moins soucieux de la couleur que de la justesse ; armé, d’emblée, des qualités maîtresses du journaliste : la clarté, la concision et la force ; —tous trois, rompus à la discipline robuste des humanités ou des mathématiques, nourris du suc de l’histoire, doués du sens politique et du sens national, avides d’action, passionnés pour la grandeur et pour l’éclat du nom français.
Entre le pouvoir et l’opposition, quelle attitude vont-ils prendre ?
Depuis 1815, toute l’École démocratique et une grande partie de l’École libérale avaient embrassé avec ardeur ce principe des nationalités, qui n’était à leurs yeux que le droit pour les peuples de disposer d’eux-mêmes, de choisir, de voter leur nationalité, c’est-à-dire l’idée de la Révolution française, de la souveraineté nationale, appliquée au dehors ; principe que Napoléon avait proclamé à Sainte-Hélène, comme si ses guerres de conquête n’avaient été que la préface d’un dessein plus vaste, une confédération des peuples affranchis par l’épée de la France. « Le premier souverain, avait-il dit, qui au milieu de la grande mêlée embrassera de bonne foi la cause des peuples, se trouvera à la tête de l’Europe et pourra tout ce qu’il voudra. » Dès lors, historiens, orateurs, poètes, soldats, Lafayette et Casimir Delavigne, Lamennais et Béranger, Barthélemy et Lacordaire, Auguste Barbier et Edgar Quinet, Michelet et Victor Hugo, toute l’école Saint-Simonienne et les premiers orateurs de l’opposition sous Louis-Philippe avaient pris la défense des peuples opprimés, la Pologne et l’Italie, et adopté la cause de la Prusse, protestante et libérale, contre l’Autriche, ultramontaine et absolutiste, symbole de l’oppression internationale. En 1848, le principe des nationalités était devenu la diplomatie officielle de la France dans le Manifeste de Lamartine aux puissances étrangères et par un vote unanime de l’Assemblée Constituante ; et enfin Napoléon III avait apporté au trône le rêve de sa jeunesse et la pensée de son oncle, qu’il avait exposés dès 1839 dans ce livre sur les Idées napoléoniennes, où l’on trouve à la fois le commentaire de Sainte-Hélène et tout le programme de son règne futur. La guerre de Crimée, en divisant les Cours du Nord, avait été comme le prologue de l’œuvre qu’il se proposait d’accomplir ; la guerre d’Italie en serait le premier acte.
C’est à ce moment que, du parti libéral, s’élèvent des voix nouvelles. Les trois jeunes écrivains, au milieu du silence universel, osent dire à l’empereur :
« Prenez garde ! cette force que vous déchaînez, êtes-vous bien sûr d’en rester le maître ? Pourrez-vous l’arrêter au gré de votre désir et de votre intérêt ? Vous ne voulez pas, dites-vous, d’un grand royaume unitaire au pied des Alpes ; vous voulez seulement une confédération sous la présidence du Pape. Mais qui vous dit que ces peuples, une fois mis en goût, se contenteront d’une demi-délivrance ? Qui vous dit qu’après avoir lutté pour l’affranchissement, ils ne lutteront pas pour autre chose, pour l’unité ? Comment concilierez-vous leur droit de disposer d’eux-mêmes avec le maintien, par vos armes, de la souveraineté pontificale ? Et savez-vous si d’autres peuples, non pas opprimés ceux-là, ni asservis à des dynasties étrangères, mais seulement morcelés et relativement faibles, ne profiteront pas de cet exemple pour essayer de réunir leurs membres épars ? Vous-même, ne mêlez-vous pas à l’idée des nationalités celle des « grandes agglomérations » ? De l’une à l’autre, où est la limite ? Et ne craignez-vous pas enfin que des politiques ambitieux ne greffent sur votre théorie des considérations très différentes, la race, la langue, les frontières naturelles, le prétendu droit historique, et que ce principe, où vous ne voyez qu’un moyen de liberté, ne se change contre vous en instrument de domination et de conquête ?
« Et si nos voisins s’agrandissent à nos portes, que ferez-vous ? N’exigerez-vous rien ? Mais, par cela seul, vous serez affaibli : car la grandeur est chose relative ; un pays, tout en restant le même, peut être diminué, lorsque des forces nouvelles croissent autour de lui. Réclamerez-vous des compensations ? Mais les extensions de territoire qui eussent été possibles vers 1830 le seront-elles encore en 1860 ou en 1870 ? On voit bien en quoi les peuples qui ne sont pas unifiés profiteront de vos maximes ; on voit moins bien ce que la France peut y gagner, elle dont l’unité est accomplie. »
Et alors, à la vision de Sainte-Hélène ils opposent une autre politique, celle qui avait fait la France, celle qu’avaient pratiquée, aux jours les plus glorieux de notre histoire, les ouvriers immortels de notre puissance et de notre unité, les Henri IV, les Richelieu, les Mazarin : politique mesurée, comme le génie même de notre race, et forte parce qu’elle était mesurée ; qui ne souffrait point qu’un État fût assez puissant pour opprimer les autres, et qui, en brisant le cercle de fer de la monarchie universelle, en maintenant l’équilibre entre les nations, avait sauvé, avec la grandeur française, l’indépendance de l’Europe et la liberté de l’esprit humain.
Vous ne savez que trop, Messieurs, à quel point ces craintes étaient fondées, et avec quelle rapidité l’événement vint y donner raison. Le traité de Villafranca, à peine signé, tombe en poudre ; la révolution italienne échappe aux mains de l’empereur, et ne s’arrêtera plus.
M. Hervé, tout de suite, sent le lien entre la question italienne et la question allemande. Il prévoit, dès 1860, que les événements qui se déroulent au delà des Alpes auront pour conséquence inévitable une lutte nouvelle entre le Piémont agrandi et l’Autriche ; à sept ans de distance, il annonce la guerre de 1866. D’autre part, abaisser l’Autriche, c’est faire le jeu de la Prusse, qui est à l’Allemagne ce que le Piémont est à l’Italie ; les princes de Savoie pourraient bien être les précurseurs des princes de Hohenzollern. On dirait qu’il devine le mot de Cavour au ministre de Prusse à Turin, venu avec les autres diplomates pour protester, après Castelfidardo, contre cette nouvelle violation du droit : « Vous nous remercierez un jour de vous avoir montré le chemin » ; et l’autre mot fameux que plus tard M. de Bismarck, revenant de Biarritz, dira au chevalier Nigra : « Si l’Italie n’existait pas, il faudrait l’inventer. »
En effet, voici que de l’affaire italienne sort, ou plutôt renaît, l’affaire danoise ; voici que, profitant des embarras que nous suscitons à l’Autriche au delà des Alpes, le gentilhomme de la Marche de Brandebourg commence la série des coups de force et des drames sanglants par lesquels, dans l’espace de sept ans, il va abattre successivement le Danemark, l’Autriche, la France, établir l’hégémonie de la Prusse en Allemagne et la prépondérance de l’Allemagne en Europe.
Pour son coup d’essai, il s’attaque à cette illustre et généreuse Maison royale de Danemark, qui avait comblé la Germanie de ses bienfaits, qui avait donné asile à ses philosophes, à ses historiens, à ses poètes, à ses artistes, qui avait recueilli Klopstock errant, attiré Cramer et Schlegel, secouru la veuve et les enfants du sublime auteur de Don Juan, mort dans la misère, et qui, par une odieuse ironie du sort, avait couvé à l’Université de Kiel la pensée allemande, dans le temps même que Frédéric le Grand, tout à Voltaire, dédaignait sa propre langue pour la nôtre.
M. Hervé supplie Napoléon III d’accepter les offres de concours de l’Angleterre, de faire respecter la signature que lui-même a apposée en 1852 au traité de Londres, et de secourir la vaillante nation qui nous avait si fidèlement défendus pendant les guerres du premier Empire. L’intégrité du Danemark n’est-elle pas liée au droit public de l’Europe et aux intérêts généraux de la civilisation ? Les grandes routes du commerce, les clefs et les passages des mers peuvent-ils tomber aux mains d’un État assez puissant pour les fermer à son gré ? Et, d’avance, il décrit le port de Kiel rempli de navires prussiens, et un canal, creusé avec des capitaux prussiens, commandant la mer du Nord et la Baltique.
La France, pour son malheur, n’intervient pas, et de cette première violence vont naître les autres. 1864 est comme une première épreuve, en raccourci, de 1866, l’année fatale, et de 1870, l’année terrible. M. Hervé mesure aussitôt l’étendue de la faute et en prédit les conséquences. La conquête des duchés est le premier triomphe du parti unitaire : elle lui a permis de mesurer ses forces, elle accroîtra ses exigences. L’Allemagne n’est pas, comme l’Italie, enfermée dans des limites marquées par la nature ; si c’est, à certains jours, sa faiblesse, à d’autres, c’est sa force : ouverte à toutes les invasions, elle est à portée de tout envahir ; elle déborde de toutes parts. Et elle ne conquiert pas seulement, elle colonise ; elle peuple le pays qu’elle a conquis ; elle acquiert la terre qu’elle ne faisait d’abord que gouverner. C’est là ce qui rend ses progrès si inquiétants pour ses voisins : car il n’est pas de grande révolution politique sans révolution agraire. La réunion de tous les peuples germaniques sous un seul gouvernement, en accroissant dans des proportions démesurées cette force d’expansion déjà si considérable, en ferait un danger permanent pour l’Europe, et en particulier pour la France. « Quelle perspective pour des Français, s’écrie-t-il, que de voir une Allemagne de soixante millions d’habitants réunis sous la même main, et pouvant mettre en mouvement, sur un signe parti de Berlin, une armée de 1 500 000 hommes ! »
Messieurs, cela était écrit en 1864.
Il est aisé aujourd’hui d’apprécier ces événements, d’en saisir la chaîne et la trame, et de mesurer, pour parler comme Bossuet, « ces grands coups dont le contre-coup porte si loin », de même qu’il est aisé de faire, après une bataille, la critique des opérations. Mais les juger sur l’heure, comme les jugera l’historien cinquante ans après ; démêler du premier coup, sur le terrain même, au choc des intérêts, des passions, des idées contradictoires, la solution juste ; mettre d’emblée les choses actuelles à leur place dans le train général du monde, et considérer les faits contemporains en quelque sorte du point de vue de la postérité : voilà, certes, un don rare et précieux, mais plus remarquable peut-être chez le journaliste, pris par sa tâche quotidienne et hâtive, que chez aucun autre. Ce don, M. Édouard Hervé le posséda toute sa vie ; il avait, suivant l’expression de Talleyrand, « de l’avenir dans l’esprit ». C’est par là que ses articles ne sont pas seulement la chose d’un jour, et qu’ils durent. Seulement, c’est ce qui explique aussi que sa clairvoyance, méconnue lorsqu’elle eût prévenu les désastres, n’éclate que lorsqu’il est trop tard.
Quelques semaines après, le 10 août 1864 : « La question danoise est close, dit-il, la question allemande s’ouvre. Les duchés, en changeant de main, ne cesseront pas d’être un objet de conflit ; seulement le conflit va changer de théâtre. » Ici encore, il voit juste : de la guerre entreprise, avec l’Autriche pour alliée, M. de Bismarck va faire sortir une guerre contre l’Autriche. En l’entraînant dans cette aventure sans scrupules, il a créé le litige qui va lui permettre de se retourner contre elle ; il va faire, suivant la tactique qu’il emploiera toute sa vie, de sa complice de la veille sa victime du lendemain.
Une partie de l’opinion française, égarée, continue de soutenir la Prusse. M. Hervé se rend compte que le péril a changé de côté, que la lutte contre l’Autriche est devenue un anachronisme ; il ne cesse de signaler au gouvernement sa fatale méprise, et le danger de susciter en face de l’Autriche, sous prétexte de la contenir, une puissance qui ne cherche à l’abattre que pour prendre sa place. Il dit, en propres termes, qu’« une Autriche unie et forte est nécessaire pour arrêter l’ambition prussienne, l’unité allemande ». D’ailleurs, les rôles à présent ne sont-ils pas intervertis, puisque la Prusse est devenue despotique sous Guillaume, tandis que l’Autriche a adopté le régime constitutionnel avec François-Joseph ?
Peine perdue ! Avertissements inutiles ! Et lorsque, le 3 mai 1866, M. Thiers prononce à la tribune du Corps législatif ce discours, le plus grand de sa vie parlementaire, dont M. de Sybel a dit que l’illustre orateur incarna en lui, ce jour-là, l’âme de sa patrie, déjà il est trop tard : depuis le 8 avril, le Piémont a signé avec la Prusse son traité secret, sous les auspices de l’empereur. L’Autriche, prise entre deux feux, est vaincue à Sadowa. Les journaux de l’opposition, le Siècle, l’Opinion nationale, la Liberté, le Journal des Débats lui-même, rivalisent avec les journaux du gouvernement pour applaudir à la victoire de la Prusse. « La Révolution, dit l’un d’eux, a vaincu la féodalité. » Hélas ! la France, elle aussi, venait d’être vaincue sur ce champ de bataille, d’où elle était absente ! M. Hervé dit : « La, France, sans se battre, vient d’essuyer le plus grave échec qu’elle ait subi depuis Waterloo. »
Pendant ces années, de 1863 à 1866, il avait été constamment harcelé par l’administration ; il avait été forcé de changer plusieurs fois de journal, comme on change de cheval au milieu d’une bataille ; il avait passé successivement au Courrier du Dimanche, au Temps, à l’Époque ; il avait essayé d’acheter, de ses modestes économies de professeur, une petite feuille hebdomadaire, le Courrier français ; enfin on lui avait interdit d’écrire en France, et il avait dû se réfugier au Journal de Genève. La lettre impériale du 19 janvier 1867, qui annonçait pour la presse un régime plus libéral, lui permit de reprendre la plume en France. Il fonde alors, avec Weiss, le Journal de Paris.
Dès le premier numéro, le 28 avril 1867, ils disent : «La guerre (entre la France et la Prusse) est inévitable... Elle sera terrible... Elle sera portée au cœur même de l’une ou l’autre nation... Et il est à craindre que la paix qui la terminera ne soit une paix boiteuse, moins propre à vider définitivement le différend des deux peuples qu’à préparer à l’Europe de nouveaux troubles et de nouvelles perplexités. »
Mais, pénétrant l’avenir d’une vue plus profonde et plus lointaine encore que Prévost-Paradol aux dernières pages de la France Nouvelle, Édouard Hervé, par delà l’inévitable conflit entre la France et la Prusse, en aperçoit un autre, conséquence du premier, et conséquence extrême du principe des nationalités, celui dont M. de Moltke sentit passer plus d’une fois sur son front le souffle glacé : le duel entre le Germain et le Slave.
Les deux amis, dans leur journal plus libre, rivalisent de verve, de sagacité, d’éloquence. C’est la pure lumière de l’esprit français, raisonnable et courageux. Ils criblent de leurs flèches étincelantes ce prétendu « droit nouveau», qui signifie simplement le droit, pour les autres, de tout prendre, et que Frédéric avait mis à la mode lorsqu’il enlevait la Silésie et déchiquetait la Pologne ; cette politique « soi-disant démocratique et libérale», qui nous a conduits à présenter de nos propres mains aux fils des vainqueurs de Rosbach les clefs de Hanovre, de Dresde et de Francfort. Ils peignent en traits de feu le Danemark déjà trop vengé par le châtiment prompt et éclatant de tous ceux qui se sont prêtés à cette grande injustice, la déchéance, l’exil, la ruine, la servitude : la Confédération germanique dissoute ; l’Autriche exclue de l’Allemagne ; le roi de Saxe sous le joug ; le roi de Hanovre errant comme Œdipe ; Francfort sans lois ; l’Europe suspendue avec angoisse entre une paix incertaine et une guerre imminente ; à travers ces ruines, l’Allemagne marchant à grands pas vers l’unité, engloutissant un à un ces États secondaires de la Confédération qui avaient été si souvent notre rempart contre la Prusse et contre l’Autriche ; les traités de 1815, ces traités si honnis, aggravés à nos dépens ; et au fond du tableau, M. de Bismarck mordant à belles dents, suivant le conseil de Méphistophélès, dans les fruits d’or de l’arbre éternellement vert de la vie, et laissant à qui les veut ramasser les théories stériles et grises.
Puis, bravement, faisant front de deux côtés à la fois, et s’attaquant aux illusions persistantes et aux préjugés de l’opposition comme aux erreurs du pouvoir, sans nul souci d’être reniés par l’une en même temps que persécutés par l’autre, ils accablent d’une ironique pitié les Adresses de la Ligue de la Paix aux étudiants d’outre-Rhin, dans le moment même que nous sommes joués encore une fois en l’affaire du Luxembourg. À ceux qui disent que la France ne doit plus chercher désormais ni agrandissements de territoire ni même prépondérance, qu’elle doit s’en tenir à une politique désintéressée, dominer par les idées et non par les armes : « Fort bien ! disent-ils, à une condition : c’est que les peuples qui nous environnent soient animés soudain de sentiments aussi pacifiques et aussi généreux ! » À ceux qui prétendent que l’unité était dans les vœux de tous les Allemands et qu’elle se fût faite sans nous, par la force des choses, ils font voir, documents en main, les vives répugnances qu’inspire encore la Prusse à beaucoup d’Allemands du Sud, même au moment où ils sont obligés de reconnaître qu’il ne leur reste plus d’autre parti que de s’unir à elle ; ils rappellent que, si l’unité a pu naître, c’est par l’alliance italo-prussienne, et que cette alliance, c’est nous qui l’avons faite. À ceux qui combattent les projets du maréchal Niel et rêvent pour la France l’organisation militaire de la Suisse : « N’allez pas confondre, s’écrient-ils, l’esprit militaire avec l’esprit prétorien ! Oui, certes, l’armée doit rester soumise au pouvoir civil ; oui, nous répétons avec Joseph de Maistre qu’» à l’instant où l’armée se mêlera de la politique, l’État sera dissous, et les ennemis de la France, profitant de ce moment de dissolution, la pénétreront et la diviseront » ; mais gardez-vous d’affaiblir les vertus militaires, plus que jamais indispensables à ce pays au milieu des périls grandissants qui le pressent ; fortifions-la sans cesse, cette armée, qui tient dans ses mains quinze siècles d’héroïsme, de puissance et de gloire, et qui en doit compte aux générations futures ! » À ceux enfin qui, par un habituel sophisme, les accusent de pousser à la guerre, eux qui ont tout fait pour l’écarter, M. Hervé lance cette écrasante riposte, où l’on sent dans le polémiste un orateur :
« Vous détestez la guerre, dites-vous ? Nous aussi nous la détestons, et depuis plus, longtemps. Il fallait la détester lorsque commençaient les violations du droit public européen... Il fallait la détester lorsque M. de Cavour, sans l’ombre d’un droit ou même d’un prétexte, envahissait les Marches et l’Ombrie. Il fallait la détester lorsque l’Allemagne, excitée par les déclamations pernicieuses de ces soi-disant libéraux qui se traînent aujourd’hui aux pieds de M. de Bismarck, se ruait sur le malheureux Danemark, dont l’abandon a été si funeste à notre gouvernement et à notre pays... Il nous sera bien permis de dire qu’en fait d’amour de la paix et de clairvoyance patriotique, nous avons devancé, et de longue date, ceux qu’on nous propose aujourd’hui pour modèles. »
Et maintenant, Messieurs, essayerai-je de voiler à vos yeux les deuils de la patrie ? Non, je ne craindrai pas de les évoquer, même ici : car les âmes bien trempées tirent de pareils malheurs un enseignement et une espérance.
Les destins s’accomplissent : la guerre éclate ; la France est vaincue à son tour. Et le jour où, à Versailles, dans cette résidence de la royauté française qui avait lutté pendant deux cents ans pour briser la couronne de Charles-Quint, Guillaume Ier met sur son front la nouvelle couronne impériale, l’écrivain patriote, dans l’infinie tristesse de son cœur, fait un retour désolé sur la longue série de fautes qui nous ont menés à l’abîme, et peut du moins se rendre cette justice, que, de l’instant où il a ouvert les yeux sur le monde, il les a toutes vues, toutes signalées d’avance, et que sa plume sans tache est innocente des malheurs de la patrie.
Les négociations pour la paix se poursuivent ; on parle de livrer Metz : il sent dans ses veines de Lorrain la pointe de lame qui va être enfoncée dans la chair vive de la France ; il voit la folie d’une France sans frontière, et par conséquent d’un litige éternel ; il crie : « Si par malheur Strasbourg ne peut être sauvé, Metz peut être sauvé et doit l’être… Metz une fois entre les mains de nos ennemis, la ligne des Vosges est tournée, Paris est à découvert,… la grande route de l’invasion reste perpétuellement ouverte. »
Puis, il en appelle aux puissances, dont l’intérêt est solidaire du nôtre : « S’il y a encore un homme d’État en Europe, si la race des Canning et des Metternich n’est pas éteinte, la cession de Metz ne se fera pas… Metz, en présence du formidable accroissement de puissance militaire en Allemagne, n’est plus seulement une forteresse française, c’est une forteresse européenne ; ce n’est plus seulement le boulevard de Paris, c’est le boulevard de Londres, de Vienne et de Florence. »
C’en est fait !
« La voilà donc signée, cette exécrable paix, digne conclusion d’une exécrable guerre !... »
Mais ce n’est pas assez souffrir encore. Après la guerre étrangère, voici venir la guerre civile. Édouard Hervé lutte vaillamment, jusqu’au bout, au Journal de Paris, comme John Lemoinne au Journal des Débats. Puis, quand l’insurrection est vaincue, lui qui vient d’y risquer sa liberté et sa vie même, lui le conservateur, le monarchiste, par une inspiration généreuse et humaine il demande, le premier, pour les humbles, pour les égarés l’oubli, l’amnistie, cette amnistie que l’éloquence de Gambetta n’obtiendra des Chambres que neuf ans après.
La France, vaincue, démembrée, où doit-elle tourner ses regards, où chercher un appui ?
Le 23 novembre 1871, il écrit ceci :
« Si nous n’étions pas des Grecs du Bas-Empire ou des Polonais du XVIIIe siècle, si nous n’étions pas uniquement occupés de nos misérables et honteuses querelles,... nous prêterions quelque attention à ce qui se passe du côté du Danube. Ce sont nos affaires qui se font là ; ce sont nos intérêts qui sont en jeu. L’Autriche est en pleine crise... » Et, prévoyant les déchirements futurs de l’Europe centrale : « Ce jour-là, nous aurons une belle partie à jouer... Si nous avons le bonheur de posséder un gouvernement vraiment national, préoccupé avant tout de la grandeur du pays, si nous avons une armée et surtout une diplomatie, des généraux et surtout des hommes d’État, il ne dépend que de nous d’être les arbitres de ce grand débat entre l’empire germanique et l’empire slave. Nous pourrons peut-être, sans coup férir, reprendre Metz ; nous pourrons peut-être, sur le Danube, reconquérir le Rhin. Henri IV, au lendemain des guerres de la Ligue, a fait des tours de force plus difficiles que celui-là. Il est vrai qu’il était Henri IV ; il est vrai aussi qu’il avait commencé par pacifier la France. »
Tel est le but que, dès ce moment, il aperçoit à l’horizon. — Comment l’atteindre ?
En 1874, il apprend ce mot du Chancelier de fer au prince Orloff, rapporté plus tard par le général Le Flô : « La France se relève trop vite : nous prendrons Nancy. » Il tient de M. le duc Decazes lui-même le récit des événements de 1875, la nouvelle invasion méditée par nos vainqueurs, les angoisses de notre gouvernement, et la généreuse intervention d’Alexandre II qui, suivant le noble exemple d’Alexandre Ier en 1815, détourne l’orage prêt à fondre sur nous.
« Je n’oublierai jamais, dit-il, l’impression que j’éprouvai lorsque, entrant un matin dans le cabinet du ministre des Affaires étrangères, je trouvai le duc Decazes tenant une dépêche à la main, pâle, mais calme, et me disant : « Mon ami, nous pouvons avoir les Prussiens en Champagne dans quinze jours. »
Dès lors, l’alliance que Pierre le Grand était venu nous offrir, qu’Élisabeth et Catherine avaient souhaitée, que Napoléon avait conclue à Tilsitt, dont Alexandre Ier avait dit que, « si les souverains ne savaient pas la faire, les peuples la formeraient entre eux », dont la Restauration avait jeté les bases, lui apparaît comme la politique nécessaire de la France. Le Soleil, grand organe populaire à bon marché, fondé en 1873, va lui servir à propager ces idées.
En 1878, il voudrait qu’au Congrès de Berlin la France restât fidèle à la politique ébauchée en 1875, au lieu de s’unir à l’Angleterre, à l’Autriche et à l’Allemagne, qui barrent aux Russes la route des Balkans. Il essaye du moins de tirer parti du refroidissement survenu entre Pétersbourg et Berlin, et, l’année suivante, envoie un de ses rédacteurs auprès du prince Gortschakoff à Bade : le Chancelier russe laisse voir clairement le ressentiment de la Russie et exhorte la France à être forte. Cette conversation fait le tour de l’Europe, et pendant plusieurs mois la presse allemande proteste avec colère contre un rapprochement éventuel entre la France et la Russie et expose toutes les combinaisons qui peuvent y faire obstacle.
M. Édouard Hervé poursuit ainsi pendant quinze ans, sans se lasser un seul jour, ce qui est à ses yeux l’objet de la diplomatie française. Il profite de tout, ne se laisse rebuter par rien, ni par nos fréquents changements d’hommes et d’idées, ni par les efforts de l’Allemagne, qui veut empêcher à tout prix un accord entre ses voisins d’Occident et ses voisins d’Orient. Il ne cesse de mettre sous les yeux des deux peuples tout ce qui peut fortifier leurs sympathies et rapprocher leurs intérêts. Tantôt il leur montre le Chancelier de Berlin continuant dans la paix l’œuvre qu’il a commencée par la guerre : la reconstitution de l’ancien empire germanique dans des conditions nouvelles, appropriées aux nécessités de notre temps, avec trois dynasties, trois souverains, trois capitales, mais avec une seule direction politique et militaire ; tantôt les progrès incessants, formidables de la race teutonne, d’une part jusqu’aux bouches de l’Escaut, de l’autre jusqu’à celles du Danube ; tantôt l’action allemande à Belgrade, à Bucarest, à Sofia, à Constantinople. Ou bien il s’efforce de faire mieux connaître aux Français cet empire russe, le plus vaste et le mieux cimenté que le monde ait vu depuis l’empire romain, son industrie, son armée, sa flotte, les grandes œuvres de civilisation et de vie qui ont illustré, en Europe et en Asie, le règne d’Alexandre III. Il adopte la cause des Slaves du Sud et des Slaves du centre, ces peuples pleins de sève et d’avenir, tournés vers la France et trop négligés par elle. Il attire constamment nos regards sur cette presqu’île des Balkans, où toutes les espérances et tous les regrets semblent s’être donné rendez-vous pour s’y livrer de suprêmes combats, sur cette Macédoine surtout, où déjà plus d’une fois s’est joué le sort de l’Europe orientale, où le monde romain a établi sa prééminence sur le monde grec, où les légions de l’Occident, conduites par Antoine et par Octave, ont eu raison des partisans de Brutus et de Cassius, ce champ clos où viendront se heurter tôt ou tard les ambitions rivales que suscitent les crises de l’Orient. « Diplomates, s’écrie-t-il, regardez du côté de Pydna et de Philippes. Militaires, étudiez le bassin de l’Axius. Le jour où s’ouvrira l’héritage de l’empire d’Orient, c’est là qu’il se règlera. »
Et lorsque M. de Bismarck, à la faveur de nos guerres coloniales, essaye de détourner la mission historique de la France, comme il a détourné vers l’Orient la mission historique de l’Autriche, comme il essaye de borner à l’Asie la mission historique de la Russie, M. Hervé, qui n’a oublié ni certaines caresses de Frédéric à Fleury, ni celles de M. de Bismarck lui-même à Napoléon III, demande simplement : « Qu’a-t-il à nous offrir ? »
« M. de Bismarck est un grand tentateur, dit-il... Il offre toujours ce qui ne lui appartient pas. Seulement, ne lui demandez pas de vous aider à le prendre : il vous prierait poliment d’y aller tout seuls... » Et il met à nu le plan, toujours le même : nous brouiller avec l’Angleterre ; puis se retourner brusquement, se rapprocher d’elle, et nous laisser plus isolés que jamais. Après quoi, ajoutait-il, « il ne resterait à la France que le souvenir peu glorieux d’avoir fait la cour à son vainqueur, au lieu de conserver la dignité qui convient après ses malheurs ».
Il répétait souvent : « Il n’y a que l’Allemagne qui ait intérêt à ce que la France et l’Angleterre se querellent... Faire campagne contre la politique anglaise, c’est faire campagne pour la politique allemande... Si nous prenions parti pour Berlin contre Londres, ce serait une grande folie, d’autant plus que nous pourrions donner à Londres la tentation de s’entendre à nos dépens avec Berlin. »
Il continue donc, à travers tous les obstacles, de creuser obstinément le sillon et d’y semer les germes, avec la ferme croyance que le bon grain finira par lever ; il travaille, de ce côté-ci de l’Europe, à l’œuvre que Katkof et ses amis accomplissent de l’autre, préparant l’alliance dans l’opinion et la scellant en quelque sorte dans la presse, avant que les peuples, devançant eux-mêmes leurs gouvernements, ne la consacrent.
Et lorsque enfin il touche au but, lorsque le sentiment national et la fraternité militaire font explosion à Cronstadt ; lorsque Alexandre III, en mettant sa main dans celle de la France, vient réchauffer nos cœurs, glacés depuis tant d’années par tant de cruels abandons ; lorsque le jeune et magnanime Nicolas II, fidèle à la pensée de son glorieux père, fait entendre à bord du Pothuau ces mots de « droit » et d’« équité », qui retentissent à travers l’Europe comme une première revanche des brutales maximes sous lesquelles le monde avait été courbé depuis trente ans et comme un premier réveil de la conscience humaine ; lorsque l’axe de la politique européenne est déplacé et l’équilibre enfin rétabli ; alors cette âme, bien supérieure aux misères et aux étroitesses de l’esprit de parti, oublie toutes ses déceptions pour ne plus voir que la France ; lui, dont le cœur battait, disait-il, au souvenir de toutes nos victoires nationales, qu’elles fussent royales, impériales ou républicaines, qu’elles s’appelassent Fontenoy ou Austerlitz, Jemmapes ou Isly, lui, le monarchiste loyal, rend grâces à la République de l’heureuse fortune qu’il n’avait pas osé espérer d’elle et, noblement, lui rend hommage.
Cependant son patriotisme toujours en éveil ne se laisse pas étourdir. « L’alliance, pour être féconde, dit-il, doit profiter également aux deux parties. » Et, sachant bien que ces sortes d’accords prennent plus ou moins de consistance et de force selon l’esprit dans lequel on les applique, il se demande aussitôt ce que doit être, ce que deviendra celui-ci : seulement une garantie pour les Français contre une agression possible et un moyen pour les Russes de s’étendre en Asie, ou bien en même temps, grâce au génie de leurs hommes d’État, le point de départ d’une ère nouvelle pour l’Europe et pour le monde ? Puis, toute notre histoire à la main, il indique que la France ne peut pas avoir à la fois contre elle la rivalité de l’Allemagne et celle de l’Angleterre ; que, pour être libre et forte sur le continent, elle doit être tranquille du côté de la mer, et qu’il lui est plus facile de rapprocher l’Angleterre de la Russie, qu’il ne l’était à l’Allemagne de rapprocher l’Italie de l’Autriche. Le lendemain, le Soleil est interdit en Alsace-Lorraine.
Ainsi, jusqu’au bout, sa vigilance, toujours aussi active, signale tout ce qui peut nous compromettre ou nous servir. Il met en garde contre leur humeur impatiente les esprits versatiles, toujours prêts à passer d’un extrême à l’autre et prompts à se dégoûter des combinaisons dont ils n’aperçoivent pas d’abord les résultats ; mais aussi, il s’élève contre ce qui peut altérer le caractère du pacte en le faisant servir à nos rivaux. Jusqu’au bout, il ne cesse de répéter à la France : « Ne t’endors pas dans une sécurité trompeuse ; sois forte ; sois prête. » Au milieu de cette paix armée à laquelle un fatal génie a condamné l’Europe, son regard pénétrant aperçoit les lendemains possibles des grands conflits de races déchaînés sur elle, comme dans cette fresque de Kaulbach, où les âmes des guerriers romains et des guerriers barbares, étendus sur le champ de bataille, continuent le combat dans la nuée sanglante.
Ne vous semble-t-il pas, Messieurs, que la mission du journaliste, entendue de la sorte, s’élève singulièrement haut ? M. Édouard Hervé, autant que personne, a montré ce que peut devenir un journal aux mains d’un galant homme, d’un politique avisé et d’un patriote : une arme, non seulement pour un parti, mais pour le pays lui-même.
Il défendit toujours la liberté de la presse, même contre ses amis, et il faisait voir par son exemple comment la presse doit se montrer digne de la liberté ; mais il était loin de partager l’opinion paradoxale d’Émile de Girardin sur l’innocuité de la parole imprimée. « Les mots sont des choses, a dit Byron dans une parole célèbre, et une petite goutte d’encre tombant, comme une rosée, sur une pensée, la féconde et produit ce qui fait penser ensuite des milliers, peut-être des millions d’hommes. »
Surtout, il avait le sens du rôle international de la presse. Il avait vu avec quelle habileté consommée certains hommes d’État avaient manié cette arme puissante contre nous. Aussi pensait-il toujours à l’étranger en dirigeant la grande maison qu’il avait créée, « mon usine, disait-il, mais une usine qui a une âme ». À ses yeux, la presse devait être une force nationale, comme la diplomatie, comme l’armée, comme le crédit. Et c’est bien, en effet, ainsi comprise, qu’elle devient, dans le vrai sens du terme et autrement que par figure de langage, un pouvoir de l’État. Pour d’autres, elle est un engin de guerre civile.
Comment ce bon citoyen, que tout désignait pour servir sa cause et le pays dans les assemblées délibérantes, n’y entra-t-il jamais ? En Angleterre, un député de son opinion eût tenu à honneur de se démettre pour lui faire place. La nation entière est intéressée à ce que chaque parti soit représenté dans les Chambres par ses hommes les plus éminents. La France n’a pas trop de toutes ses forces. Que nos discordes soient maudites, qui la privent de pareilles lumières !
Vous, Messieurs, vous l’aviez apprécié et accueilli ; vous lui aviez donné parmi vous cette place que sa délicate amitié avait demandée pour son ancien compagnon de luttes, M. Weiss. Et ce n’est pas un des moindres titres de l’Académie française à la reconnaissance de la nation, que l’impartialité généreuse avec laquelle, indifférente au succès, elle accueille le mérite vainqueur ou vaincu, et, désintéressée des puissances de chair, ne reconnaît que la souveraineté de l’esprit.
Messieurs, il me paraît que je manquerais à mon devoir et que je donnerais une idée incomplète de votre regretté confrère et de son œuvre si, avant de finir, je ne marquais en quelques traits ses idées directrices sur l’organisation intérieure de l’État.
Il savait ce qu’une mobilité perpétuelle peut ôter à la force et parfois même à la dignité d’un peuple. Le spectacle de l’histoire lui avait appris que les nations dont la politique est variable sont fatalement destinées à succomber devant celles qui suivent avec persévérance un même dessein. Aussi, ce qu’il recherchait avant tout dans les institutions, c’était l’esprit de suite, la continuité d’efforts, sans lesquels il n’est point d’action extérieure.
En même temps, il voulait que cette direction fût responsable et contrôlée.
Lorsqu’il débutait sous l’Empire, il n’était lié à aucune forme, à aucune dynastie. Assurément, son idéal était déjà la constitution britannique ; mais il se séparait nettement des anciens partis : « Nous voulons la liberté, disait-il, quels que soient le souverain qui la donne et la dynastie qui la protège. » Ce qu’il demandait, c’était une modification à la Constitution de 1852, parce qu’il ne comprenait pas qu’un chef d’État inamovible et héréditaire fût en même temps responsable. Il lui paraissait que ces deux termes, l’hérédité de la couronne et la responsabilité du souverain, étaient incompatibles, puisque la révocation de la personne responsable est la sanction unique de cette responsabilité. Et lorsque l’empereur négociait lui-même directement avec les ministres et les ambassadeurs étrangers, — ce que Louis XIV s’était bien gardé de faire, afin de laisser toujours à ses agents une ligne de retraite, et ce que Napoléon Ier lui-même avait déconseillé, — lorsque, dis-je, l’empereur, à Plombières, au mois de juillet 1858, négociait avec Cavour le traité secret d’où allait sortir la guerre d’Italie, à l’insu du ministre des Affaires étrangères Walewski, opposé à cette guerre ; lorsque, le 19 juillet 1866, au lendemain de Sadowa, à Saint-Cloud, dans un entretien avec le comte de Goltz, ministre de Prusse, il admettait que cette puissance prît le Hanovre, la Hesse Électorale, le Nassau, Francfort, — 4 500 000 âmes, — à l’insu du ministre des Affaires étrangères Drouyn de Lhuys, qui, le matin, à Paris, avait refusé à ce même diplomate quelques lambeaux de la Saxe, de la Hesse et du Hanovre, — 300 000 âmes, — M. Hervé soutenait que si la Constitution, au lieu de mettre en cause le souverain, avait permis au Corps législatif de changer de politique en changeant de ministres, ces fautes, ou du moins les conséquences de ces fautes, eussent été épargnées au pays.
Toute sa vie, il demeura fidèle à ces maximes ; toute sa vie, il combattit énergiquement le pouvoir personnel et la dictature. Et lorsqu’on lui parlait de faire élire le chef de l’État par le suffrage universel, il répondait que ce serait « le plus détestable des gouvernements, le Bas-Empire ».
L’accord nécessaire entre l’esprit de suite et la responsabilité, entre l’action et le contrôle, lui paraissait réalisé mieux que partout ailleurs dans les institutions de la Grande-Bretagne.
Toutefois, s’il préférait la monarchie constitutionnelle, il n’était pas hostile au principe de la république. Il n’était pas, à l’origine, aussi engagé que nous le vîmes plus tard par les luttes et les défaites communes, et aussi par son dévouement généreux à la cause des vaincus. M. Édouard Hervé — et ce trait encore est tout à l’honneur de son caractère — ne parut jamais plus ardemment attaché à la cause des princes, que le jour où ils furent proscrits.
En 1871, il se déclarait prêt à s’incliner loyalement devant la volonté de la nation. En 1873, il disait : « La nature de nos opinions fait que nous pouvons être la gauche de la monarchie ou la droite de la république. » C’est à peu près le mot de Mirabeau dans son discours sur la Constitution : « En un certain sens, les républiques sont des monarchies, et en un certain sens les monarchies sont des républiques. » Son état d’esprit, à cette époque, était celui d’un Bluntschli, d’un Stuart Mill, d’un Bagehot, d’un Laveleye.
Comme eux, il estimait qu’il doit y avoir en toute république un point où se concentre la tradition, notamment pour la conduite des affaires extérieures : « Je ne prétends pas, disait-il, que la monarchie seule puisse donner à une nation la stabilité dans les institutions et la fixité dans la politique... La république peut assurer les mêmes bienfaits, mais à une condition : il faut que le dépôt des traditions politiques, confié dans la monarchie à une famille choisie une fois pour toutes, soit conservé dans la république par un corps fortement constitué... Point de monarchie stable sans une dynastie ; point de république solide sans un sénat. »
Il pensait à la grandeur de Rome, à l’habileté puissante de Venise, aux progrès gigantesques des États-Unis. Il indiquait là un moyen, entre plusieurs ; et, par exemple, il n’est pas de jour où, chez ce peuple américain novateur et pratique, l’un ou l’autre des quarante-cinq États de l’Union, qui sont comme autant de champs d’expériences, de laboratoires de sciences sociales, n’essaye quelque combinaison nouvelle, soit pour garantir les intérêts permanents de la société contre les mouvements changeants et brusques de l’opinion, soit pour contenir et contrôler les assemblées par des mandataires différents ou par le peuple lui-même : car se peut-il sophisme pire, que de confondre la souveraineté du peuple avec la toute-puissance de ses représentants ? et, depuis une quinzaine d’années surtout, la politique de tous les États de l’Amérique du Nord paraît de plus en plus inspirée par cette pensée de l’un des plus puissants apôtres qu’ait jamais eus la démocratie, Jefferson : « Le pouvoir exécutif n’est pas le seul ni même le principal objet de ma sollicitude : la tyrannie des législateurs est actuellement et sera pendant bien des années encore le danger le plus redoutable. »
La démocratie, là où elle est le plus en avance, ne cesse de créer des organismes nouveaux. Il ne faut pas nous en plaindre : car la crise du régime parlementaire sévit partout, en Autriche et en Italie aussi bien qu’en France. Et il est présumable qu’avant qu’il soit longtemps, les formes qui ont servi jusqu’ici à nous gouverner, — monarchiques ou républicaines, — seront aux mécanismes plus scientifiques de l’avenir ce que les diligences, les coches et les signaux de nos pères sont aux trains-éclair, aux transatlantiques et aux téléphones.
Mais ce qui restera toujours la vérité, c’est que nul peuple, quelles que soient ses institutions, ne saurait enfreindre sans péril les règles essentielles que nous a léguées l’expérience des siècles et qu’ont proclamées les plus grands esprits de tous les temps, ceux qui ont le plus profondément réfléchi sur le gouvernement des sociétés : depuis ce génie prodigieux qui avait observé, sur le théâtre infiniment varié et toujours changeant de la Grèce, les innombrables révolutions des cités helléniques, qui en avait analysé les lois avec une pénétration sans égale, et qui partout, suivant la règle immuable de l’histoire, avait vu sortir des factions populaires le tyran ; depuis le grand orateur qui, ayant sauvé Rome de Catilina et sentant venir les César et les Antoine, avait lancé contre la démagogie et contre le despotisme sa protestation immortelle ; jusqu’à l’auteur de l’Esprit des Lois, et à ces admirables fondateurs de la république américaine, Washington le premier, qui portèrent dans le Nouveau Monde toute la fleur et tout le fruit de la sagesse politique anglo-saxonne.
Une nation n’est libre et son gouvernement n’est stable qu’autant que les pouvoirs y sont divisés. Lorsque, en droit ou en fait, ils sont concentrés soit dans la main d’un homme, soit dans une assemblée, il n’y a plus ni responsabilité, ni contrôle, ni autorité durable. Que le gouvernement écrase les Chambres, ou que les Chambres paralysent et absorbent le pouvoir exécutif, dans l’un et l’autre cas, c’est le despotisme et l’anarchie. Un exécutif trop faible est aussi dangereux qu’un exécutif trop fort, et il est absurde d’opposer la liberté à l’autorité, puisque, pour pouvoir être libre, il faut d’abord être gouverné. De même que la marche de l’homme n’est autre chose qu’une série de chutes continuelles, continuellement retenues, de même un peuple, pour avancer, se doit garder sans cesse du côté où il penche. Et l’équilibre est la loi suprême des sociétés, comme il est la loi de la nature et de la vie : équilibre européen, garantie de la liberté des nations ; division des pouvoirs, garantie de la liberté des personnes.
C’est pour avoir affaibli à l’excès le pouvoir exécutif, c’est pour l’avoir désarmé sous Louis XVI, supprimé sous la Législative, morcelé avec le Directoire, que les assemblées révolutionnaires préparèrent le retour de ce qu’elles redoutaient le plus : l’omnipotence d’un seul. Et, à l’inverse, c’est pour avoir anéanti tout contrôle, que le pouvoir personnel s’est perdu à son tour.
Ah ! combien serions-nous coupables devant la patrie et devant l’histoire, si, conscients, plus qu’aucune autre génération ne le fut jamais, de notre mission historique, des termes et des éléments du problème extérieur que nous avons à résoudre, tenant en quelque sorte dans nos mains les solutions, nous les laissions échapper, et nous perdions encore une fois d’avance une partie suprême, — jouée sans nous, — d’où dépendra ou le relèvement ou l’irréparable décadence, pour n’avoir pas su imposer à nos passions cette discipline morale et sociale qui n’est pas moins indispensable que la discipline militaire à la préparation des victoires !
Français, n’attendons pas, pour nous unir sous le drapeau, qu’il soit menacé. N’attendons pas les crises pour signer l’Édit de Nantes des partis !
Et toi, France, pays de lumière, de justice et de liberté, qui, dans tous les temps, fus l’apôtre des idées les plus généreuses, le champion du droit ; qui, dans ta jeunesse première, sauvas l’Europe de l’invasion africaine, comme Athènes avait sauvé l’Hellas de la barbarie asiatique ; qui, par les Croisades, gagnas à la civilisation la Méditerranée et l’Orient ; qui, avec Jeanne d’Arc, créas le poème le plus idéal dont le cœur et l’imagination des hommes ait jamais été ravi, parce qu’il est fait à la fois d’enthousiasme et de raison ; toi qui, en secouant le joug de la monarchie universelle, préservas les nations modernes de la servitude où avaient sombré les peuples antiques ; patrie de la tolérance religieuse et de l’abolition des privilèges ; France de la Révolution, portant au monde, dans les plis du drapeau tricolore, les idées du dix-huitième siècle, et poursuivant sur les champs de bataille, par l’épée de tes héros, l’œuvre que tes penseurs avaient commencée par la plume ; sainte protectrice de tous les faibles, de tous les opprimés, de tous les vaincus : inspire nos âmes afin que nous restions dignes de nos pères ; garde étincelant dans tes mains le glaive qui défend ton honneur et ta vie, car ils sont les meilleurs garants de l’humanité devant la justice éternelle !